Marseille : “Il y a eu des morts, il y aura un après Noailles”

778 0
778 0

Près de trois mois après le drame de la rue d’Aubagne où 8 per­son­nes sont mortes, à Mar­seille, les citoyens ne lâchent rien. « Il y a eu des morts, il y aura un après Noailles ». La vie des habi­tants est en jeu et l’avenir de cer­taines familles aujourd’hui non rel­ogées aus­si.

Rassem­blés dans la salle de con­cert du Molo­tov situé en haut de la rue d’Aubagne, per­son­nes délogées, représen­tants d’associations, pro­prié­taires et locataires délogés font le point sur leurs sit­u­a­tions. « Il est ques­tion de respon­s­abil­ité de l’État, de sûreté publique, de dig­nité humaine, et là nous sommes tous con­cernés », remar­que une femme qui emprunte tous les matins avec ses enfants la rue où les immeubles se sont effon­drés. « Si les immeubles étaient tombés une heure avant, cela aurait été un car­nage pour les écol­iers en route vers l’école qui se situe un peu plus haut », pour­suit-elle avec la con­vic­tion qu’il est aujourd’hui pri­mor­dial de porter plainte col­lec­tive­ment pour mise en dan­ger de la vie d’autrui face à l’abandon du maire de son devoir de pro­téger les habi­tants. L’assistance écoute et apporte des répons­es.

Ce jour-là, les représen­tants de l’Assemblée des délogés com­men­cent par expos­er les prin­ci­pales préoc­cu­pa­tions con­cer­nant les locataires délogés suite à la mise en péril de leur immeu­ble ou en attente d’expertise. Les per­son­nes dont le loge­ment a été frap­pé par un arrêté de péril ne pour­ront pas réin­té­gr­er leur apparte­ment. Le pro­prié­taire doit assur­er le rel­o­ge­ment des occu­pants, et en cas de défail­lance le maire prend le relais aux frais du pro­prié­taire. Mais les témoignages attes­tent que les pro­prié­taires n’assurent pas ce rôle et que la mairie se retrou­ve en charge du rel­o­ge­ment des per­son­nes évac­uées. Ces dernières ont le choix entre deux propo­si­tions de rel­o­ge­ment. Si les propo­si­tions ne leur con­vi­en­nent pas, elles doivent sou­vent se débrouiller seules. Dans la salle, les témoignages dénon­cent des propo­si­tions par­fois inadap­tées aux besoins. Cer­tains finis­sent par­fois par accepter des loge­ments qu’ils n’ont pas eu l’occasion de vis­iter, faute de mieux. Les propo­si­tions de rel­o­ge­ment con­cer­nent égale­ment des arrondisse­ments mal desservis par les trans­ports en com­mun. Situés loin des quartiers des écoles où sont sco­lar­isés les enfants, cette sit­u­a­tion con­traint des par­ents à un casse-tête quo­ti­di­en pour attein­dre les étab­lisse­ments sco­laires.

Réqui­si­tion d’immeubles vides
Pour les per­son­nes délogées des quartiers cen­traux, l’association Un cen­tre-ville pour tous et le Col­lec­tif du 5 novem­bre ont pro­posé la réqui­si­tion d’immeubles inoc­cupés sur l’avenue de la République. Un quarti­er déserté, suite à un plan de réno­va­tion du cen­tre-ville avec de nom­breux loge­ments vacants. La propo­si­tion a été récem­ment reprise par l’État ; le min­istre du Loge­ment Julien Denor­mandie a annon­cé la loca­tion par l’État de 75 apparte­ments vides dans cette rue. Il s’agit de studettes et de T2. « La munic­i­pal­ité s’honorerait en ampli­fi­ant le geste de l’État et en met­tant en œuvre la réqui­si­tion des immeubles vides con­tenant des loge­ments famil­i­aux, afin de per­me­t­tre aux familles de vivre dans un loge­ment décent. Il est aujourd’hui cer­tain que des dizaines, voire des cen­taines de familles vont devoir atten­dre de longs travaux avant de réin­té­gr­er leurs loge­ments. Il y a urgence ! », s’indigne l’association Un cen­tre-ville pour tous. (Voir encadré ci-dessous). La réqui­si­tion d’immeubles en bon état et disponibles à Mar­seille pro­posée par les citoyens ne sem­ble pas être une option retenue par la pré­fec­ture et l’État, qui via son min­istre a fait savoir qu’il n’y aurait pas « de sys­tème d’intermédiation loca­tive mas­sif, et que tout se ferait au cas par cas ». Ce manque de vision et de plan­i­fi­ca­tion pour régler cette sit­u­a­tion de crise exas­père les per­son­nes con­cernées.

Assem­blée des délogés le same­di matin dans la salle de con­cert du Molo­tov. Au cen­tre, les portes parole du col­lec­tif du 5 novem­bre dont Nasséra Ben­ma­ri­na à gauche, Marie Batoux et Kevin Vach­er.

Mépris de l’administration face à la détresse humaine

« Le fait de ne pas avoir décrété de sit­u­a­tion d’urgence a généré un manque d’organisation total autour de ques­tions cru­ciales et humaines. Avoir près de 2 000 délogés et vouloir les régler au cas par cas en se pré­valant du droit com­mun, ne peut pas fonc­tion­ner », déclare Nasséra Ben­ma­ri­na, l’une des porte-parole des délogés de Mar­seille dans une inter­view à Zibeline. « Dire au per­son­nel munic­i­pal de venir faire du bénévolat pour accueil­lir les familles, des per­son­nes dans une sit­u­a­tion de détresse sociale, men­tale, psy­chologique lourde, n’était pas une réponse suff­isante, ni adap­tée et pas à la hau­teur du drame, d’autant plus qu’ils n’ont pas de réponse face aux ques­tions juridiques des per­son­nes touchées », ajoute-t-elle. Actuelle­ment, la mairie se félicite de pren­dre en charge les nuitées d’hôtel pro­posées aux délogés et d’offrir des repas col­lec­tifs gra­tu­ite­ment chaque jour dans un immeu­ble du cen­tre-ville. Elle a dans le même temps sup­primé la délivrance d’une carte de 10 voy­ages en trans­port en com­mun et avait ten­té de sup­primer le petit déje­uner servi à l’hôtel.

« Les familles et les per­son­nes seules logées à l’hôtel enga­gent beau­coup de frais en trans­port, en nour­ri­t­ure, en laver­ie. Éloignées du cen­tre-ville, cer­taines familles ne peu­vent pas prof­iter des repas servis par la mairie et doivent assumer des repas hors de l’hôtel. Elles con­tin­u­ent par­fois à pay­er le loy­er de leurs apparte­ments. Sus­pendre les paiements équiv­aut dans cer­tains cas à une rup­ture de bail. Elles ne pour­ront donc plus béné­fici­er des aides que le pro­prié­taire doit met­tre en place pour le rel­o­ge­ment », con­state Nasséra Ben­ma­ri­na. « Ces dépens­es sup­plé­men­taires ne leur seront pas rem­boursées. C’est pourquoi nous avons mis en place une com­mis­sion juridique afin de détecter les préju­dices moraux et financiers qu’ils subis­sent depuis deux mois et demi d’errance, et qui pour­ront un jour être pris en charge », pré­cise-t-elle. Sus­pendus à l’attente des doc­u­ments admin­is­trat­ifs qui attes­tent du renou­velle­ment ou pas de la prise en charge par la mairie, de la mise ou non en péril de leur immeu­ble qui peut pren­dre deux mois et des exper­tis­es qui tar­dent, les délogés se trou­vent dans un état de pres­sion intense.

L’aspect psy­chologique est un sujet de préoc­cu­pa­tion au cœur des témoignages lors des assem­blées. Enfants trau­ma­tisés et per­son­nes âgées isolées dans leur cham­bre d’hôtel s’inquiètent de ne pas être soutenus par le con­seil départe­men­tal qui ne met pas en œuvre suff­isam­ment de moyens pour sub­venir à ces détress­es humaines dont elle a la charge. Là encore, les citoyens mobil­isés vien­nent sup­pléer les tournées effec­tuées par Médecins du monde dans les dif­férents hôtels. Ils organ­isent par­fois des temps de loisirs pour les enfants, comme cela a été le cas durant la péri­ode de Noël. « L’aide psy­chologique mise en place par la mairie suite au drame de la rue d’Aubagne était inadap­tée. Nous avons donc décidé de met­tre à dis­po­si­tion des con­sul­ta­tions dans dif­férents lieux pour les per­son­nes du quarti­er », con­fie une psy­cho­logue bénév­ole présente aux assem­blées des délogés. Un guide de survie a été conçu par le col­lec­tif.

Une charte pour accom­pa­g­n­er le rel­o­ge­ment
Devant le silence des représen­tants poli­tiques mar­seil­lais, devant un État très peu con­cerné par les ques­tions du mal loge­ment, com­ment met­tre en avant le tra­vail des citoyens et asso­ci­a­tions réal­isé depuis des années, faire enten­dre les solu­tions trou­vées et faire respecter le droit au loge­ment digne ? Quels recours les citoyens ont-ils ? Autant de ques­tions que se posent les délogés et aux­quelles le Col­lec­tif du 5 novem­bre répond : « Revendi­quer le droit à habiter ». Pour l’instant, les col­lec­tifs et les asso­ci­a­tions mobil­isés ont ren­con­tré le préfet, le maire et récem­ment le 22 jan­vi­er, le min­istre du Loge­ment, Julien Denor­mandie. Mais d’après le Col­lec­tif du 5 novem­bre, ni la munic­i­pal­ité, ni l’État n’ont tra­vail­lé sur une stratégie réelle à la hau­teur des enjeux humains que révè­lent les sit­u­a­tions de l’habitat indigne. « Les pris­es en charge et les droits ne sont pas suff­isants », a indiqué le col­lec­tif sur son site inter­net. Il demande ain­si « un cadre juridique excep­tion­nel co-con­stru­it avec les citoyens qui tra­vail­lent sur le sujet ».

Le min­istre du Loge­ment a lui-même déclaré qu’un cadre juridique n’était pas néces­saire. Pour­tant, depuis des années, des citoyens tra­vail­lent sur ces ques­tions partout en France. A Mar­seille, le Col­lec­tif du 5 novem­bre présente aujourd’hui une charte qui s’appuie sur les principes de rel­o­ge­ment exis­tants, sur les lois et sur les com­pé­tences de la métro­pole, de la pré­fec­ture et de la mairie qui leur accor­dent jusqu’à aujourd’hui peu de crédit. La mobil­i­sa­tion a tout de même per­mis la créa­tion d’ici un an d’une nou­velle société publique d’aménagement dotée d’un bud­get con­séquent. Elle garan­ti­rait la trans­parence des marchés. Cette insti­tu­tion pour­rait être placée sous le con­trôle de l’État en ce qui con­cerne la nom­i­na­tion du directeur et de l’équipe de tra­vail, et sous le con­trôle de la Cour des comptes, ce qui met­trait un terme au mono­pole exer­cé depuis des années par la Société locale d’équipement et d’aménagement, la SOLEAM, pro­prié­taire de nom­breux immeubles. Une société aujourd’hui large­ment pointée du doigt pour avoir entretenu l’habitat indigne à Mar­seille ces dernières années. 40 000 loge­ments sont con­cernés à Mar­seille, leur réno­va­tion pour­rait s’accompagner d’un pro­gramme prévoy­ant 4 000 loge­ments rénovés par an d’après la Fon­da­tion Abbé Pierre. Mais pour l’heure, le plus urgent reste l’insalubrité. Une enquête publique à laque­lle les habi­tants sont invités à par­ticiper est actuelle­ment en cours jusqu’au 2 mars afin de faire peser leurs réflex­ions dans le nou­veau pro­jet de Plan local d’urbanisme inter­com­mu­nal (PLUI). Un plan prévu par la ville de Mar­seille et qui ne pre­nait pas en con­sid­éra­tion jusqu’ici la ques­tion du droit à l’habitat digne.

Encadré

Com­mu­niqué de l’association « Un cen­tre-ville pour tous » à la suite de la déci­sion de l’Etat de louer des loge­ments rue de la République à Mar­seille.

« Cette annonce, con­forte notre reven­di­ca­tion depuis novem­bre de réqui­si­tion au titre de l’Ordonnance de 1945 des cen­taines de loge­ments vides détenus rue de la République par des fonds d’investissement immo­biliers selon les résul­tats de nos enquêtes citoyennes. La Munic­i­pal­ité dirigée par J.C. Gaudin a une respon­s­abil­ité par­ti­c­ulière pour avoir facil­ité l’acquisition en 2004 de cette rue par deux fonds spécu­lat­ifs, qui ont chas­sé des cen­taines de locataires réguliers et détru­it le tis­su cul­turel et com­mer­cial comme nous l’avons démon­tré dans notre enquête de 2015. La ténac­ité de la résis­tance des habi­tants pour le droit à la ville, que nous avons accom­pa­g­nés depuis 2004, a abouti à ce que près de 500 loge­ments soci­aux, pra­tique­ment tous occupés, ont été pro­duits dans le quarti­er. Mais sur la par­tie con­servée par les fon­cières et les fonds de pen­sion, selon la recherche-action menée entre 2015–2017 par Un cen­tre-ville pour tous, Aix-Mar­seille Uni­ver­sité et les ENSA, plusieurs cen­taines de loge­ments ont été sub­di­visés, trans­for­més en stu­dios meublés pour étu­di­ants et sont inoc­cupés, du fait des prix élevés que récla­ment ces fonds. C’est ceux-ci qui devraient être réqui­si­tion­nés. La Munic­i­pal­ité s’honorerait en ampli­fi­ant le geste de l’État et en met­tant en œuvre la réqui­si­tion des immeubles vides con­tenant des loge­ments famil­i­aux, afin de per­me­t­tre aux familles de vivre dans un loge­ment décent. Il est aujourd’hui cer­tain que des dizaines, voire des cen­taines de familles vont devoir atten­dre de longs travaux avant de réin­té­gr­er leurs loge­ments. Il y a urgence ! » déplore l’association.

Photo Une : arrêté de mise en péril, rue Chateauredon dans le quartier Noailles à Marseille @HB

Les mois passent, la situation est alarmante

5 mois après le drame de la rue d’Aubagne au cen­tre-ville de Mar­seille, où 8 per­son­nes sont mortes, les évac­u­a­tions se mul­ti­plient partout dans la ville. Sur les 2 500 per­son­nes délogées au mois de novem­bre 2018 suite à une mise en péril de leur immeu­ble, la moitié a réin­té­gré un loge­ment après plusieurs mois passés à l’hô­tel.
Cepen­dant, un grand nom­bre de familles ont dû réin­té­gr­er leur apparte­ment tou­jours insalu­bre. Une minorité a été rel­ogée dans un autre loge­ment. Le reste des per­son­nes est tou­jours à l’hô­tel, avec des familles vivant dans des con­di­tions dif­fi­ciles et coû­teuses car les repas ne sont plus pro­posés par la mairie.
La lev­ée de mise en péril émise par la mairie oblige bon nom­bre d’habi­tants à réin­té­gr­er leur apparte­ment même s’ils jugent qu’il est tou­jours insalu­bre et expri­ment la peur de retrou­ver des con­di­tions de vie inhu­maines. Dans ces cas observés et suiv­is par la rédac­tion, suite à quelques travaux réal­isés par le pro­prié­taire, le syn­dic man­date une société qui déter­mine si les travaux sig­nifiés dans la mise en péril ont été effec­tués. Dans les cas observés et à retrou­ver bien­tôt sur 15–38, les travaux ont été effec­tués mais ne résol­vent pas les prob­lèmes à la source des effon­drements de cages d’escalier ou d’é­tages, d’où la peur des habi­tants de réin­té­gr­er leur apparte­ment. Le pro­prié­taire doit alors par la suite faire véri­fi­er par un expert toute la struc­ture de l’im­meu­ble, mais ce n’est pas tou­jours le cas. Les familles doivent se bat­tre, engager un avo­cat pour oblig­er le pro­prié­taire à tenir compte de la loi.

L’in­salubrité est donc peu à peu portée au grand jour. Des familles, des per­son­nes seules, des per­son­nes âgées sor­tent de l’om­bre mais aus­si des pro­prié­taires occu­pants, eux aus­si lésés dans cette affaire que notre rédac­tion suit à dif­férents niveaux.

Cet article, comme tous les articles publiés dans les dossiers de 15–38, est issu du travail de journalistes de terrain que nous rémunérons.

15–38 est un média indépen­dant. Pour financer le tra­vail de la rédac­tion nous avons besoin du sou­tien de nos lecteurs ! Pour cela vous pou­vez devenir adhérent ou don­ner selon vos moyens. Mer­ci !

In this article