À Madrid, l’immigration africaine s’intègre aux pas de danse

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Dans la cap­i­tale espag­nole, les cours de dans­es tra­di­tion­nelles africaines enreg­istrent un nom­bre crois­sant d’adeptes et des pro­jets et ate­liers fleuris­sent pour dif­fuser ces cul­tures. L’essor reste toute­fois timide, seule­ment propagé par le bouche-à-oreille et les réseaux soci­aux.

Une ambiance bruyante s’élève du pre­mier étage du marché ali­men­taire Antón Martín, dans le cen­tre-ville de Madrid. Les effluves de nour­ri­t­ure du rez-de-chaussée dis­parais­sent peu à peu alors que pro­fesseurs et élèves se croisent sans dis­con­tin­uer. Sur les murs de l’accueil d’Amor de Dios, des dizaines de fly­ers de cours de dans­es s’enchevêtrent. Un vinyle déverse des notes fla­men­cos ren­dues presque inaudi­bles par le débit mitrail­lette de Marisa Cama­ra. « Salle 5, salle 5 », répète-t-elle à son groupe. Petite, les cheveux coupés courts, elle suit ses élèves, une dizaine de femmes et un homme. Pen­dant deux heures au son des per­cus­sions elle les repren­dra sur la choré­gra­phie qu’elle leur enseigne : une danse tra­di­tion­nelle de Guinée-Conakry. « Je danse depuis que je suis petite et j’ai tou­jours eu cette envie de le trans­met­tre, de présen­ter un pan de ma cul­ture », racon­te Marisa Cama­ra, 30 ans, rési­dente madrilène depuis cinq ans après avoir quit­té sa Guinée natale à 19 ans. « Beau­coup de per­son­nes s’y met­tent. Telle­ment que cer­tains de mes anciens élèves ont leurs pro­pres class­es ! »

Les cours de dans­es africaines attirent à Madrid un nom­bre crois­sant d’adeptes. « Une véri­ta­ble fièvre, s’exclame Mari­na Gomis, chanteuse et danseuse de 33 ans. « C’était très mécon­nu il y a qua­tre ou cinq ans. Main­tenant, il y a des cours tous les jours et le nom­bre d’élèves a triplé. » Il n’existe pour autant aucun recense­ment pré­cis, chaque pro­fesseur menant ses class­es comme il l’entend. Robert Pujols, directeur de l’école Dan­za­tion, fait appel à trois d’entre eux par semaine. « Il doit y avoir entre 30 et 40 élèves. Il y a cinq ans, il y en avait à peine dix », se sou­vient-il. La plu­part des cours sont don­nés dans le quarti­er mul­ti­cul­turel de Lava­piés, en cen­tre-ville. Une caisse de réso­nance qui, selon Mari­na Gomis, par­ticipe de cette expan­sion. « Ces dans­es sont beau­coup plus vis­i­bles ici, dans la rue ou aux con­certs organ­isés presque toutes les semaines. » Le reste s’est fait grâce au bouche-à-oreille et aux réseaux soci­aux. La page Face­book Dan­zas Africanas en Madrid, par exem­ple, com­pile les évène­ments et pousse ses 3 500 abon­nés à y assis­ter.

« Les gens vien­nent et accrochent très rapi­de­ment », approu­ve Rebe­ca Jodar, employée ban­caire et pro­fesseure de danse pour l’école Kuku­tam­tam. Ce soir-là, elle répète avec Mari­na Gomis sur le rythme imprimé par Ahmed Lamine Soumah, pro­fesseur orig­i­naire de Guinée-Conakry, et le groupe Sam­a­to per­cus­sions. L’atmosphère de la salle est lourde, les fronts per­lés de sueur. « L’exercice est libéra­teur, il te fait te sen­tir bien », pour­suit Rebe­ca Jodar, souri­ante mais exténuée. Dans le même état de fatigue et de joie mêlée, Miguel Rosón, aux per­cus­sions, approu­ve : « L’effort est telle­ment intense, ath­lé­tique, que tout le stress est évac­ué après une séance. » Out­re l’énergie véhiculée, les com­pé­tences et l’exigence req­ui­s­es sont, pour Robert Pujols de Dan­za­tion, autant de fac­teurs attrac­t­ifs. « Les gens vien­nent pour se diver­tir ou parce qu’ils en retirent de nom­breux avan­tages. Pour ceux qui souhait­ent devenir pro­fes­sion­nels, c’est une bonne école pour tra­vailler l’élasticité, la rapid­ité et l’ex­pres­sion cor­porelle. »

Ahmed Lamine Soumah vient d’une famille d’artiste. En Espagne depuis cinq ans, il se mue à l’occasion en danseur, musi­cien, choré­graphe ou acro­bate. « Ce n’est pas facile quand tu arrives de l’étranger d’exercer ce méti­er. Il faut du courage, des réseaux. Mais j’ai la danse dans le sang, autant en faire partager les autres », détaille-t-il, une fois le bruit des per­cus­sions retombé. Miguel Rosón évoque aus­si « une manière de com­bat­tre le racisme pour une com­mu­nauté africaine qui se fait de plus en plus enten­dre dans les sphères poli­tiques et médi­a­tiques ». Et ce, même si les insti­tu­tions locales ne se sont pas encore emparées de la ten­dance, lais­sant le milieu dans une con­fi­den­tial­ité qui tend douce­ment vers la lumière.

Sur la scène indépen­dante, les dans­es africaines ont réus­si à attir­er l’attention de cen­tres artis­tiques qui, sur le papi­er, ont peu à voir avec elles. À l’image de l’école Amor de Dios, emblé­ma­tique espace dédié depuis les années 1950 au fla­men­co. Ce côté « en marge » de la société a rap­pelé, à Joaquín San Juan, le directeur du lieu, les débuts du fla­men­co. « Sa cul­ture est celle du plus mar­gin­al­isé qui se rebelle. C’est cohérent que l’on défende la cul­ture des per­son­nes “plus faibles” du monde actuel, celles qu’on laisse se noy­er dans la mer. » Sans oubli­er sa philoso­phie de s’ouvrir à « toutes les influ­ences qui ont pu ali­menter le fla­men­co ». Plus per­son­ne ne s’étonne donc d’entendre, aux alen­tours du marché Antón Martín, le son des per­cus­sions en pas­sant devant les vit­rines des mag­a­sins dédiés aux robes sévil­lanes.

A Madrid, Baptiste Langlois

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