Marseille est un paradoxe français avec une forte réalité algérienne. En effet, sur les 800 000 habitants que compterait la cité phocéenne, pas moins de 300 000 d’entre eux vivent une identité à cheval sur les deux rives de la Méditerranée. Algériens, Franco-Algériens, ou encore Harraga. Ces derniers souffrent d’une identité d’exclus, d’exilés de leur terre natale. Déjà au bled comme ils le disent ils n’avaient aucune existence dans la société.
Penser à l’avenir pour ces jeunes lorsqu’ils étaient en Algérie n’avait même pas la saveur d’une blague algérienne. Comment trouver un enthousiasme à la vie dans un espace économique saturé de copinages en tout genre. L’argent, personne ne l’avait vraiment vu. Certaines légendes urbaines évoquaient le marché au Dinar qui dévaluait les chances de réussite pour les familles de la classe moyenne et populaire.
L’opportunité première se résume donc à quitter les villes moyennes d’Algérie pour engoncer le peu de perspectives d’emploi à Alger. Ils partent de Bejaïa, Constantine, Oran, Annaba, Sétif, Biskra, Sidi Fredji… Pourquoi rester chez eux pour se voir mourir dans les yeux de leurs parents pleurant l’espoir perdu d’un pays vide de sens pour ses enfants ? Pendant que jeunesse se meurt en mer ou se perd en oisiveté psychiatrique, les sociopathes à la panse engraissée de corruption se griment en hommes d’Etat accompagnant de leur rapacité les bateaux de fortune qui s’aventurent en mer pour un au revoir à leur Algérie tant aimée.
Parfois, des histoires relatent aux parents restés à quai que les embarcations brinquebalantes accostent funestement. Pour les survivants, avec la mémoire des récits transmis de Harraga en Harraga, la mort était le chemin de croix que l’Algérie de Bouteflika offrait à cette jeunesse.
Larsen et M. Maroci
Pour le système, les Harraga forment une bande poussiéreuse, une chimère humaine qui dans leur boite crânienne a perdu toute trace. Pour les Harraga, qui après moult périples ont encore la chance de pouvoir connaître les récits d’Homère, ils sont marqués au fer rouge d’histoires traumatiques de frères et de sœurs bercés par les flots. Ainsi repassent en eux le prix du départ, le prix de la trahison, le prix de l’abandon, le prix de la corruption, de la violence d’Etat, le prix de la mort… Tout ceci les mène aujourd’hui à vendre des paquets de Marlboro et à dormir dans des logements qui s’effondrent. Paix à leurs âmes car sans papier, la France ne semble pas leur reconnaître une quelconque humanité.
J’imagine mal cette vie où la dignité vous refuse l’horizon d’un avenir aussi infime qu’il soit, alors que votre nation a versé le sang des combattants pour vous libérer d’une destinée jadis servile. C’est le malheur que génèrent ces habitus mortifères des marionnettes post-coloniales noyant de forfaitures les populations africaines.
Pour comprendre la genèse du « Harraguisme », il vous faut avoir ces éléments en tête et sortir du récit des corrupteurs comme de la propagande des corrompus. Les adeptes du « Harraguisme » chantent la ferveur d’une nation qui se libère, devenant le cœur de l’armée des chabbab (des jeunes) de la liberté, ici à Marseille ou à Alger et dans toutes les villes où leurs mots, leurs scansions libèrent les âmes de tout un peuple kidnappé depuis 60 ans par le clan de Oujda.
Mais prenez garde à l’imaginaire du sauvageon qui débarquerait à Marseille avec comme unique bagage la misère entourant la vente d’un paquet de clopes. Les « Harraguistes » sont instruits et souvent diplômés, car c’est bien le système qu’ils veulent dégager qui a appauvri leur destinée. Ils sont ingénieurs, cuisiniers, techniciens en tout genre, voire médecins qui soignent les douleurs françaises alors que les Algériens se meurent dans des hôpitaux agonisants.
1/ Le Harrag, au pluriel Harraga, est un migrant clandestin qui prend la mer depuis le Maghreb : Algérie, Tunisie, Maroc.
Si certains « Harraguistes » ont décidé de voguer vers un ailleurs bardé d’incertitudes, pour d’autres le système leur a donné les clefs de l’opium du peuple comme voix de garage. Ils, elles peuvent s’époumoner tous les week-end, pourvu qu’ils aient l’ivresse et qu’ils nous laissent piller à l’ombre de nos palais, pense le système. Mais à l’inverse d’un système de prébende mafieux faisant fi de la souffrance sociale du peuple algérien, les supporters de stade ont une organisation, un code d’honneur, une déontologie, des principes, de la fraternité, un écosystème social et solidaire, une mémoire commune des victoires comme des défaites qui se transmet de génération en génération. Le « Harraguisme » puise sa force, son originalité dans l’enracinement de la culture populaire autour du football qui lui a permis de rester vivant et digne dans ces espaces de cohésion sociale que sont les stades.
C’est ici à la Porte d’Aix, à Marseille, la réplique de cette sociabilisation que j’ai sous les yeux. Le kop de la liberté des « Harraguistes » inventant les chants qui galvanisent le peuple, l’invitant à l’espoir d’un avenir démocratique. Les femmes et les hommes de la génération post-coloniale les encouragent et participent à la création de slogans chantés. Toute la semaine, la communauté des Harraga accumule dans les Smartphones les nouvelles répliques aux turpitudes du pouvoir en place.
Le chœur des Harraga
Le « Harraguisme » est un creuset qui prend racine dans plusieurs cultures historiques. Il puise sa source principale dans l’histoire du déracinement coercitif organisé par un Etat qui a trahi l’objectif d’indépendance de tout un peuple. Nous pouvons aussi retrouver sa trace dans le refus d’effacement de l’Amazighité que chaque algérien porte en lui. Le « Harraguisme » est une idée qui laisse la place à toute personne désireuse d’exprimer une liberté auparavant étouffée par le système. C’est un porte-voix de la dignité que réclame tout un peuple. En ce sens, le « Harraguisme » est la forme la plus pure du dégagisme algérien car ces enfants meurtris par le vide politique sont assoiffés de tout et ne sauraient se contenter uniquement de liberté. Ils, elles veulent être les bâtisseurs de cet avenir algérien.
L’histoire algérienne les rappelle. Ils sont là, dans l’esprit des héros du congrès de la Soummam : Abane Ramdane, Larbi Ben M’Hidi, Krim Belkacem, Amar Ouamrane, Youcef Zighoud. Ce pourrait être le 20 août 1956. Pour les « Harraguistes », la mission est claire : contaminer les peuples de leur force indépendantiste. A Marseille, à la Porte d’Aix, j’ai été témoin d’un acte fondateur du « Harraguisme ». Cette jeunesse qui, il y a à peine un mois, n’avait pas de parole politique audible et seulement des « Marlboro, Marlboro », décide de prêter spontanément main forte aux Comoriens eux aussi englués dans un régime dictatorial. Le symbole est fort, les revendications se mélangent. Les corps s’amalgament, les chants s’échangent, la liberté s’entonne.
Il me faut alors interroger cet altruisme, cet acte politique d’une jeunesse algérienne oubliée, laissée au bord de la route pour être déversée en pleine mer. Est-ce un appel à libérer tous les peuples d’Afrique ? Pour l’instant, j’observe cette liaison heureuse et pleine de vie entre les Comoriens et les Harraga. Quid cependant de l’image que renvoie cette jeune Algérie dans la rue auprès des peuples africains ? Peut-être que dans quelques semaines, quelques mois, quelques années, le « Harraguisme » prendra son essor dans toute l’Afrique. Inch’Allah comme dirait l’autre que je suis. En attendant que le « Harraguisme » enchante les peuples opprimés en les invitant à se libérer de leurs geôliers, dimanche prochain ils, elles seront là. Ils continueront leur travail alors que certains commencent à quitter le navire algérien. Je pense qu’aucun gouvernement, ni aucune armée n’aura l’outrecuidance d’arrêter l’expansion du « Harraguisme ». Seule en l’état une constituante pourrait les rassasier, et encore.
Voici ma journée de terrain dominical qui se termine avec « les Harraguistes ». Je suis au Vieux-Port et je prends un peu de recul pour structurer ma vision des choses. Cette belle image en tête du soleil qui drape les chabbab de sa lumière couchante me fait dire qu’ils sont entre de bonnes mains. Je décide donc de poursuivre mon chemin à l’écoute de cette Algérie qui bouillonne.
2 / Date du congrès de la Soummam. Un acte majeur structurant de la révolution algérienne, qui a réuni la majorité de ses principaux dirigeants, le 20 août 1956 au village d’Ifri, dans l’actuelle commune d’Ouzellaguen.