SOS Méditerranée : « un mois long et frustrant »

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Le bateau Aquar­ius de l’association SOS Méditer­ranée lève l’ancre après un mois passé au port de com­merce de Mar­seille. Le 29 juin 2018, pour la pre­mière fois depuis deux ans de sauve­tage en Méditer­ranée cen­trale, le bateau a été obligé de ren­tr­er en France pour faire son escale tech­nique opérée jusque là à Catane en Sicile. Le min­istre de l’in­térieur ital­ien, Mat­teo Salvi­ni, récem­ment élu, inter­dit le débar­que­ment des rescapés sur le sol ital­ien et pose désor­mais des con­di­tions afin que les autres Etats européens pren­nent leurs respon­s­abil­ités.

L’histoire remonte à la nuit du 9 juin, lors d’un sauve­tage de deux embar­ca­tions à 100 km des côtes libyennes par l’Aquarius, cette nuit là il y avait plusieurs embar­ca­tions en détresse. Des navires marchands et des navires des gardes côtes ital­iens, procé­daient eux aus­si à des sauve­tages. Ils ont sauvé 400 per­son­nes qu’ils ont ensuite remis à SOS Méditer­ranée. C’est ain­si que 630 per­son­nes se sont retrou­vées à bord de l’Aquarius. L’Italie d’où sont coor­don­nées les opéra­tions de sauve­tage et où sont débar­qués les rescapés habituelle­ment pour la pre­mière fois ferme ses ports au bateau de l’ONG. Puis c’est au tour de Malte de ver­rouiller l’accès à ses ter­res. Le bateau errera 6 jours en haute mer avant d’honorer la propo­si­tion de l’Espagne de débar­quer les 630 per­son­nes à Valence. 6 longs jours à bord, trau­ma­ti­sant pour les rescapés mais aus­si pour les équipes présentes sur l’Aquar­ius. « Nous avions 630 per­son­nes rescapées, la journée en plein soleil sur le pont il n’y a pas un brin d’air, il faut 5 heures pour avoir un bout de pain, 2 heures pour aller aux toi­lettes; les gens sont couchés sur l’acier sur le pont la journée, la nuit on a fait face à des vagues de plusieurs mètres qui retombent sur le pont là où dor­ment les gens. Nous avions honte de leur faire vivre ce chaos. Ce sont des humains, des humains !” témoigne Ludovic, marin sauveteur. Les équipes racon­tent et analy­sent cette sit­u­a­tion qui va à l’encontre des con­ven­tions des droits de l’homme et du droit mar­itime inter­na­tion­al, sit­u­a­tion qui pour­rait se répéter dans les prochaines semaines en mer si l’Italie et les Etats européens comme la France ne pro­posent pas de solu­tion d’accueil ou refusent à nou­veau d’ouvrir leurs ports.

Le directeur des opéra­tions, Frédéric Pénard revient sur les faits, « Pen­dant cette rota­tion nous avons assisté à une fail­lite des états européens à faire respecter les con­ven­tions mar­itimes car dès ce sauve­tage et les trans­ferts opérés au large de la Libye, nous n’avons pas eu l’assurance d’un port sûr rapi­de le plus proche et c’est ce qui nous a obligé à faire ce périple inutile et dan­gereux pour les per­son­nes jusqu’à Valence. Inutile car cela nous a éloigné de la zone d’opération pen­dant 6 à 7 jours sup­plé­men­taires pen­dant lesquels des per­son­nes se sont noyées et que l’on aurait pu sauver.
Durant cette rota­tion nous avons été témoins de départs mas­sifs ce qui prou­ve que la cor­réla­tion entre le nom­bre de départs et notre présence n’est pas prou­vée comme nous l’assènent cer­tains acteurs. Près de 1000 per­son­nes sont par­ties des côtes libyennes durant cette péri­ode et nous avons eu des retours comme quoi la majorité de ces per­son­nes ont été inter­cep­tées par des Libyens qui les ont ramenées en Libye dans une coor­di­na­tion com­plète­ment con­fuse et sans se servir de tous les moyens qui exis­taient autour de ces embar­ca­tions en détresse. Enfin nous avons eu pour infor­ma­tion d’un cer­tain blocage qui sem­ble s’organiser autour des opéra­tions des ONG qui pour­tant sont stricte­ment légales et dans le respect du droit mar­itime inter­na­tion­al. On n’avait plus de droit mar­itime inter­na­tion­al car on n’avait plus de port sûr, désor­mais il sem­ble com­pliqué de trou­ver un port d’escale pour qu’on soit obligé de venir jusqu’à Mar­seille. On voit dans la presse de fauss­es accu­sa­tions envers les ONG, de la crim­i­nal­i­sa­tion de notre tra­vail et nous devenons les boucs émis­saires un peu facile de la fail­lite des états européens à organ­is­er l’assistance à per­son­ne en dan­ger à leurs portes. Je veux rap­pel­er que tout ça n’est pas un prob­lème d’ONG, ce n’est pas un prob­lème d’Ong”, pour­suit le directeur des opéra­tions, “« L’aquarius est par­ti en févri­er 2016, de cette date à Juin 2018 nous avons porté sec­ours à plus de 29 000 per­son­nes, dans cette même péri­ode, les états européens avec leurs navires mil­i­taires, leurs navires de gardes-côtes, ont porté sec­ours à 290 000 per­son­nes soit 10 fois plus que l’action de l’Aquarius. C’est donc un enjeux qui con­cerne l’ensemble du monde mar­itime, des navires, qui con­cerne le droit mar­itime et le droit mar­itime. » Mais les con­clu­sions du con­seil européen qui ont eu lieu sur le sujet dans le même temps et qui devaient apporter des solu­tions au blocage et au manque de moyens pour le sauve­tage en mer sont inadap­tées d’après l’ONG qui déplore l’absence de prise en compte de l’aspect humain.

« Le sou­tien incon­di­tion­nel aux gardes côtes libyens »

« Durant cette réu­nion, les remar­ques que l’on peut faire est qu’ils ont très peu évo­qué l’humain, ils ont par­lé de poli­tique une fois de plus avec des solu­tions très floues et peu con­crètes sont juste esquis­sées, et en même temps un mes­sage très fort est don­né d’un sou­tien incon­di­tion­nel aux gardes-côtes libyens, ce qui nous pose aujourd’hui un énorme soucis. » avait déclaré le directeur des opéra­tions de sauve­tage de SOS Méditer­ranée le 30 juin.

En effet les Libyens n’ont pas les moyens d’assurer des sauve­tages de masse, les marins rap­pel­lent que les Libyens ne sont pas for­més au sauve­tage de masse et ne dis­posent pas d’hélicoptères pour faire du repérage des embar­ca­tions comme opérait le cen­tre de coor­di­na­tion mar­itime de Rome, et la Libye n’est pas con­sid­érée comme un port sûr où peu­vent être débar­qués les rescapés, (lire note ICI), jusqu’ici ils étaient répar­tis dans dif­férentes îles de Sicile, par le cen­tre de coor­di­na­tion basé à Rome. D’après les con­clu­sions européennes les exilés qui fuient la Libye et les mil­ices armées libyennes et paient des passeurs libyens devraient donc retourn­er en Libye. Ce qui sem­ble très con­tra­dic­toire.

Le 27 juin 2018, l’organisation mar­itime inter­na­tionale pour la pre­mière fois offi­cial­i­sait la respon­s­abil­ité de coor­di­na­tion des sauve­tages par ces mêmes gardes-côtes libyens. Frédéric Pénard pour­suit « Je veux juste rap­pel­er que les gens qui fuient par la mer, fuient la Libye, fuient les vio­la­tion énormes de leurs droits, fuient l’exploitation, les abus, la vio­lence. Ce sont des gens, et on l’a reçu des mil­liers de fois en témoignage, qui fuient la Libye. La seule approche des gardes côtes libyens créée une panique qui expose les per­son­nes à un risque immé­di­at de naufrage et on a vu à plusieurs occa­sions des gens se jeter à l’eau et couler car ils ne peu­vent pas sup­port­er cette inter­ac­tion avec les gardes côtes libyens.
Par ailleurs, la coor­di­na­tion si elle doit être faite par les gardes côtes libyens, pose un prob­lème presque insol­u­ble aujourd’hui du port sûr, les con­ven­tions inter­na­tionales mar­itimes je le redis con­sid­èrent qu’un sauve­tage se ter­mine au moment où les gens peu­vent être mis à l’abri le plus tôt pos­si­ble dans un port sûr où les per­son­nes seront à l’abri et auront de l’assistance mais aus­si où elles pour­ront pré­ten­dre à la pro­tec­tion qui leur est due. Tous les témoignages et tout le monde s’accorde à dire que la Libye en aucun cas aujourd’hui ne peut être con­sid­érée comme un port sûr. Donc on assiste à une fer­me­ture pro­gres­sive pour nous de toute pos­si­bil­ité de faire des sauve­tages en accord avec les con­ven­tions mar­itimes inter­na­tionales et il y a en même temps une décon­struc­tion de ce droit mar­itime inter­na­tion­al assez cynique finale­ment de nos principes les plus anciens et les plus forts de ces con­ven­tions. Le principe est pour­tant extrême­ment sim­ple et je le rap­pelle aujourd’hui ici : on doit apporter assis­tance à toute per­son­ne qui est en détresse en mer. Tout le temps, partout, tout navire, c’est ça la règle et aujourd’hui on pense que arriv­er à faire ça est extrême­ment com­plexe. Face à cela notre déter­mi­na­tion est plus forte que jamais, notre devoir de marin est de repar­tir en mer, le plus tôt pos­si­ble, le plus vite pos­si­ble, c’est ce qu’on va faire après cette escale, nous serons donc désor­mais sous les ordres libyens et plus ital­iens mais en aucun cas nous ren­ver­rons les rescapés en Libye.

Les marins sauveteurs de l’Aquar­ius tra­vail­lent durant l’escale tech­nique à Mar­seille.

Max Evis, marin sauveteur, ancien coor­di­na­teur des sauve­tages lors de la con­férence de presse le 30 juin à Mar­seille, témoigne de la dif­fi­culté de laiss­er les Libyens con­duire les opéra­tions de sauve­tage.

« Il y a une dif­férence entre une inter­cep­tion et un sauve­tage. Le sauve­tage est d’amener quelqu’un d’une sit­u­a­tion de dan­ger vers la sécu­rité, amen­er quelqu’un d’une sit­u­a­tion dan­gereuse à un endroit encore plus dan­gereux n’est pas un acte de sauve­tage. La sit­u­a­tion en Libye a tué deux fois plus de per­son­nes que celles qui meurent en Méditer­ranée cen­trale. Ramen­er les gens qui dérivent en Méditer­ranée en Libye où ils ont échap­pé à la mort n’est pas un sauve­tage, c’est une inter­cep­tion. »

Exem­ple de sauve­tage et sit­u­a­tions aux­quelles les marins sauveteurs de l’Aquarius ont dû faire face lors des dernières rota­tions et suite au change­ment de poli­tique ital­i­enne :

« Il y avait env­i­ron 2000 per­son­nes sur des can­ots pneu­ma­tiques autour de nous en pleine mer. Env­i­ron 20 can­ots avec des per­son­nes à bord. Nous étions en train de sta­bilis­er la sit­u­a­tion, c’est à dire qu’après avoir déployé les deux semi-rigide, nous dis­tribuions des gilets de sauve­tage, en plein milieu de cette inter­ven­tion des gardes côtes libyens sont arrivés et com­men­cent à tir­er avec des AK 47 et aus­si à mon­tr­er leurs mitrail­lettes et à tir­er tout autour de nous.

On avait plus de 100 per­son­nes tombées à l’eau, des per­son­nes qui tombaient à l’eau.
Nous essayons de sauver un homme tombé à l’eau, un de mes col­lègue était en train de l’attraper par les mains et là un des garde côte libyen muni d’une mitrail­lette nous a dit, non vous n’avez pas le droit de pren­dre cette per­son­ne. C’est la pre­mière fois que je me suis retrou­vé dans une telle sit­u­a­tion. J’ai essayé de lui expli­quer, vous avez déjà tant de per­son­nes sur votre bateau pou­vez vous nous laiss­er cette per­son­ne ? Mais il m’a dit non et il avait sa mitrail­lette. Cela a duré un moment et finale­ment on a pu pren­dre et sauver cette per­son­ne.
Dans le même temps sur les autres bateaux les gens sautaient des can­ots.

Il y a deux points dans cette his­toire :
Tout est en lien avec le manque de capac­ité, les libyens n’ont pas assez de bateaux pour effectuer des sauve­tages et leurs bateaux, matéri­aux ne sont pas adap­tés.
Les per­son­nes qui ont été entraînées en Libye pour faire du sauve­tage sont sus­pectes car on peut se deman­der c’est quoi la Libye ? Qui sait quelque chose aujourd’hui sur la sit­u­a­tion de ce pays ? En tout cas ils n’ont pas les capac­ités à réalis­er des sauve­tages. »

« Deux­ième his­toire : »

« Dimanche passé alors que nous étions en opéra­tion de sauve­tage au large de la Libye, il y avait des embar­ca­tions en détresse dont 1000 per­son­nes.
En principe chaque navire est équipé afin de recevoir les mes­sages satel­li­taires notam­ment quand une embar­ca­tion est repérée, et pour aller la sauver, mais bizarrement nous sommes le seul navire dans la zone en ques­tion à n’avoir rien reçu comme mes­sage. Nous étions à 70 miles d’un lieu où 1000 per­son­nes étaient sus­cep­ti­bles de se noy­er et on aurait pu arriv­er avant que les gardes-côtes libyens n’arrivent pour inter­cepter ces per­son­nes. Mais bizarrement nous n’avons pas reçu ce mes­sage, nous n’avons pas eu d’informations des autorités en charge de la coor­di­na­tion, alors que nous étions les plus proches des embar­ca­tions à sec­ourir. »

« Troisième his­toire : »

« Lors de l’alerte don­née par le cen­tre de coor­di­na­tion de sauve­tage basé à Rome qu’une embar­ca­tion était en détresse et qu’il fal­lait entamer les recherch­es, des Libyens sont arrivés de façon agres­sive et nous ont dit de quit­ter la zone immé­di­ate­ment et nous ont dit qu’ils allaient entamer les recherch­es : pre­mière­ment c’est illé­gal et deux­ième­ment ils n’ont pas les capac­ités de faire des recherch­es poussées dans cette zone et le bateau ne serait jamais retrou­vé et per­du.

Une autre his­toire, un jour nous étions à prox­im­ité devant une embar­ca­tion en détresse mais nous n’avions pas l’autorisation d’agir, ce sont les Libyens qui avaient été appelés par le cen­tre de coor­di­na­tion de Rome pour faire ce sauve­tage et j’ai dû men­tir à ces gens en atten­dant l’arrivée des Libyens. Imag­inez, expli­quer aux réfugiés com­plète­ment paniqués que l’on doit atten­dre pour les sauver, cer­tains com­men­cent à pani­quer dans ce genre de sit­u­a­tion ten­due, et j’ai dû leur dire qu’ils allaient être mis en sécu­rité en Europe alors que je savais qu’ils allaient retourn­er en Libye et que c’étaient les Libyens qui allaient les inter­cepter et tout ça alors que le bateau était en train de s’emplir de plus en plus d’eau.

Dans le meilleur des cas, l’interception par des Libyens con­siste à recon­duire les gens dans un pays où ils sont réduits à l’esclavage, aux extor­sions et à la tor­ture et dans le pire des cas est qu’ils soient directe­ment ren­voyés à la mort.

Entant que coor­di­na­teur des sauve­tages, si vous avez en charge le sauve­tage, vous êtes respon­s­ables des per­son­nes qui ne sont pas sec­ou­rues c’est aus­si sim­ple que cela.

Est-ce que la ten­ta­tive de quit­ter la Libye, une place où l’on sait que les gens meurent, est-ce un crime puniss­able par la mort ? Est-ce vrai­ment impos­si­ble de sur­mon­ter cette crise par un biais humain et civil­isé ? » con­clue ce jeune anglais d’une trentaine d’année, engagé comme les 10 autres marins sauveteurs qui tra­vail­lent sur l’Aquarius. Le désen­gage­ment de l’Italie pour coor­don­ner les opéra­tions de sauve­tage mar­que la fin de la poli­tique d’accueil ital­i­enne des exilés rescapés en mer Méditer­ranée cen­trale. Devant l’absence d’aide des autres états de l’Union européenne et d’une solu­tion européenne com­mune, le min­istre de l’intérieur ital­ien, a donc déclaré que l’Italie ouvri­rait à nou­veau ses ports à con­di­tion que les autres états de l’Union européenne se répar­tis­sent les rescapés et les pren­nent en charge. Il est égale­ment ques­tion ici de ne plus appli­quer la direc­tive Dublin qui oblige les exilés à faire leur demande d’asile dans le pre­mier pays d’accueil jusqu’à main­tenant l’Italie où la majorité des exilés est débar­quée. Mais pour l’instant c’est la poli­tique de l’autruche, en France comme ailleurs on ignore le prob­lème, cette crise human­i­taire est invis­i­ble à leurs yeux.

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