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Depuis plusieurs mois, un col­lec­tif de par­ents et enseignants du col­lège Ver­sailles dans le 3ème arrondisse­ment de Mar­seille se mobilisent. Ils refusent que les travaux atten­dus depuis de nom­breuses années et qui devraient dur­er 3 ans, se tien­nent alors même que les élèves con­tin­ueront d’être sco­lar­isés dans l’étab­lisse­ment. Ils évo­quent des risques de pol­lu­tion de l’air et des sols par des pous­sières d’ami­ante notam­ment, ou encore la présence d’en­gin de chantier dans l’en­ceinte du col­lège. JDG les a ren­con­trés pour com­pren­dre les raisons de leur colère.

Jeu­di 9 mai, me voici embar­qué dans une nou­velle aven­ture sur le chemin de la souf­france sociale à l’œuvre à Mar­seille. J’ai ren­dez-vous avec un col­lec­tif de par­ents d’élèves aux abor­ds de la mairie cen­trale de la cité phocéenne. La per­son­ne qui m’a sig­nalé cette affaire m’a par­lé de col­lège, d’amiante et de plomb. Cet alliage m’a sem­blé assez incer­tain pour que je traine mon micro dans ce dés­espoir sous-jacent.

Je suis un peu en avance sur l’horaire. J’ai ren­dez-vous avec une délé­ga­tion de par­ents bien décidés à témoign­er de leur exas­péra­tion. Exas­péra­tion ? C’est le mot que j’ai retenu des échanges avec mon con­tact. Deux heures son­nent. Je ne perçois rien qui mod­i­fie ma vision d’une journée ordi­naire et ensoleil­lée au pied d’une mairie tou­jours bar­ri­cadée. Les touristes s’arrêtent pour pren­dre les statuts de lions et de tau­reaux du repère de Mon­sieur Gaudin. A force d’insistance ocu­laire, je repère un petit groupe qui papote. Ce n’est pas un groupe de touristes égarés, mais le col­lec­tif des per­son­nes en lutte pour le col­lège Ver­sailles.

Je recon­nais aus­sitôt des habitués de la  lutte con­tre le sys­tème munic­i­pal, et par­mi eux mon con­tact. Il me présente à Nadia, fig­ure de proue de la bataille du col­lec­tif  de défense du col­lège Ver­sailles. La présen­ta­tion est suc­cincte ; un bon­jour souri­ant mais préoc­cupé. Préoc­cu­pa­tion que je retrou­ve dans les regards des uns et des autres. Nadia est comme ailleurs, et mon micro ne l’intéresse pas à cet instant. D’où vient ce malaise que je ressens dans les atti­tudes, les corps fatigués, les regards anx­ieux ?   Où est ce col­lège Ver­sailles  où des enfants sont enfer­més dans l’enfer des pous­sières d’amiante ? J’ai du mal à trans­pos­er ce mal être, mon micro capte les réc­its de l’ensemble des pro­tag­o­nistes. Ils, elles me par­lent d’un col­lège sous un pont dans le 3ème arrondisse­ment de Mar­seille.

Je n’arrive pas encore à con­cevoir que des insti­tu­tions publiques telles que la région, le départe­ment, la munic­i­pal­ité de Mar­seille, la Métro­pole, lais­sent 550 col­légiens dans un envi­ron­nement ami­anté au sol plom­bé. Je décide donc de me ren­dre sur place pour con­stater la folie de nos gou­ver­nants. 

Le lende­main matin, je prends la direc­tion de la sta­tion de métro Nation­al sur la ligne 2 du réseau mar­seil­lais. Dix min­utes plus tard, je suis à l’air libre dans un espace binaire entre deux modal­ités urbaines com­plète­ment dif­férentes. A ma droite, la moder­nité avec des nou­velles bar­res d’immeubles tout juste sor­ties de terre et de larges trot­toirs. A ma gauche, des immeubles de qua­tre étages à l’allure vétuste et fan­toma­tique. Bien­v­enue dans le 3ème arrondisse­ment, l’une des zones les plus pau­vres d’Europe. Nadia la guer­rière m’attend pour une vis­ite guidée de l’univers qui entoure le Col­lège. Me voici rep­longé dans les années « col­lège ». Je me vois avec mon sac à dos par­courant la petite ville de Rumil­ly en Haute Savoie pour aller au col­lège du Cler­geon. La com­para­i­son s’arrête là. Le réc­it de Nadia stoppe net mes sou­venirs de col­légien car au vu de la sit­u­a­tion, il faut être adulte pour assumer ce réel trag­ique auquel sont con­fron­tés tous les jours les enfants du col­lège Ver­sailles. Lorsque nous pas­sons avec Nadia devant une des entrées du col­lège, j’ai comme l’impression d’être devant une mai­son d’arrêt  ou un cen­tre de réé­d­u­ca­tion fer­mé. Les murs sont au bout du rouleau, à l’évidence un coup de pein­ture ne suf­fit plus pour cacher cette mis­ère struc­turelle qui saute aux yeux.

Alors que nous repar­tons sur les sen­tiers de la mis­ère urbaine et sociale, je décou­vre que le col­lège est situé sous le pont de l’autoroute que je prends régulière­ment pour sor­tir de Mar­seille. J’imagine le taux de CO2 que les ado­les­cents doivent sup­port­er tous les jours, en plus des nui­sances sonores quo­ti­di­ennes dues au pas­sage réguli­er des voitures, camions et autres motos sur leur tête en pleine for­ma­tion.

Nadia me fait com­pren­dre que je ne suis qu’au début de mes sur­pris­es d’une sit­u­a­tion ahuris­sante pour un pays comme la France. Passé le pont, j’ai l’impression d’ arriv­er dans un scé­nario de film d’horreur à la Silent Hill. La ver­dure, les arbres, les oiseaux n’existent pas, l’environnement est pesant, les murs noirâtres d’abandon.  Les seuls être humains que nous croi­sons à cette heure mati­nale sont des petits bipèdes avec un sac à dos. Soci­ologique­ment, ce sont des col­légiens issus de l’immigration qui ne béné­fi­cient pas d’un cap­i­tal cul­turel impor­tant de base. Ils, elles vien­nent de l’autre côté du pont dans la zone du boule­vard Nation­al. Un autre lieu qui sonne comme délaisse­ment, moi­sis­sure, champignon, insalu­bre, dans la con­science col­lec­tive mar­seil­laise. Dans ce ter­ri­toire fendu par l’autoroute du Soleil, la pop­u­la­tion a chas­sé de son vocab­u­laire le terme « représen­ta­tion munic­i­pale ». Alors que nous appro­chons du col­lège, les tes­sons de bouteilles et détri­tus en tous gen­res agré­mentent le par­cours mati­nal des col­légiens. Quelques mètres plus loin, un petit camp de Roms s’invite.

Nadia est à mes côtés, mais je n’ai pas l’outrecuidance de la ques­tion­ner sur son quo­ti­di­en. Je sais main­tenant pourquoi elle mène ce com­bat avec le col­lec­tif du col­lège Ver­sailles. Dès lors, je cherche à récolter des faits, des infor­ma­tions. Qui est respon­s­able de cette sit­u­a­tion ? La mairie de Mar­seille, la Région, la Métro­pole, le Départe­ment ? Pourquoi cette sit­u­a­tion per­dure-t-elle dans le 3ème arrondisse­ment de la ville ? Qu’ont fait ces habi­tants, ces enfants pour être exclus du min­i­mum dû à un citoyen de la ville ? Est ce parce que cette pop­u­la­tion est à majorité immi­gré ? Je ne vous cache pas qu’à ce moment la ques­tion d’une ges­tion racial­iste des respon­s­ables poli­tiques me vient à l’esprit. (Touchy)

Nadia me mon­tre les immeubles délabrés cri­ant leur mis­ère au tout venant. Des élèves vivent dans ces bâti­ments où la salubrité est en vacance défini­tive. Plus on approche du col­lège, plus les bâti­ments se noir­cis­sent, plus le sol est imbibé de saletés, de mobylettes cal­cinées par l’action tur­bu­lente de jeunes en perdi­tion, et que dire de ces immeubles pous­siéreux dégouli­nant d’amiante. 

Sor­tons de cet enfer pour décou­vrir le col­lège, loin des dorures de Ver­sailles. Enfin, voici cet étab­lisse­ment tant red­outé des par­ents, des élèves et de leurs pro­fesseurs. A pre­mière vue, il a une con­fig­u­ra­tion plus car­cérale que sco­laire.

Je ne peux me résoudre à con­sid­ér­er cet étab­lisse­ment comme étant un col­lège, plutôt un étouf­foir d’adolescents, un cam­ou­flet pour l’éducation nationale. Les enfants passent tels des zom­bies. Leur vis­ages, leurs atti­tudes, leurs corps sem­blent sac­ri­fi­ciels à tel point qu’ils, elles ne lut­tent plus con­tre leurs bour­reaux. Après quelques clichés sans saveur, sans même une once de ver­dure dans le cadre, voici une pro­fesseure qui ne cache plus son mal être. Elle amène ses élèves de troisième pass­er le brevet blanc dans un autre étab­lisse­ment. Son dégout est cri­ant, son regard et ses pro­pos ban­nis­sent le min­istère de l’éducation nationale, le rec­torat, le pro­viseur de l’établissement égale­ment respon­s­able de cette fail­lite éduca­tive selon elle.

Ses élèves ne respirent plus l’ailleurs, ni l’avenir. Vagues élé­ments de lan­gage, selon la pro­fesseure, pour une pop­u­la­tion que le Départe­ment, la Région, la Mairie de Mar­seille, la Métro­pole souhait­ent net­toy­er de la place. Ce que je com­prends, c’est que ni l’amiante, ni le plomb tox­iques pour l’activité sco­laire et humaine, ne con­stituent un prob­lème pour les décideurs. Les par­ents et les enfants de ce secteur du 3ème arrondisse­ment de Mar­seille  sont zomb­i­fiés, niés des poli­tiques publiques, rayés de la carte du développe­ment pres­surisant d’Euromed. Car aux alen­tours du col­lège, voici ce que voient les élèves tous les matins : un col­lège tout neuf avec des belles lignes épurées. L’échéance des 3 ans est clairon­nante d’incertitude pour les par­ents d’élève comme pour les pro­fesseurs en lutte. Chaque coup de pioche est une promesse d’expulsion à venir des par­ents et des élèves du col­lège Ver­sailles. Per­son­ne n’est dupe car nul n’a les moyens de pay­er les apparte­ments qui jail­lis­sent de terre.

Nous nous diri­geons avec Nadia dans une rue adja­cente du col­lège. Pas après pas, l’aspect ténébreux et fan­toma­tique des immeubles laisse place au neuf estampil­lé Euromed. Nous voici à la fron­tière entre Silent Hill et le Tru­man Show. L’hôpital européen se dresse, ain­si qu’un cen­tre com­mer­cial, un kiosque à jour­naux, un maraîch­er, et des gens marchant la tête haute, fiers, trop fiers pour ne pas com­pren­dre les drames humains et soci­aux qui se jouent der­rière le bâti­ment flam­bant neuf  de la sécu­rité sociale.

Pourquoi une telle dis­par­ité, un tel manque de con­sid­éra­tion pour l’humain ?

Me voici à nou­veau dans la tête d’un col­légien qui voudrait comme ma copine col­légi­en­ne prof­iter de cette péri­ode de nos vies où l’insouciance ne rime pas avec insécu­rité sociale, où les ponts entre les hommes ne sont pas chargés en gaz car­bonique. Il n’est pas facile d’être un dis­ci­ple de David comme l’est Nadia et l’ensemble du col­lec­tif du Col­lège Ver­sailles, lorsque Goliath ne recule devant rien pour exprimer son impunité.

La demande du col­lec­tif qui finit par forcer le pas­sage de la Mairie, n’est en rien une reven­di­ca­tion extrav­a­gante. Ils, elles voudraient des répons­es pour l’avenir des col­légiens et des col­légi­en­nes.

Le Rec­torat, le Départe­ment, la Métro­pole, la Région, la Mairie de Mar­seille comptent-ils com­mencer les travaux du Col­lège Ver­sailles en lais­sant les enfants inhaler les éma­na­tions d’amiante et de plomb dans l’enceinte du col­lège ?

En sor­tant du ren­dez vous à la mairie cen­trale, la décep­tion. Les respon­s­ables ne sont pas là, ils ne sont pas non plus à nos côtés dans les apparte­ments ami­antés, ils ne sco­larisent pas leurs enfants au col­lège Ver­sailles. Quels par­ents lais­seraient leurs enfants dans le col­lège Ver­sailles d’ailleurs ?

C’est la poli­tique de l’absence qui se bar­ri­cade lais­sant la honte à la porte de leur con­science. Si seule­ment ils pou­vaient avoir honte, nous seri­ons ras­surés car il est humain d’avoir honte lorsque on s’attaque aux enfants dans notre société.

Avez-vous honte ?

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