En Méditerranée : non-assistance à personnes en danger

886 0
886 0

Depuis 2015, année mar­quée par les images provenant des côtes et des fron­tières européennes où des cen­taines de mil­liers de per­son­nes fuyant leurs pays sont arrivées via la Méditer­ranée, des ini­tia­tives de sauve­tage ont fleuri. En Alle­magne, en France, en Espagne des citoyens ont décidé d’aller porter sec­ours en mer aux per­son­nes fuyant l’Afrique sub­sa­hari­enne, l’Afrique du Nord et le Moyen-Ori­ent. Aujourd’hui, ces ini­tia­tives doivent faire face aux poli­tiques européennes de fer­me­ture des fron­tières.

« Plus de 2 250 per­son­nes sont mortes en Méditer­ranée en 2018 et plus de 15 000 depuis 2014 », peut-on lire aujourd’hui dans les dif­férents rap­ports de l’Office inter­na­tion­al des migra­tions (OIM) et dans les médias. Ce chiffre représente les per­son­nes iden­ti­fiées mais ne prend pas en compte les per­son­nes dont l’embarcation a dis­paru sans laiss­er de traces avec à son bord 100 à 150 per­son­nes poussées à la mort par les passeurs Libyens et Africains. Sans gilet de sauve­tage, il ne faut pas plus d’une minute à une per­son­ne ne sachant pas nag­er pour rejoin­dre les pro­fondeurs des eaux agitées de la Méditer­ranée. En haute mer, les marins sauveteurs de dif­férentes ONG témoignent des con­di­tions périlleuses aux­quelles ils font face mal­gré les entraîne­ments. A bord des embar­ca­tions de for­tune, la majorité des per­son­nes n’a pas de gilets de sauve­tage et ne sait pas nag­er. Le moin­dre mou­ve­ment de panique peut faire chavir­er le pneu­ma­tique qui par­fois est déjà en train de couler.

En Méditer­ranée cen­trale entre la Libye et l’Italie, les marins sauveteurs à bord du bateau Aquar­ius, affrété par les ONG SOS Méditer­ranée et Médecins sans fron­tières, ont ten­du la main à 29 523 per­son­nes entre avril 2016 et sep­tem­bre 2018. Elles ont été débar­quées ensuite, comme la loi le prévoit, dans le port le plus sûr et le plus proche, en Ital­ie. Mais lorsqu’au mois de juin 2018 ; le min­istre de l’Intérieur ital­ien Mat­teo Salvi­ni fraîche­ment élu décide de fer­mer les ports des îles sicili­ennes, les opéra­tions de sauve­tage se com­pliquent. Les bateaux de sec­ours sont mis en déroute, atten­dant par­fois plusieurs jours avec à leur bord des dizaines voire des cen­taines de per­son­nes, qu’un pays européen accepte d’accueillir les rescapés.

ONG blo­quées en Méditer­ranée
En juin 2018, l’Aquarius tourn­era ain­si en rond une semaine en haute mer avec à son bord 630 per­son­nes sec­ou­rues au large de la Libye. « C’était inhu­main, les per­son­nes que l’on sec­ourt restent en principe un à deux jours. Elles sont pris­es en charge au niveau médi­cal, ali­men­taire, sur le pont du bateau. Nous ne sommes pas un hôtel. Au terme de quelques jours nous n’avions plus assez de nour­ri­t­ure. Les per­son­nes devaient atten­dre durant deux heures le matin pour aller aux toi­lettes et trois heures pour recevoir un bout de pain, sous un soleil de plomb, ou sous les vagues de 4 mètres quand une tem­pête est sur­v­enue. Nous avions honte. Honte de nos pays européens », con­fie l’un des marins sauveteurs lors d’une con­férence de presse inédite à Mar­seille, où pour la pre­mière fois les marins se sont exprimés sur les con­di­tions de sauve­tage. Finale­ment, l’Espagne située à qua­tre jours de nav­i­ga­tion a don­né son feu vert, et les 630 per­son­nes ont été débar­quées au port de Valence. Puis ce fut le tour de deux ONG alle­man­des. En jan­vi­er 2019, elles affrè­tent deux bateaux, le Sea Watch 3 et le Sea Eye. Ces bateaux ont été blo­qués respec­tive­ment 7 et 14 jours avec 32 et 17 per­son­nes à leur bord. Malte a accep­té le débar­que­ment des 49 per­son­nes sur son île avec un accord de répar­ti­tion des per­son­nes prévu en amont par l’Europe. La France a accueil­li ain­si 47 per­son­nes con­sid­érées comme étant réfugiées et éli­gi­bles à l’asile par l’Office français de pro­tec­tion des réfugiés et apa­trides (OFPRA) dépêché à Malte. Elles ont été répar­ties ensuite dans trois régions français­es du Grand Est. Par­mi eux, une majorité d’Erythréens, six Soudanais et deux Soma­liens.

Per­son­nes sec­ou­rues lors d’un sauve­tage effec­tué par le bateau Aquar­ius de l’ONG SOS Méditer­ranée. Un marin sauveteur et une human­i­taire de médecins sans fron­tières accueil­lent les rescapés. @Anthony Jean-avril 2018

Con­traintes, les ONG ont déserté
A ce jour, seul le bateau de l’ONG alle­mande Sea Eye est repar­ti en Méditer­ranée cen­trale le 21 févri­er 2019 pour effectuer des sauve­tages. Sur les huit ONG opérant par inter­mit­tence depuis 2014 en Méditer­ranée, seul l’Aquarius, bateau de 77 mètres et d’une capac­ité d’accueil de 400 per­son­nes (900 en sit­u­a­tion extrême) était sur zone toute l’année avec une équipe de 30 per­son­nes, équipage, salariés de Médecins sans fron­tières et marins sauveteurs. Mais aujourd’hui, il ne nav­igue plus (voir encadré). L’ONG SOS Méditer­ranée qui l’affrétait est à la recherche d’un nou­veau bateau et d’un arma­teur qui acceptera sa mis­sion. Selon le rap­port 2017 des garde-côtes ital­iens, les ONG ont effec­tué 26 % des sauve­tages en 2016 et 41 % en 2017. Les sauve­tages sont égale­ment assurés par les bateaux cir­cu­lant en Méditer­ranée, tels que l’agence Fron­tex (police des fron­tières européennes) dont les moyens ont été ren­for­cés pour 2019, par les bateaux de com­merce qui tran­si­tent en Méditer­ranée cen­trale et par les bateaux mil­i­taires présents dans cette zone. Selon la loi mar­itime, tous ont l’obligation de porter sec­ours aux embar­ca­tions et aux bateaux en détresse repérés par les cen­tres de coor­di­na­tion. 426 361 per­son­nes ont ain­si été sec­ou­rues par ces dif­férentes entités, dont les bateaux des ONG, en 2015. Cepen­dant, en l’absence de bateaux human­i­taires témoins et rap­por­teurs de la sit­u­a­tion en mer, il est dif­fi­cile de savoir réelle­ment le sort réservé aux per­son­nes actuelle­ment sec­ou­rues, par ces autres bateaux soumis au dur­cisse­ment des poli­tiques migra­toires européennes, et celles qui sont en détresse sans bateau de sauve­tage à prox­im­ité.

En mer, comme le prévoit le droit mar­itime, les ONG suiv­ent les direc­tives des pays ayant déclaré la créa­tion de leur pro­pre zone de recherche et de sauve­tage (SAR en anglais) inscrit à l’or­gan­i­sa­tion mar­itime inter­na­tionale. Ils sont donc aptes à détecter les embar­ca­tions ou à recevoir des sig­naux de détresse et à coor­don­ner les opéra­tions de sauve­tage pour inter­venir dans des zones Search and Res­cue (SAR). Jusqu’en 2018 en Méditer­ranée cen­trale, dans les eaux inter­na­tionales entre la Libye et l’Italie, cette mis­sion était assurée par le cen­tre de coor­di­na­tion de Rome, le Mar­itime Res­cue Coor­di­na­tion Cen­ter (MRCC). Les gardes-côtes ital­iens assur­aient quant à eux 50 % des sauve­tages dans leurs eaux ter­ri­to­ri­ales. A la suite de la fer­me­ture des ports ital­iens et de la volon­té européenne de con­fi­er cette tâche aux Libyens, la Libye a déclaré la créa­tion de sa zone SAR. Depuis 2017, la Libye est désor­mais en charge du repérage des embar­ca­tions en détresse et de la coor­di­na­tion des sauve­tages sur ses eaux ter­ri­to­ri­ales et au-delà. Des opéra­tions menées depuis le MRCC basé à Tripoli.

En 2015, l’accord de Malte signé par l’Union Européenne a financé des équipements afin que les garde-côtes libyens empêchent les tra­ver­sées, et des for­ma­tions pour le sauve­tage. Les Libyens assurent donc des « sauve­tages » qual­i­fiés plutôt d’interceptions par les ONG témoins de scé­nar­ios cat­a­strophiques où des réfugiés préféraient se jeter à l’eau et mourir plutôt que de retourn­er en Libye. D’autre part, les bateaux human­i­taires ont à plusieurs repris­es sig­nalé l’absence de réponse du cen­tre de coor­di­na­tion libyen dans des sit­u­a­tions de crise. Ces réal­ités posent de véri­ta­bles con­tra­dic­tions et le non respect des con­ven­tions des droits de l’Homme et du droit mar­itime qui prévoient l’as­sis­tance aux per­son­nes en dan­ger et le débar­que­ment dans un port sûr. Pourquoi des per­son­nes migrantes fuyant la Libye où il est avéré qu’elles subis­sent des tor­tures, des vio­ls et des enlève­ments pour rançons seraient-elles oblig­ées d’y retourn­er ? Le fait de remet­tre aux mains de la Libye, pays insta­ble où sévis­sent des mil­ices à tous les niveaux des instances sécu­ri­taires du pays, va à l’encontre de la con­di­tion du port sûr prévu par le droit mar­itime : « Un endroit où la vie des sur­vivants n’est plus men­acée et où leurs besoins humains fon­da­men­taux tels que la nour­ri­t­ure, le loge­ment et les besoins médi­caux peu­vent être sat­is­faits ». Or, en sep­tem­bre 2018, l’ONU réaf­firme que « la Libye ne rem­plit pas les critères pour être désignée comme un lieu sûr aux fins du débar­que­ment après un sauve­tage en mer ». Pour­tant, la France va livr­er six embar­ca­tions à la marine libyenne à par­tir du print­emps prochain a annon­cé le min­istère des Armées, et l’UE sem­ble bien déter­minée à pour­suiv­re sa poli­tique d’endiguement des réfugiés dans les pays de départ et de tran­sit comme la Libye, le Maroc et le Niger.

Photo de UNE : Marins sauveteurs de l’Aquarius (SOS Méditerranée) en route pour un sauvetage. Les bateaux Aquarius et Open Arms (ONG espagnole) en arrière plan prêts à accueillir les rescapés. @Anthony Jean

Encadré

Sit­u­a­tion SOS Méditer­ranée

En novem­bre 2018, suite à une enquête pro­longée du bureau du pro­cureur de Catane, la jus­tice ital­i­enne demande la mise sous séquestre du bateau Aquar­ius loué par l’ONG SOS Méditer­ranée et amar­ré à Mar­seille.
En cause, un défaut de ges­tion des déchets à bord du bateau dont a la charge l’organisation MSF Bel­gique qui emploie 10 human­i­taires à bord afin d’apporter les soins médi­caux auprès des per­son­nes rescapées à bord de l’Aquarius.
Accu­sa­tion : Mau­vais traite­ment inten­tion­nel des déchets visant à en tir­er un prof­it financier dans le cadre d’un « pro­jet crim­inel ».
Après chaque sauve­tage et avant la fer­me­ture des ports ital­iens, SOS Méditer­ranée sous les ordres du cen­tre de coor­di­na­tion de sauve­tage à Rome, débar­quait les per­son­nes migrantes rescapées sur les îles ital­i­ennes (ports les plus sûrs et les plus proches imposés par le droit mar­itime) où elles étaient ensuite pris­es en charge par les autorités ital­i­ennes et les ONG à terre. Les vête­ments, restes ali­men­taires et médica­ments util­isés par les rescapés débar­qués sur le sol ital­ien représen­teraient un dan­ger pour la san­té publique ital­i­enne. Médecins sans fron­tières (MSF) assure dans un com­mu­niqué que l’ONG a tou­jours suivi les procé­dures en vigueur et que les autorités com­pé­tentes ne l’ont jamais inter­pel­lée sur le sujet depuis 2015, date du début de ses opéra­tions de sec­ours en mer. SOS Méditer­ranée « con­damne fer­me­ment cette nou­velle ten­ta­tive de crim­i­nal­i­sa­tion de l’aide human­i­taire en mer et la demande de saisie préven­tive de l’Aquarius » et réfute les accu­sa­tions de par­tic­i­pa­tion à des activ­ités illé­gales. MSF fait appel.
Suite à 18 mois de crim­i­nal­i­sa­tion, de décrédi­bil­i­sa­tion et de diffama­tion con­tre les ONG de recherche et de sauve­tage, leurs actions sont frag­ilisées alors que le taux de per­son­nes mortes noyées aug­mente. L’ONG est con­trainte de renon­cer un temps au sauve­tage et à son bateau l’Aquarius. « Renon­cer à l’Aquarius a été une déci­sion extrême­ment dif­fi­cile à pren­dre, mais elle per­me­t­tra à nos équipes de repren­dre les opéra­tions de recherche et de sauve­tage le plus rapi­de­ment pos­si­ble », a déclaré Frédéric Penard, directeur des opéra­tions de SOS MEDITERRANEE. « Nous refu­sons de rester les bras croisés sur le rivage alors que des gens con­tin­u­ent de mourir en mer. Tant que des êtres humains con­tin­ueront à ten­ter la tra­ver­sée la plus dan­gereuse du monde, SOS Méditer­ranée rem­pli­ra son devoir d’assistance en répon­dant à l’ur­gence par tous les moyens pro­fes­sion­nels pos­si­bles ». Aujourd’hui, elle recherche un nou­veau bateau pour repar­tir en mer.

Cet article, comme tous les articles publiés dans les dossiers de 15–38, est issu du travail de journalistes de terrain que nous rémunérons.

15–38 est un média indépen­dant. Pour financer le tra­vail de la rédac­tion nous avons besoin du sou­tien de nos lecteurs ! Pour cela vous pou­vez devenir adhérent ou don­ner selon vos moyens. Mer­ci !

In this article