En Libye, l’entrée en lice de la Turquie rebat les cartes du conflit

En quête d’union nationale et soucieux de ren­forcer la puis­sance énergé­tique turque, le Prési­dent Recep Tayyip Erdo­gan a engagé ses troupes et des com­bat­tants syriens sur le ter­rain...

Le 17 janvier 2020, à Martyrs square à Tripoli, des portraits des « ennemis de Tripoli » sont affichés lors de la manifestation contre le maréchal Haftar. Mathieu Galtier.

En quête d’union nationale et soucieux de ren­forcer la puis­sance énergé­tique turque, le Prési­dent Recep Tayyip Erdo­gan a engagé ses troupes et des com­bat­tants syriens sur le ter­rain libyen. Der­rière l’en­gage­ment mil­i­taire, l’en­jeu du gaz.

Chaque ven­dre­di, la scène se répète à Tripoli comme à Mis­ra­ta, les deux prin­ci­pales villes de l’ouest libyen. Les habi­tants, par cen­taines, con­ver­gent respec­tive­ment vers la place des Mar­tyrs et celle de la Lib­erté pour dénon­cer l’offensive débutée le 4 avril 2019, du maréchal Khal­i­fa Haf­tar sur la cap­i­tale libyenne. Les man­i­fes­tants bran­dis­sent des pan­car­tes bar­rées d’une croix rouge de l’ancien offici­er de Kad­hafi et de ses alliés inter­na­tionaux : l’Émirati Mohamed Ben Zayed, l’Égyptien Abdelfa­tah al-Sis­si et le Français Emmanuel Macron. Une nou­veauté cepen­dant dans ces rassem­ble­ments, l’apparition du dra­peau turc aux côtés du dra­peau révo­lu­tion­naire libyen. Mes­saoud Emgana a osten­si­ble­ment col­lé le crois­sant de lune et l’étoile blanch­es sur sa poitrine : « Je suis fier qu’un pays musul­man comme la Turquie nous sou­ti­enne. Con­traire­ment à la France ou à la Russie avec Haf­tar, la Turquie nous sou­tient offi­cielle­ment, ils ont voté une loi. »

Après plus d’un an de ten­ta­tive de siège de Tripoli, l’autoproclamée Armée nationale arabe libyenne (LNA) de Haf­tar n’a pas réus­si au sol à s’approcher à moins de 15 km du cœur de la ville. Mais dans les airs, la mul­ti­pli­ca­tion des attaques aéri­ennes – plus de 850 via des drones émi­ratis – et l’arrivée de mer­ce­naires russ­es embauchés par Wag­n­er, société para­mil­i­taire proche du Krem­lin, ont large­ment entamé le moral des Tripoli­tains. Le Gou­verne­ment d’union nationale (GUN) basé à Tripoli et dirigé par Faez el-Ser­raj se devait donc de trou­ver lui-aus­si des sou­tiens. La Turquie qui a des liens économiques et soci­aux très forts avec les élites de Mis­tra­ta, a répon­du présente. Le 2 jan­vi­er, le par­lement turc a voté une motion pour l’envoi de troupes. Ankara a dépêché sur place, out­re des officiers présents depuis des semaines pour éla­bor­er la stratégie de défense de Tripoli, plusieurs cen­taines de com­bat­tants syriens issus de l’Armée nationale libre, une coali­tion de groupes de com­bat­tants dont de nom­breux mem­bres ont été entraînés en Turquie et ont com­bat­tu aux côtés des Turcs con­tre les forces kur­des.

Mobil­i­sa­tions mil­i­taires pour sur­mon­ter la crise poli­tique du régime turc

«Si la Libye est en sécu­rité, la Turquie sera en sécu­rité. La Libye est dev­enue une clé de notre sécu­rité nationale», lançait le leader d’extrême-droite turque Devlet Bahçeli, le plus proche allié du Prési­dent Recep Tayyip Erdo­gan, quelques jours avant le vote du man­dat per­me­t­tant l’envoi de troupes mil­i­taires en Libye. Le Prési­dent islamo-nation­al­iste Erdo­gan ne se lasse pas de jouer la carte de la sécu­rité nationale. Con­fron­té à une sérieuse péri­ode de réces­sion qui, aux côtés d’autres fac­teurs comme les mesures autori­taires, le clien­télisme ou encore la présence mas­sive de migrants syriens, affaib­lit le sou­tien au régime au sein de sa base élec­torale, il veut rassem­bler ses par­ti­sans et impos­er le silence à ses opposants. « Ces cinq dernières années, on observe une présence mil­i­taire de plus en plus affir­mée à l’étranger, prin­ci­pale­ment en Syrie et désor­mais en Libye », con­state Ismet Akça, poli­to­logue spé­cial­iste du mil­i­tarisme turc. Selon lui, c’est le résul­tat non seule­ment de la poli­tique étrangère menée par Ankara mais aus­si de dynamiques internes : « Depuis les évène­ments de Gezi en 2013 (mou­ve­ment con­tes­tataire par­ti de l’an­nonce de destruc­tion du parc Gezi dans la cap­i­tale, ndlr) et la défaite subie par l’AKP aux lég­isla­tives de 2015, Erdo­gan mise de plus en plus sur les mobil­i­sa­tions mil­i­taristes et nation­al­iste pour sur­mon­ter la crise poli­tique de son régime ».

C’est au cours de l’été 2015 que le Reis turc avait pour la pre­mière fois recou­ru de façon explicite à cette tac­tique. Les voix obtenues par les divers par­tis de l’opposition et notam­ment par le par­ti de gauche pro-kurde HDP (Par­ti démoc­ra­tique des peu­ples) lors des lég­isla­tives de juin 2015 empêchaient pour la pre­mière fois l’AKP (Par­ti de la jus­tice et du développe­ment) de for­mer un gou­verne­ment tout seul. Erdo­gan, tout en empêchant de fac­to la for­ma­tion d’une coali­tion, opte pour la reprise de la guerre con­tre le mou­ve­ment kurde après deux ans de négo­ci­a­tions. Le cli­mat de vio­lence et l’exaltation patri­o­tique ont per­mis à l’AKP de recon­quérir le pou­voir lors du scrutin renou­velé quelques mois plus tard.

La ten­ta­tive de coup d’État de juil­let 2016 a fourni au régime d’Erdogan la pos­si­bil­ité de main­tenir vivante la per­cep­tion d’une men­ace per­ma­nente con­tre la sécu­rité nationale, ce dont il s’est ample­ment servi pour crim­i­nalis­er et réprimer toute sorte d’opposition. Toutes les offen­sives mil­i­taires menées depuis 2016 con­tre les zones auto­gérées par les kur­des en Syrie du Nord, au-delà de la volon­té de con­tr­er la con­sol­i­da­tion d’une autonomie kurde dirigée par des forces liées au PKK (Par­ti des Tra­vailleurs du Kur­dis­tan, con­tre lequel Ankara est en guerre depuis 35 ans), avaient un objec­tif explicite : la poli­tique intérieure. Endiguer le rap­proche­ment entre le mou­ve­ment démoc­ra­tique kurde et l’opposition laï­ciste-répub­li­caine en crim­i­nal­isant les kur­des ; désamorcer à tra­vers un dis­cours d’union nationale les dynamiques scis­sion­nistes au sein de l’AKP dirigées par ses anciens cadres fon­da­teurs ; soulager l’opinion publique anti-migrant en avançant que plusieurs mil­lions de migrants syriens seront recon­duits vers les ter­ri­toires désertés par les kur­des en Syrie du Nord.

Un accord mar­itime pour s’opposer à « East Med »

La déci­sion d’intervenir en Libye est aus­si liée aux ambi­tions énergé­tiques du Prési­dent turc. Fin novem­bre 2019, un accord de délim­i­ta­tion des fron­tières mar­itimes avec le gou­verne­ment libyen dirigé par Fayez al-Sar­raj est signé. Cet accord per­me­t­trait à Ankara de faire val­oir ses droits sur des zones économiques mar­itimes revendiquées par Chypre et la Grèce et de faire ain­si obsta­cle à la réal­i­sa­tion du pro­jet EastMed tant que la Turquie n’y est pas incluse.

Ce pro­jet de con­struc­tion d’un gazo­duc de plus de 2 000 kilo­mètres de long per­me­t­trait d’acheminer le gaz naturel de la Méditer­ranée ori­en­tale, prin­ci­pale­ment des ter­ri­toires mar­itimes israéliens, vers l’Italie et les États du sud de l’Europe, via Chypre et la Grèce. Ain­si, alors que les dirigeants chypri­ote, grecque et israélien entéri­nent l’accord sur EastMed le 2 jan­vi­er 2020, les prési­dents Pou­tine et Erdo­gan, quant à eux, se retrou­vaient le 8 jan­vi­er à Istan­bul pour la céré­monie d’inauguration du pro­jet Turk­Stream. Un gazo­duc qui ali­mentera la Turquie mais aus­si les pays d’Europe tout en con­tour­nant l’Ukraine dont les rap­ports avec Moscou se sont forte­ment détéri­orés depuis l’annexion de la Crimée par la Russie. Si les deux pro­jets ne sem­blent pas se con­cur­rencer, du moins dans un proche avenir, Ankara est forte­ment tour­men­té par l’accord EastMed qui prévoit de l’isoler en faisant pass­er le gigan­tesque gazo­duc exclu­sive­ment par les ter­ri­toires mar­itimes revendiqués par les États sig­nataires. La décou­verte récente de gise­ments de gaz naturel au large de l’île de Chypre divisée entre une par­tie grecque recon­nue inter­na­tionale­ment et une par­tie turque recon­nue seule­ment par la Turquie avait don­né nais­sance à de vives ten­sions entre Nicosie et Ankara. Mal­gré les con­damna­tions des États occi­den­taux, la Turquie avait envoyé des navires de for­age dans l’été 2019 afin d’effectuer des explo­rations dans la zone économique exclu­sive (ZEE) revendiquée par Nicosie.

Ce dou­ble accord, mil­i­taire et ter­ri­to­r­i­al, a provo­qué de vive réac­tions inter­na­tionales. L’Union européenne a con­sid­éré l’accord « invalide » et la Grèce a expul­sé l’ambassadeur libyen. Mais Ankara tente ain­si de s’imposer à la fois comme acteur dans le jeu énergé­tique est-méditer­ranéen pour bris­er son isole­ment, et comme par­rain des Frères musul­mans du gou­verne­ment de Tripoli. Car le Prési­dent Erdo­gan est bien con­scient que si le Gou­verne­ment d’u­nion nation­al (GUN) ne survit pas à l’offensive du maréchal Haf­tar, ses ambi­tions mar­itimes tomberont à l’eau.

L’im­por­tance des ques­tions énergé­tiques, les Libyens de l’ouest – citoyens comme dirigeants — en ont con­science mais leur pri­or­ité est mil­i­taire. Fathi Bashagha, l’influent min­istre de l’intérieur du GUN assure qu’Haftar ira jusqu’au bout et n’acceptera jamais de négoci­er avec les représen­tants du gou­verne­ment de Tripoli, d’où la néces­sité de ren­forcer la défense du ter­ri­toire afin de pré­par­er l’après-guerre. Une posi­tion qui fait sourire Mohamed et ses amis étu­di­ants. Fumant une chicha sur la ter­rasse d’un café de la place d’Algérie à Tripoli, l’étudiant en Finances ne se fait guère d’illusion : « Le sort du pays se joue à Ankara, à Moscou, mais plus en Libye. Nous sommes devenus un petit pays sans poids face aux enjeux géopoli­tiques et pétroliers. »

Le sou­tien turc n’est pour l’instant pas suff­isant pour chas­s­er Haf­tar de l’ouest libyen. En jan­vi­er, les lignes de front n’avaient pas bougé mais le moral des com­bat­tants et des civils était regon­flé. « Avec la Turquie à nos côtés, je suis sûr qu’Haftar n’entrera jamais à Mis­ra­ta. En 2011, les Français nous ont sauvé de Kad­hafi, là ce sont les Turcs. C’est donc nor­mal qu’ils soient récom­pen­sés après la vic­toire », estime Ahmed, étu­di­ant en ingénierie instal­lé dans un café de Mis­ra­ta alors que le cou­vre-feu qui com­mence à minu­it approche. Mi-mars, les troupes de Tripoli, aidés par les Turcs lan­cent l’opération « Tem­pête de paix ». Cette fois, la supéri­or­ité aéri­enne per­met une série de suc­cès mil­i­taires. Le 18 mai, l’armée du gou­verne­ment d’union nation­al repre­nait la base aéri­enne de El Watiya, que con­trôlait le maréchal Haf­tar depuis 2014. Elle a égale­ment récupéré dans son giron plusieurs villes stratégiques entre Tripoli et la fron­tière avec la Tunisie. Le 4 juin, elle annonçait offi­cielle­ment avoir « le con­trôle total des fron­tières admin­is­tra­tives du Grand Tripoli».

Blo­cus sur la pro­duc­tion pétrolière libyenne

Pour­tant, en Turquie l’atmosphère de mobil­i­sa­tion nation­al­iste et mil­i­tariste que tente de créer le pou­voir poli­tique ne fait plus long feu et l’ardeur patri­o­tique se con­sume de plus en plus rapi­de­ment. Dans le con­texte des batailles autour d’Idlib où l’armée turque et les mil­ices dji­hadistes entrent actuelle­ment en con­flit direct avec les forces mil­i­taires syri­ennes soutenues par l’aviation russe, le gou­verne­ment, mal­gré un matraquage médi­a­tique d’ampleur, a le plus grand mal à con­va­in­cre l’opinion publique qu’Ankara mène cette guerre au nom des intérêts nationaux turcs.

Et ceci vaut encore plus pour son engage­ment mil­i­taire dans la guerre civile libyenne aux côtés du gou­verne­ment de Tripoli. « Mal­gré le con­trôle qua­si-total que le Prési­dent turc détient sur les médias, cette stratégie ne fonc­tionne plus. S’il n’y a pas de réac­tion qui s’exprime directe­ment dans les rues, nous pou­vons claire­ment observ­er que l’opinion publique a de plus en plus de mal à accepter le fait que des sol­dats turcs ail­lent com­bat­tre et mourir dans un pays qui est sur l’autre rive de la Méditer­ranée », com­mente le Pro­fesseur Akça. Ce qui explique prob­a­ble­ment le fait que les enter­re­ments de mil­i­taires décédés out­re-fron­tière se réalisent désor­mais dis­crète­ment, et non plus sous forme de céré­monie tri­om­phale de façon à enflam­mer la fer­veur patri­o­tique.

En Libye, le 18 jan­vi­er, à la veille de la con­férence inter­na­tionale de Berlin sur la Libye qui n’a débouché sur aucune avancée con­crète, Khal­i­fa Haf­tar autori­sait le blocage des prin­ci­paux champs et ter­minaux pétroliers qu’il con­trôle. Le but était de dénon­cer l’arrivée de com­bat­tants pro-turcs aux côtés du GUN payés sur les revenus pétroliers – qui con­tin­u­ent à être dis­tribués à l’ensemble du ter­ri­toire. De 1,2 mil­lion de bar­ils par jour, la pro­duc­tion a chuté à 122 000 (-90%) et la com­pag­nie nationale pétrolière a prévenu qu’elle pour­rait descen­dre jusqu’à 72 000 bar­ils par jour. Une cat­a­stro­phe pour le bud­get de l’État qui dépend à plus de 90 % des expor­ta­tions d’or noir, mais qui aurait aus­si une inci­dence sur le marché mon­di­al. Pos­sé­dant les plus grandes réserves d’Afrique, l’incertitude, même à court terme, sur le niveau de pro­duc­tion de la Libye empêche l’OPEP (organ­i­sa­tion des pays pro­duc­teurs de pét­role) de réguler avec pré­ci­sion ses quo­tas, ce qui par­ticipe à la grande vari­abil­ité actuelle du prix du bar­il sur le marché mon­di­al. Le blo­cus pétroli­er se révèlera-t-il l’arme ultime dans les mains de Haf­tar ?

Math­ieu Galti­er (à Tripoli) et Uraz Aydin (à Istan­bul)

Pho­to : Le 17 jan­vi­er 2020, square des Mar­tyrs à Tripoli, des por­traits des « enne­mis de Tripoli » sont affichés lors de la man­i­fes­ta­tion con­tre le maréchal Haf­tar. Math­ieu Galti­er.

In this article