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Dans la grande ville du Sud de la France, les quartiers Nord sont par­mi les plus pau­vres du pays. Depuis la mul­ti­pli­ca­tion de l’habitat col­lec­tif dans les années 1980, ils ont été peu à peu délais­sés, lais­sant la pop­u­la­tion éloignée des ser­vices publics de base. Des ser­vices qui sont pour­tant vecteurs de développe­ment.

Per­chées sur les collines envi­ron­nant Mar­seille, les tours des quartiers Nord béné­fi­cient sou­vent des plus belles vues sur la mer… Mais à regarder plus près du sol, ces grands ensem­bles souf­frent sou­vent du manque d’entretien et d’isolement, lais­sés pour compte aux con­fins de la ville. Selon l’Insee (Insti­tut nation­al de la sta­tis­tique et des études économiques), cinq arrondisse­ments de Mar­seille fig­urent par­mi les com­munes les plus pau­vres de France mét­ro­pol­i­taine, dont le 15ème et le 14ème arrondisse­ment, qui avec le 16ème arrondisse­ment sont réu­nis sous l’appellation « quartiers Nord ». Avec près de 72 000 habi­tants, le 15ème arrondisse­ment con­naît un taux de pau­vreté de 42,3 % [1]. Pour assur­er le développe­ment de ces ter­ri­toires, l’accès au ser­vice pub­lic comme le trans­port, l’éducation, ou l’emploi sem­ble pri­mor­dial, mais il est aujourd’hui lim­ité.

La mer au loin scin­tille… Cer­tains n’y sont jamais allés. Dans la cité phocéenne, un enfant sur deux ne sait pas nag­er à l’arrivée en 6ème. Le manque d’infrastructure et la dif­fi­culté d’accéder aux piscines munic­i­pales n’y sont pas étrangers. Selon un rap­port de la Cour régionale des comptes de PACA daté de 2017, le taux d’équipement de la ville est en dessous des grandes villes français­es. L’écart se creuse du côté des quartiers Nord, avec un taux d’équipement de 4,3 m² de bassin pour 1 000 habi­tants, con­tre 8 m² dans le cen­tre ou l’Est de la ville. A Lyon, la moyenne est de 17 m².

Le manque d’investissement dans de nou­velles infra­struc­tures est directe­ment pointé dans le rap­port de l’institution, alors même que le dossier des piscines devait être une pri­or­ité de la munic­i­pal­ité depuis 2008. Selon Soraya, mem­bre du Syn­di­cat des Quartiers Pop­u­laires de Mar­seille (SQPM), cette ges­tion est symp­to­ma­tique de la vision des élu·es sur les habitant·es de ces quartiers : « l’adjoint aux sports en charge des piscines à la ville a lui-même déclaré que la nata­tion ne fai­sait pas par­tie de « notre » cul­ture. Com­ment voulez-vous que les choses évolu­ent ? », demande-t-elle, sans atten­dre de réponse. Ce manque d’infrastructure, Yanis Fat­nas­si le con­naît bien. Jeune nageur aujourd’hui étu­di­ant en sci­ences poli­tiques à Aix-en-Provence, il évolu­ait jusque très récem­ment en cham­pi­onnat région­al. Né dans les quartiers Nord, sa pas­sion pour la nata­tion débute alors qu’il entre en 6ème. Mais l’organisation des ses­sions d’entraînement est loin d’être évi­dente : « je m’entraînais cinq jours par semaine. Pour me ren­dre à la piscine Lamar­tine, un seul bus passe par chez moi tous les quarts d’heure. Si je le loupais, c’était mon temps d’entraînement qui était rogné. Pen­dant les vacances sco­laires, la piscine fer­mait. Je devais donc me ren­dre dans la piscine la plus « proche » dans le 3ᵉ arrondisse­ment, ce qui néces­si­tait de quit­ter mon domi­cile à 14 heures 30 pour un entraîne­ment qui com­mençait à 17 heures. »

Carte de la pau­vreté à Mar­seille. Insee 2012

Le jeune homme s’accroche pour­tant. Mais au niveau région­al, les cours­es ont lieu dans des bassins olympiques de 50 mètres. Un seul bassin lui per­met de s’entraîner sur cette dis­tance à Mar­seille. Un bassin privé, celui du Cer­cle des nageurs de Mar­seille, au bord de la mer. Célèbre pour avoir vu pass­er les plus grands nageurs français, mais très sélecte sur les per­son­nes pou­vant le fréquenter : « il existe bien un autre bassin de 50 mètres à Mar­seille ; la piscine de Luminy. Mais il est fer­mé pour travaux et ne devrait pas rou­vrir avant 2020 », pré­cise le jeune homme. Dans son rap­port, la Cour régionale des comptes con­clut, pas très opti­miste, qu’au rythme des dépens­es engagées dans le cadre du sché­ma directeur de développe­ment de l’offre de piscine, l’objectif ne sera pas atteint avant une cinquan­taine d’années.

Manque d’infrastructures, infra­struc­tures en état de délabre­ment

Les piscines ne sont pas les seuls équipements à faire défaut. Dans le 15ᵉ arrondisse­ment, une seule bib­lio­thèque, celle de Saint-André, men­acée de fer­me­ture dans les prochains mois. Une nou­velle médiathèque devrait s’ajouter à l’offre cul­turelle dans le secteur, elle est atten­due depuis plus de dix ans. La pre­mière pierre n’a pas encore été posée. La ville compte aujourd’hui deux fois moins de bib­lio­thèques que Lyon.

L’enclavement des quartiers Nord n’est pas nou­veau. His­torique­ment ven­tre de l’industrie mar­seil­laise, ils sont con­sti­tués de petits îlots vil­la­geois. L’arrivée de pop­u­la­tions immi­grées a don­né lieu à la con­struc­tion d’habitats col­lec­tifs à par­tir des années 1960. « Ces ter­ri­toires abri­tent des per­son­nes de mêmes orig­ines, avec les mêmes prob­lé­ma­tiques. Dans le même temps, les moyens engagés ne sont pas à la hau­teur de la den­sité de pop­u­la­tion », racon­te l’architecte André Jol­livet qui mène des pro­jets dans plusieurs cités à par­tir des années 1980. « Des études ont par exem­ple démon­tré que le ratio entre le per­son­nel de net­toy­age des rues et le nom­bre d’habitant·es était plus faible qu’ailleurs ». Les copro­priétés se dégradent. Dix ans après leur con­struc­tion, les archi­tectes sont rappelé·es pour réha­biliter les immeubles. « Imag­inez le coût de ces poli­tiques de loge­ment alors que les crédits pour la con­struc­tion courent sur 45 ans. On nous appelle pour répar­er, refaire. Ajoutez à cela le coût social avec par exem­ple la mise en place de cen­tres d’animation pour les jeunes, le coût sécu­ri­taire pour gér­er la crim­i­nal­ité ». Aujourd’hui, les cités ne sont pas en meilleur état. Cer­taines doivent tout sim­ple­ment être démolies, d’autres sont rénovées, au cas par cas. La sit­u­a­tion dans les écoles des quartiers du Nord de la ville est bien sou­vent cat­a­strophique. Elles font sou­vent la une des jour­naux locaux et nationaux pour des raisons var­iées liées à l’amiante, aux punais­es de lit ou à l’effondrement de pla­fonds, comme dans l’école élé­men­taire Clair-Soleil, en octo­bre 2018. Récem­ment, le site d’investigation Mars­ac­tu révélait que l’évacuation des toi­lettes d’une école rénovée qua­tre ans plus tôt dans le 14ème n’avait jamais été reliée au tout à l’égout…

« Assig­na­tion physique à rési­dence »

Pour Yanis Fat­nas­si, l’entrée à l’Institut d’études poli­tiques d’Aix-en-Provence sif­fle la fin de la com­péti­tion, mais pas celui du casse-tête des déplace­ments. Les trans­ports publics représen­tent un enjeu pri­or­i­taire de développe­ment pour ces quartiers. Si en cen­tre-ville les habitant·es béné­fi­cient de trois lignes de tram, deux lignes de métro et d’une plu­ral­ité de lignes de bus, dans son quarti­er, seules trois lignes de bus cir­cu­lent. Se ren­dre à la gare Saint-Charles peut pren­dre jusqu’à une heure trente. Deux gares de TER sont bien en ser­vice sur ce ter­ri­toire, à Saint-André et à Saint-Antoine, mais impos­si­ble d’y pren­dre un tick­et, toutes les bornes ont été sup­primées. « Et les retards sont courants », pré­cise Yanis. « Cela n’incite pas à sor­tir de chez soi ». Une sit­u­a­tion syn­onyme « d’assignation physique à rési­dence visant à frein­er la mobil­ité d’une cer­taine par­tie de la pop­u­la­tion », selon Soraya du Syn­di­cat des Quartiers Pop­u­laires de Mar­seille, pour qui la ques­tion des déplace­ments est pri­or­i­taire. « Les habitant·es de ces quartiers ne sont pas autorisé·es à cir­culer et de fait, n’ont pas accès à cer­tains équipements publics comme, par exem­ple, la grande bib­lio­thèque régionale de l’Alcazar située dans le cen­tre de Mar­seille », explique-t-elle.

Au milieu des tours, des solu­tions émer­gent pour­tant par petites touch­es. La ques­tion de la mobil­ité est par exem­ple un enjeu de développe­ment économique. De nom­breuses entre­pris­es choi­sis­sent de s’installer dans ces zones où le fonci­er est encore disponible et moins cher que dans le reste de la ville. La zone regroupe 7 700 entre­pris­es publiques ou privées qui emploient 85 000 per­son­nes. Leurs direc­tions ont bien com­pris l’intérêt de dévelop­per l’offre de trans­port afin de faciliter et de fidélis­er le recrute­ment.

« Cap au Nord Entre­pren­dre » est une asso­ci­a­tion. Sujet cen­tral de ses activ­ités : com­ment vivre avec son envi­ron­nement dans le cadre de l’entreprise ? Ses 280 mem­bres se réu­nis­sent notam­ment au sein de com­mis­sions autour de qua­tre grands thèmes, dont celui de la mobil­ité. Depuis 2012, plusieurs ini­tia­tives ont été mis­es en place et testées. « Face aux dif­fi­cultés d’accès au métro Bougainville (le seul dans le secteur), des ser­vices de micro navettes sont pro­posés pour con­duire les salarié·es dans les dif­férentes entre­pris­es qui en font la demande », explique Alexan­dre Fas­si, secré­taire général de la struc­ture. Pour favoris­er le cov­oiturage et aider notam­ment celles et ceux qui ne pos­sè­dent pas de véhicule per­son­nel, un park­ing relais devrait être amé­nagé sur le park­ing d’un grand cen­tre com­mer­cial du Nord de la ville. Enfin, un parte­nar­i­at avec l’application « mon chap­er­on » per­met de lut­ter con­tre le sen­ti­ment d’insécurité des salarié·es et de les met­tre en rela­tion afin de faire du co-pié­ton­nage sur les derniers kilo­mètres pour rejoin­dre l’entreprise.

L’association a bien cerné l’enjeu der­rière la ques­tion des trans­ports dans le secteur. Depuis 2017, une référente mobil­ité a été recrutée : « car les besoins en emploi ne peu­vent se détach­er des besoins de se déplac­er », rap­pelle son secré­taire général. Il assure que le ter­ri­toire en crois­sance est une source poten­tielle de développe­ment au cœur de la métro­pole avec un bassin d’emploi à exploiter. Cela néces­site d’intégrer ce ter­ri­toire à la poli­tique de trans­for­ma­tion de la ville. Alexan­dre Fas­si en est con­va­in­cu, même s’il recon­naît que cette vision n’est pas encore partagée de tous. Pour répon­dre aux besoins des entre­pris­es, les jeunes doivent être formé·es. Ici, le privé se sub­stitue donc à l’Etat et aux col­lec­tiv­ités locales. Une pri­vati­sa­tion de la ges­tion des trans­ports qui pose la ques­tion de l’accès aux pop­u­la­tions non salariées : étudiant·e·s, chômeur·ses, retraité·e·s.

Face à l’abandon, l’action col­lec­tive

Face à ce con­stat d’abandon, l’action col­lec­tive s’organise. Elle est au cœur de la démarche du Syn­di­cat des Quartiers Pop­u­laires de Mar­seille : « Notre volon­té est de créer des ponts entre les dif­férentes luttes afin de penser les ques­tions à l’échelle glob­ale », explique Soraya. Récem­ment, les habitant·es de la copro­priété de Mai­son Blanche (14ᵉ) en ont été un exem­ple. Lassé·es des acci­dents à répéti­tion sur une route où les voitures accélèrent à prox­im­ité d’une école, et alors même que certain·es deman­dent ralen­tis­seurs et pan­neaux de sig­nal­i­sa­tion depuis des années, les voisin·es blo­quent la route pen­dant trois jours en sep­tem­bre 2018. Ils finis­sent par obtenir des travaux d’aménagement. « Cette mobil­i­sa­tion col­lec­tive a mar­qué les esprits et a mon­tré que des ini­tia­tives sol­idaires per­me­t­tent de gag­n­er cer­taines batailles », racon­te Soraya.

L’effondrement de deux immeubles dans le quarti­er de Noailles au cen­tre de la ville le 5 novem­bre 2018 a don­né lieu à une réac­tion sol­idaire et à l’union de dif­férents col­lec­tifs dans toute la ville : « Noailles est le ven­tre de la mis­ère de Mar­seille. Nous devons aujourd’hui poli­tis­er « nos blessures sacrées » afin de repenser la manière dont l’État et la ville gère le ter­ri­toire », lance Soraya en citant Césaire.

Texte et photo : Coline Charbonnier

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