L’une œuvre à la diffusion de la francophonie et pour la préservation du patrimoine cinématographique égyptien, l’autre se démène pour éradiquer le plastique qui asphyxie la Méditerranée. Marwa El Sahn et Manar Ramadan, ne se connaissent pas mais représentent une même génération d’Egyptiennes engagées : brillantes, battantes, déterminées.
Un confinement pour cause de pandémie doublé du Ramadan : tout devrait pousser Marwa El Sahn, directrice du Centre d’activités francophones de la bibliothèque d’Alexandrie, à ralentir le rythme. Mais, passées les deux premières semaines du confinement partiel institué en Égypte, la quadragénaire a repris le chemin de son bureau au sein de la « Bibliotheca Alexandrina ». Une thèse publiée l’an dernier, des ateliers et formations avec des jeunes francophones au cours des derniers mois, ou encore l’organisation, avec une étudiante d’un « challenge vidéo » sur Facebook pour promouvoir les activités artistiques en temps de confinement… Marwa n’est pas vraiment du genre à prendre du temps pour elle, pandémie ou pas. « Je ne me sens pas bien si je ne travaille pas », justifie-t-elle.
Autre habitante très active de la cité méditerranéenne, Manar Ramadan n’a pas l’intention, elle non plus, de profiter des semaines de confinement pour se lancer dans un travail d’introspection. Co-fondatrice de l’association Banlastic, elle a participé à plusieurs débats en ligne depuis mi-mars consacrés au « développement durable » au-delà de la crise du Covid ou à l’analyse de la frénésie d’achats qu’ont connue plusieurs pays au début du confinement. « On avait prévu des workshops pour avril, mais on a été obligé de les annuler à cause du confinement. Alors nous avons proposé aux participants de suivre ces discussions à la place », explique Manar, 31 ans et une énergie débordante.
La bibliothèque comme point de départ
Comme Marwa, Manar est née et a grandi à Alexandrie. Pour les deux jeunes femmes, qui ne se sont jamais rencontrées, la célèbre bibliothèque de la deuxième ville d’Égypte tient une place particulière dans leur vie. Marwa y travaille depuis 1997 — elle y a été embauchée dès la fin de ses études. Manar y a fait un passage bref mais marquant, il y a quelques années. « J’ai travaillé quatre mois comme éducatrice pour une exposition intitulée « Art of the Sea » qui montrait le cycle de vie du plastique dans la mer », raconte-t-elle. « J’expliquais à des groupes d’enfants tous les dégâts que le plastique causait au monde sous-marin. Pour moi cela a été un déclic », souligne la jeune femme. Peu après, pour compléter son cursus d’ingénieur en électromécanique, Manar part étudier deux ans en Inde. Son séjour constitue une autre étape dans sa prise de conscience : elle constate là-bas que mener à bien des politiques écologiques dans un pays pauvre c’est possible. « J’ai aussi réalisé à ce moment-là que je voulais faire un travail plus directement lié à l’humain que le métier d’ingénieur », confie-t-elle.
A son retour à Alexandrie en 2018, elle crée Banlastic avec Ahmed Yassin et Abdelkader El Khaligi (lire notre article de l’an dernier). L’association lutte contre la pollution plastique par différents moyens* mais mise d’abord sur la prise de conscience individuelle. « Depuis deux ans, nous organisons des « workshops » ou des opérations de nettoyage des plages ou des cours d’eau partout en Egypte, pour sensibiliser les gens à la nocivité du plastique. » Récemment, Manar a mené deux de ces ateliers à Louxor et Assouan, dans le sud du pays. « A Louxor, lorsqu’on est allé dans le bazar pour proposer aux commerçants d’utiliser des sacs en papier plutôt que ceux en plastique, j’ai été étonnée par leur réaction positive. En fait, les touristes sont de plus en plus nombreux à refuser les sacs plastiques. » A Assouan, après une opération de nettoyage sur les berges du Nil, les participants ont pu échanger avec une guide spécialiste des oiseaux migrateurs. Elle leur explique à quel point cette pollution repousse les oiseaux migrateurs qui séjournent dans la région. Et représente donc une menace pour l’éco-tourisme qui se développe ces dernières années autour de l’observation des volatiles. « Nos actions sont destinées à pousser les gens à réfléchir », insiste Manar. « Nous sommes conscients que tout ne va pas changer radicalement du jour au lendemain. Mais même si elles changent lentement, les choses changent. »
« Ouvrir les horizons »
Le même optimisme lucide se retrouve chez Marwa. Inlassablement, elle travaille à diffuser la langue française et à « ouvrir les horizons ». « Au Centre d’activités francophones, nos ateliers font se rencontrer des jeunes égyptiens et les étudiants africains qui sont présents à Alexandrie, notamment à l’université Senghor », explique-t-elle. « Pour moi, c’est important de montrer à la jeunesse égyptienne que le français, ce n’est pas que la France… Et de combattre certains préjugés. » Alors que le racisme est toujours très présent dans la société égyptienne, le CAF constitue un des rares lieux où ces jeunes égyptiens et ces étudiants sénégalais, ivoiriens ou maliens peuvent se rencontrer. « En faisant des activités ensemble, comme des matches d’art oratoire, ils apprennent à se respecter », assure-t-elle.
Au-delà du Caire et d’Alexandrie, Marwa développe aussi de nombreuses actions dans les gouvernorats égyptiens où la francophonie est une denrée rare. « Nous organisons des formations pour les professeurs et les étudiants de français des universités de Tanta, Assiout, Qena ou Zagazig. Ils viennent passer une semaine à Alexandrie et c’est souvent un choc culturel. » Alors qu’ils vivent dans des régions où les traditions réglementent encore davantage la vie sociale, ils et elles se retrouvent, souvent pour la première fois, dans un groupe mixte, avec des inconnus de surcroît. « Au début ils sont très timides. Mais à la fin de la semaine ils ont créé des liens forts et repartent très motivés dans leur université ! », assure la directrice du CAF.
Choisir l’action plutôt que la dépression…
Au-delà de la langue française et des livres, le cinéma est l’autre passion de Marwa. Lorsqu’on lui a demandé, il y a quelques années, de créer un département « Art et audiovisuel » au sein de la bibliothèque, elle a essayé de recenser et d’acquérir des films. « C’est à ce moment-là que je me suis rendue compte que l’Egypte a longtemps été le Hollywood du Moyen-Orient et que nous n’avions pas accès à nos films. » Aussi étonnant que cela puisse paraître, il n’existe pas en effet, de réelle politique de préservation du patrimoine cinématographique au pays de Youssef Chahine. Marwa se lance alors dans un long travail d’analyse, qui aboutira à sa thèse publiée en octobre dernier chez l’Harmattan, sous le titre Pour une cinémathèque égyptienne. « Un lieu avait été désigné au Caire avant 2011. Mais malheureusement, après la révolution, ça n’a pas démarré », déplore-t-elle.
Elle est pourtant loin de s’avouer vaincue, sur ce terrain comme sur les autres. S’il est un combat qui lui tient à cœur, c’est l’apprentissage d’une certaine tolérance, entre Égyptiens et Africains, comme entre musulmans et chrétiens. « Je suis musulmane, mais j’ai été éduquée dans une école de bonnes sœurs. La question de la religion ne se posait pas à l’époque. » Elle voudrait que les jeunes égyptiens puissent « se cultiver avant de critiquer », pour « s’ouvrir aux autres avec respect ». Quant à Manar, elle souhaite simplement que les jeunes de son pays ne se laissent pas envahir par la dépression, malgré les « circonstances difficiles » qui prévalent dans son pays ou dans le monde. « Je crois qu’il faut être dans l’action, et transformer ces mauvaises nouvelles en énergie pour agir. » Avec Manar Ramadan et Marwa El Sahn, les jeunes égyptiens et égyptiennes peuvent trouver des modèles inspirants en matière d’engagement et d’action.