Économiste des médias, Julia Cagé enseigne à Sciences Po Paris et est chercheuse associée au Center for Economic and Policy Research. Elle siège au sein du Conseil d’administration de l’Agence France Presse et du récent média Disclose NGO. Elle éclaire dans cet entretien les perspectives de développement des médias à l’ère du numérique.
15–38 : En France, comme autour de la Méditerranée, chacun cherche son modèle… et la question centrale que nous nous posons souvent est : y a‑t-il un modèle d’indépendance viable sans avoir à s’appuyer sur de grands groupes financiers ?
Julia Cagé : Je pense que oui ; et c’est d’ailleurs pour cela que j’avais écrit Sauver les médias* en 2015. Je propose en particulier l’idée de la “Société de média à but non lucratif”. De quoi s’agit-il ? D’un nouveau modèle à l’intersection entre la société par actions et la fondation. L’idée serait en particulier d’encourager le crowdfunding ou financement participatif et de préférer ainsi un financement par la foule — c’est-à-dire au niveau local par la société civile qui répond souvent présente aux appels à la générosité des médias — plutôt qu’aux grands groupes financiers.
15–38 : Quelle est la durée de vie des médias indépendants, pure players en ligne lancés ces dernières années selon vos observations ?
JC : Il y a beaucoup de variabilité ! Un média comme Mediapart, créé il y a maintenant plus de 10 ans, survit encore aujourd’hui et s’en sort même très bien ! Mediapart est extrêmement rentable, comme quoi il y a de la place pour des pure players indépendants. D’autres médias n’ont malheureusement duré que quelques mois… Mais la question selon moi n’est pas pure player VS médias traditionnels, regardez Edbo, Vraiment, etc… ces nouveaux médias étaient en format papier et n’ont pourtant duré que quelques mois. Souhaitons bonne chance aux Jours et à Médiacités !
15–38 : Quelle est leur principale faiblesse ?
JC : La faiblesse principale des pure players indépendants est aussi leur force principale : la volonté de se positionner comme des médias “de niche”, avec une spécialisation (l’investigation pour Médiapart ou Médiacités) ou un style propre (le format “série” pour les Jours). La question est de savoir s’il y a un marché suffisant pour ces médias spécialisés. Je pense qu’une partie de la réponse se trouve dans les modèles d’abonnement joint, comme le propose La Presse Libre.
15–38 : Qu’en est-il du modèle par abonnement privilégié proposé par certains médias, est-ce toujours viable dans un secteur concurrentiel où les nouveaux médias sont de plus en plus nombreux ?
JC : Pour moi, le modèle de l’abonnement est le seul modèle viable. Certes, le secteur est de plus en plus concurrentiel, mais surtout du côté du marché publicitaire avec la concurrence des GAFA (les géants du web, Google, Facebook, Yahoo…). Il n’y a pas d’espace sur ce marché publicitaire pour les petits pure players et les tarifs de la publicité ne cessent de s’effondrer. La seule source de revenus stable à terme, ce sont les abonnements.
15–38 : Existe-t-il une communauté de lecteurs assez importante prête à payer en ligne pour de l’information dématérialisée et face à la démultiplication de l’offre payante ou des appels à soutenir la presse indépendante ?
JC : Il faut espérer que oui ! Certes, si l’on regarde les statistiques publiées chaque année par le Reuters Institute, le pourcentage des citoyens qui sont prêts à payer pour de l’information en ligne reste extrêmement faible. Mais il y a des signaux encourageants, notamment du côté des plus jeunes. Si l’on considère maintenant les appels à soutenir la presse indépendante, ils continuent à recevoir énormément de succès, le dernier en date étant celui de Disclose qui a atteint son objectif sur Kiss Kiss Bank Bank en seulement quelques jours. Il faut réapprendre aux citoyens à payer pour l’information ; cela va prendre du temps mais je suis relativement optimiste.
15–38 : Comment garantir l’indépendance d’un média tout en lui permettant d’avoir les moyens de produire des contenus originaux ?
JC : Il n’y a pas de contradiction entre indépendance et production de contenus originaux. Les menaces qui pèsent sur l’indépendance sont du côté des financements. Donc ce qui est essentiel, c’est de mettre en place une gouvernance démocratique des médias qui implique les journalistes et les lecteurs et limite le poids des plus gros actionnaires extérieurs. C’est le modèle de Société de média à but non lucratif que je propose dans Sauver les médias.
15–38 : Le modèle du don est-il adapté à des sociétés européennes, françaises, voire méditerranéennes en rapport avec les modèles anglo-saxons qui génèrent des levées de fonds importantes comme The Correspondent, le dernier en date, 930 000 euros sur 2,2 millions espérés, face à Disclose qui s’est fixé un objectif à 50 000 euros, par exemple ?
JC : Je pense qu’il faut que l’État joue aussi son rôle, un rôle nécessaire si l’on considère que l’information est un bien public. Avec la Société de média à but non lucratif, l’idée est que l’État abonde les petits dons faits par les citoyens. Donc par exemple, si vous donnez 100 euros à un média, l’État lui donne 200 euros supplémentaires. Il faut savoir innover, en termes de gouvernance comme de financements ! Je considère que l’information est un bien public, indispensable au bon fonctionnement de nos démocraties. C’est pourquoi la production d’information ne peut être laissée entre les seules mains du marché. En même temps, l’État doit subventionner la production d’information sans intervenir dans son contenu ou choisir selon son bon vouloir de financer tel média plutôt que tel autre. C’est pourquoi je considère que le système idéal est celui de l’abondement des petits dons faits par les citoyens. Cela permet de mieux financer les médias, mais cela se fait selon les préférences des citoyens, sans aucun risque d’interventionnisme de la part de l’État.
15–38 : Quelle est la place et l’implication des lecteurs ?
JC : Je pense qu’il faut impliquer les lecteurs dans la gouvernance des médias. Si les lecteurs deviennent aussi des “actionnaires” à travers le financement participatif, alors les sociétés de lecteur doivent avoir un nombre suffisant de voix au conseil d’administration des médias. Cela permettra aussi de mieux protéger l’indépendance des journalistes qui sont trop souvent laissés seuls face à des actionnaires interventionnistes extérieurs au secteur des médias.
15–38 : Nous sommes un pure player mais nous avons lancé un Mook papier (un mélange entre “magazine” et “book”) le mois dernier, car nous nous sommes rendus compte que certains lecteurs étaient encore attachés à l’objet, et plus prêts à payer pour une version matérielle. N’y a‑t-il pas des formes hybrides à inventer entre papier et internet ?
JC : Oui, il y en a ! Et je pense que c’est une excellente idée pour un pure player de lancer un Mook ! France Culture publie une revue, “Papiers”, Les Jours publient au Seuil un certain nombre de livres regroupant leurs enquêtes, etc. Il faut savoir innover ! Et ce qui est important, c’est de créer un attachement des lecteurs à tel ou tel média, alors qu’aujourd’hui les citoyens consomment trop souvent de l’information sur les réseaux sociaux, et en particulier Facebook, de manière indifférenciée.
*Julia Cagé, Sauver les Médias, 2015, Le Seuil
Quels modèles de développement ? Deux exemples en Méditerranée : Le Ravi à Marseille, Labneh and Facts au Liban
Le Ravi, mensuel papier d’enquête et de satire en PACA
15–38 : Pour quel modèle avez-vous opté, et pourquoi (payant, gratuit, en ligne, papier, les deux, réseaux sociaux, etc.) ?
Michel Gairaud : Le Ravi est édité par une association dont le modèle économique s’inscrit dans les valeurs de l’économie solidaire : gouvernance désintéressée sans recherche de profits, ressources mixtes (ventes du journal, dons, fondations et subventions sur les projets d’éducation aux médias et de journalisme participatif, petites prestations conformes à nos valeurs éditoriales (social, écologie, démocratie participative…), un peu de publicité (culturelle essentiellement, parfois institutionnelle mais ne faisant pas la promotion d’un élu…). Un journal papier adapté à notre périodicité (mensuelle) et à notre goût pour une “presse pas pressée”, diffusé dans le réseau presse des six départements de PACA, qui prend son temps. Actuellement, un site gratuit avec des archives. Mais un objectif pour fin 2019 : sans renoncer au journal imprimé, une diffusion désormais payante sur le site. Et ce pour renforcer nos ventes (abonnements notamment) afin de compenser la baisse des revenus en kiosques (intermédiaires, fermeture des points de vente) et de se prémunir des pressions politiques parfois exercées par les collectivités locales. Afin aussi de mieux diffuser le journal dans toute la région. Nous sommes présents sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Instagram) : en 2019, volonté de mieux s’organiser en interne pour mieux faire connaître nos contenus éditoriaux…
15–38 : Combien de salariés/collaborateurs travaillent à vos côtés ?
MG : Actuellement 6 salariés pour 5 ETP (équivalents temps pleins). Dont 5 journalistes (carte de presse) mais tous investis dans l’ensemble des activités de l’association (ateliers, projets de journalisme participatif…). Une douzaine de dessinateurs payés au dessin… Ponctuellement, quelques pigistes.
15–38: Quelle est la principale difficulté depuis votre création ?
MG : Le numéro 1 du Ravi est sorti en juillet 2003, il y a 15 ans. Faire vivre un journal indépendant régional, dédié à l’enquête et à la satire, est une bataille permanente. La pression est surtout économique (difficultés à mobiliser les moyens pour fidéliser le lectorat, pour commercialiser le titre et communiquer sur nos productions journalistiques), politique (pressions régulières sur l’association de certaines collectivités locales dérangées par notre liberté de ton), judiciaire (nous faisons actuellement l’objet d’une procédure bâillon suite à une plainte pour diffamation).
15–38 : Comment percevez-vous l’avenir des médias indépendants en Méditerranée au niveau financier ? Quelles pistes envisagez-vous de développer ?
MG : L’avenir s’annonce tumultueux mais nous réserve, peut-être aussi, d’heureuses surprises car le besoin de médias citoyens et indépendants touche à des enjeux essentiels. A titre interne, le Ravi est mobilisé sur une “transition numérique” non pas pour abandonner la version imprimée, mais pour toucher de nouveaux publics en ligne… A titre collectif, nous sommes convaincus de l’utilité de mieux mettre en réseau la “presse pas pareille” et les médias citoyens…
Labneh and Facts, pure player, Liban
15–38 : Qu’est-ce que Labneh and Facts ?
Marie-José Daoud : En 2016, Labneh&Facts est née de deux ras-le bol. Celui de MJ qui a réalisé cette année-là, lorsque la crise des poubelles était à son apogée au Liban, que cette fois-ci elle ne pouvait vraiment plus compter ni espérer quoi que ce soit de la part du gouvernement pour répondre à ses droits les plus élémentaires. De son côté, Soso en voulait aux médias Libanais. Elle se demandait comment dans un pays où la paix civile est aussi fragile, il n’existe aucun média qui s’adresse au peuple libanais dans son ensemble. Pourquoi n’existait-il que des médias politisés et non pas rassembleurs ? Soso et MJ en sont arrivés à la même conclusion : il n’existait en fait aucun média libanais qui leur ressemblait, ni à elles, ni à toute la nouvelle génération de Libanais qui rêvent d’un meilleur Liban !
Pourtant, des changemakers, il en existe pleins ! Ce sont de jeunes Libanais qui rêvent de changement et pour certains qui changent déjà la société. Des militants, des membres d’ONG, des artistes, des entrepreneurs. Ils représentent une bonne partie de la population mais ils n’ont pas de voix pour s’exprimer, ni de média où puiser de l’inspiration. Alors MJ et Soso se sont dit qu’en créant une start-up de média et de communication qui donne la parole aux personnes et aux sujets qui sont réellement importants, en se focalisant sur les changemakers au lieu de se focaliser sur les politiciens, elles pourraient aider ces héros anonymes à mieux communiquer leurs projets, et donc les aider à changer la société et à inspirer et rassembler tous les autres.
C’est ainsi qu’est née Labneh&Facts, la première start-up média et com qui permet aux Libanais qui rêvent de changement de s’informer, de créer et publier du contenu qui leur ressemble.
15–38 : Pour quel modèle avez-vous opté, et pourquoi (payant, gratuit, en ligne, papier, les deux, réseaux sociaux, etc.) ?
M‑JD : Nos informations sont gratuites pour les lecteurs car notre objectif avec Labneh&Facts est d’inspirer et de rassembler les Libanais. Nous mettons en avant les informations cruciales au développement économique, social du pays, ainsi qu’au bien-être des Libanais. Nous considérons donc que tout cela devrait être accessible à tous.
Nous avons opté pour un modèle de financement mixte : d’une part, nous postulons à des bourses et des prix. D’autre part, nous proposons de la production et de la diffusion de contenus à impact à des entreprises et des organisations qui œuvrent à améliorer le Liban (ONGs, entreprises sociales, etc.).
15–38 : Combien de salariés/collaborateurs travaillent à vos côtés ?
M‑JD : 2 à temps plein + 3 stagiaires.
15–38 : Quelle est la principale difficulté depuis votre création ?
M‑JD : La principale difficulté est de trouver des financements et des journalistes réguliers.
15–38 : Comment percevez-vous l’avenir des médias indépendants en Méditerranée au niveau financier ? Quelles pistes envisagez-vous de développer ?
M‑JD : Nous pensons que les médias indépendants vont continuer à chercher des modèles de financement alternatifs, et mixer différentes sources de revenus. Ceux qui s’en sortiront seront ceux qui sauront trouver une offre de niche ou un produit différent. Une chose est sûre : il faut forcément sortir du modèle traditionnel basé sur la publicité pour trouver d’autres sources de financements.