Quel visage pour les villes syriennes de demain ?

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En 2017, un rap­port de la Banque mon­di­ale chiffrait à 350 mil­liards de dol­lars la recon­struc­tion de la Syrie, inclu­ant les pertes économiques à hau­teur de 226 mil­liards de dol­lars (env­i­ron 200 mil­liards d’euros). Le rap­port inclut les infra­struc­tures et les emplois. 27 % de l’habitat par­ti­c­uli­er a été détru­it, ain­si que la moitié des écoles et des cen­tres médi­caux. Com­ment envis­ager aujourd’hui la recon­struc­tion du pays ? Le régime syrien s’y attelle depuis quelques années, mais avec des règles qui enta­ment grave­ment les droits des Syrien·nes.

« Par­ler aujourd’hui de recon­struc­tion avec tout ce qu’il se passe est une honte. Le régime con­tin­ue à détru­ire et érige des lois qui vont à l’encontre des droits des Syrien·nes », s’insurge Anwar el Boun­ni, juriste syrien, aujourd’hui exilé en Alle­magne. Ce défenseur des prisonnier·es poli­tiques depuis de longues années pointe ici deux lois, la loi numéro 10 parue le 2 avril 2018 et la loi 66 pub­liée en 2012. Ces lois atteignent les droits à la pro­priété des Syrien·nes réfugié·es à l’extérieur du pays, et les droits des Syrien·es habi­tant dans des quartiers informels à l’intérieur du pays.

Loin de leurs ter­res, les mil­lions de Syrien·nes réfugié·es sont concerné·es par les nou­velles lég­is­la­tions, mais ne sont pas suff­isam­ment informé·es. C’est tout l’objet de la plate­forme Syr­ban­ism, fondée par deux jeunes Syriens diplômés en archi­tec­ture à Damas et à l’étranger.
Ils y expliquent en vidéo ani­mée la loi numéro 10 parue le 2 avril 2018 : « Notre objec­tif à tra­vers cette plate­forme est d’informer tous les Syrien·nes, en arabe et en anglais, des con­séquences de cette loi sur leurs pro­priétés dans les zones con­cernées par la recon­struc­tion, de façon péd­a­gogique afin que le ou la citoyen·ne lamb­da puisse com­pren­dre de quoi il retourne », con­fie l’un d’eux, désir­ant rester anonyme.

Quand le régime syrien déter­mine une zone à recon­stru­ire, la loi numéro 10 prévoit un cadre qui donne 30 jours aux pro­prié­taires pour apporter aux admin­is­tra­tions la preuve papi­er de l’enregistrement au cadas­tre de leurs biens immo­biliers se trou­vant sur la zone délim­itée par les autorités. La zone à recon­stru­ire doit être validée par le min­istère de l’administration locale qui étudie le plan de fais­abil­ité économique. Si le feu vert est don­né, le ou la pro­prié­taire de n’importe quel bien dans cette zone perd automa­tique­ment son titre de pos­sesseur unique de cette pro­priété. Il ou elle devient action­naire d’une pro­priété col­lec­tive, la « Maschaa », via une société immo­bil­ière approu­vée par le gou­verne­ment. Donc, il ou elle ne peut pas le ven­dre, le don­ner, ou recon­stru­ire, il ou elle ne peut que la louer jusqu’au jour de sa démo­li­tion. Mais la valeur de la pro­priété, donc de l’action détenue, est déter­minée par les prix du marché au moment où la zone est délim­itée. Dans le con­texte de recon­struc­tion d’après guerre, les titres de pro­priété ne valent presque rien et les pro­prié­taires n’ont sou­vent aucune chance de pou­voir racheter un jour leur pro­priété une fois recon­stru­ite.

« Cette loi organ­ise un proces­sus de recon­struc­tion. Nous expliquons donc qu’elle n’est pas juste parce qu’il y a plusieurs prob­lèmes con­cer­nant les réfugié·es : le statut des pro­prié­taire, les for­mal­ités, l’identité des villes, l’héritage. Cette loi pose le cadre de n’importe quelle recon­struc­tion en Syrie et nous essayons à tra­vers cette cam­pagne de dire que ce n’est pas cor­rect, ce n’est pas bien, cela ne con­tribuera pas à une con­struc­tion sere­ine de ce pays », pour­suit l’un des ini­ti­a­teurs. Pour l’heure, il est d’ailleurs bien trop tôt pour par­ler de recon­struc­tion d’après la chercheuse Leïla Vig­nal : « Cette loi n’a pas réelle­ment d’impact aujourd’hui, car elle con­cerne seule­ment quelques quartiers à Damas et à Alep. L’État n’a pas les moyens de recon­stru­ire aujourd’hui et les pays engagés à ses côtés non plus. La stratégie de cette loi est pour l’État, et pour les gens proches du régime, un moyen de récupér­er le fonci­er pour pré­par­er l’avenir en légal­isant ce qui est en réal­ité une spo­li­a­tion des ter­res. »

L’avenir des 11 mil­lions de per­son­nes qui ont quit­té leur foy­er en ques­tion

Ce sys­tème exclut automa­tique­ment de nom­breux Syrien·nes par­mi les 5 mil­lions de per­son­nes réfugiées à l’extérieur de la Syrie et les 6 mil­lions de déplacé·es qui déti­en­nent une pro­priété. Elle prive de leurs droits les opposant·es qui ont dû fuir et les per­son­nes issues des quartiers ou des villes révo­lu­tion­naires, con­sid­érées comme ter­ror­istes par le régime. Il sera qua­si­ment impos­si­ble pour les réfugié·es d’aller en Syrie prou­ver qu’ils et elles sont pro­prié­taires d’un bien sans savoir quel sort leur réserveront les autorités dès leur arrivée sur le ter­ri­toire. « De toute façon, le régime n’a jamais exprimé la volon­té de repren­dre les réfugié·es syrien·nes. Cela représen­terait un fardeau de plus pour le pays où 85 % des habitant·es vivent en-dessous du seuil de pau­vreté », remar­que Leïla Vig­nal. Au-delà de ce prob­lème sub­siste un autre obsta­cle, celui de la pos­ses­sion des doc­u­ments prou­vant le titre de pro­priété. Selon les recherch­es menées par le Con­seil norvégien pour les réfugié·es, à peine un·e réfugié·e sur cinq est en pos­ses­sion de titres de pro­priété, et 21 % ont déclaré que leurs doc­u­ments avaient été détru­its. Sans preuve et sans con­tact direct avec l’administration syri­enne, il est impos­si­ble de caress­er l’espoir d’un retour au pays pour ces per­son­nes.

Par­mi les six mil­lions de per­son­nes déplacées habi­tant encore à l’intérieur de la Syrie, une par­tie habite ou s’est réfugiée dans les 12 % de ter­ri­toires encore con­trôlés par des groupes rebelles, par choix ou sous la con­trainte. Elles représen­teraient 14 % des 16 mil­lions de Syrien·nes présent·es en Syrie. 70 % vivent dans des zones con­trôlées par Damas.

Crédit : Loïc Rivault

À Damas et dans sa périphérie comme la ville de Der­aya ou encore à Qaboun, quartiers repris aux mains des rebelles, la vio­lence des com­bats a provo­qué la destruc­tion presque totale du parc immo­bili­er et l’évacuation for­cée des 4 000 dernier·es habitant·es. Cette zone est désor­mais définie comme « zone de développe­ment » où il sera dif­fi­cile pour les habitant·es considéré·es comme des opposants au pou­voir de se présen­ter aux admin­is­tra­tions. Il en va de même pour celles et ceux qui ont per­du le papi­er prou­vant l’enregistrement de leur mai­son au cadas­tre : il leur sera dif­fi­cile de prou­ver leur statut de pro­prié­taire et de faire val­oir leur pou­voir de déci­sion.

Enfin, d’après des témoins sur place, la recon­struc­tion a déjà com­mencé sur des zones de loge­ments con­sid­érés comme informels, con­stru­its par les habitant·es elles·eux-mêmes dans la périphérie de Damas et non enreg­istrés au cadas­tre. « Ces immeubles ont per­mis à des per­son­nes des class­es moyennes et inférieures de se loger à bas prix à l’époque ; édi­fiés sur des ter­ri­toires cen­traux, ils ont rapi­de­ment pris de la valeur ces dernières années », pour­suit la chercheuse Leïla Vig­nal. « En 2000 déjà, des pro­jets de réno­va­tion avaient été évo­qués par des gens proches du régime afin de met­tre la main dessus, mais ils n’ont jamais vu le jour. On a par con­tre vu des cam­pagnes de bom­barde­ments sur ces zones com­plète­ment rasées aujourd’hui. » Le régime syrien se les ai donc appro­priés via l’application de la loi 66, pub­liée en 2012. Les habitant·es ont été chassé·es et les loge­ments de for­tune informels détru­its.

Une Syrie pour les rich­es ?

Des urban­istes syrien·nes désir­ant rester anonymes ont observé de nom­breuses con­fu­sions depuis la pub­li­ca­tion de la loi numéro 10. « Des per­son­nes pen­sant qu’elle était déjà en vigueur se sont présen­tées à la hâte dans les admin­is­tra­tions pour présen­ter les doc­u­ments prou­vant leur statut de pro­prié­taire. Certain·es ont même tout d’abord vu en cette loi quelque chose de mod­erne, issu d’un mod­èle cap­i­tal­iste auquel ils et elles n’avaient pas accès jusqu’à main­tenant, avec des pro­jets comme à Dubaï qui per­me­t­tent aux rich­es de s’enrichir encore plus, même si au final de nom­breuses per­son­nes en seront exclues. Cela prou­ve que les gens n’ont pas com­pris le fond de cette loi et qu’il est indis­pens­able qu’ils la com­pren­nent dans les détails », con­fie l’un d’eux. « Seuls, nous ne pour­rons pas arriv­er à la con­tr­er, mais on pour­ra avancer en créant une cor­po­ra­tion afin de défendre les habitant·es et par­venir à une alter­na­tive à ces lois. Nous avons besoin de dif­férents pou­voirs dans ce proces­sus pour par­venir à la chang­er et cela prend du temps. Attein­dre le plus de gens et fédér­er égale­ment un grand nom­bre de per­son­nes pour dire non et créer une alter­na­tive pren­dra égale­ment du temps », remar­que un autre urban­iste. « Tout est mis en œuvre pour provo­quer des muta­tions com­mu­nau­taires dans cer­taines régions au prof­it du régime qui est alaouite. Cela se pro­duit aux alen­tours de Homs et de Damas et dans cer­tains vil­lages à l’Est du Liban », analyse Mous­bah Rajab, chercheur et pro­fesseur à l’Université libanaise de Bey­routh. « On a enten­du par­ler de poli­tiques pour attir­er des chi­ites et des alaouites et chang­er la pop­u­la­tion tout le long de la fron­tière libanaise. Le régime fait tout pour restau­r­er son pou­voir sur le ter­ri­toire syrien ». Comme au Liban, où la recon­struc­tion s’est sol­dée par la com­mu­nau­tari­sa­tion des villes et vil­lages où les chefs de file ont la main­mise sur la sit­u­a­tion poli­tique, finan­cière et sécu­ri­taire de leur ter­ri­toire. En Syrie, la déci­sion revien­dra peut-être aux com­munes, en auto-ges­tion. Une hypothèse qui jusqu’ici exclut la ges­tion unique par le pou­voir cen­tral. Autre point com­mun avec le Liban, la loi numéro 10 exclut les pau­vres, comme au cen­tre-ville de Bey­routh où les ancien·es pro­prié­taires se sont vu·es remet­tre des actions d’une basse valeur qui ne leur a pas per­mis ensuite de racheter leurs biens. SOLIDERE, la société privée émet­trice d’un plan directeur de recon­struc­tion, a finale­ment obtenu le mono­pole de la recon­struc­tion. Aujourd’hui par exem­ple, le cen­tre-ville de Bey­routh est inachevé, et réservé aux plus rich­es, le quarti­er se meurt et n’attire que très peu de pub­lic.

Crédit carte : Loïc Rivault

« La Syrie subit une véri­ta­ble occu­pa­tion »

« Le régime syrien a fait cette loi pour pou­voir vol­er les pro­priétés des gens qui ont quit­té la Syrie, car il sait qu’ils n’oseront pas revenir pour prou­ver qu’ils sont pro­prié­taires, comme le demande la loi. Cela est facil­ité car les réfugié·es dans les pays lim­itro­phes ont per­du leurs maisons sous les bombes, les traces sont effacées », s’insurge Anwar el Boun­ni, « de plus, on sait aujourd’hui que ces qua­tre dernières années le régime syrien a accordé la nation­al­ité syri­enne à des mil­liers de per­son­nes étrangères, Iraniens, Irakiens, Libanais, Afghans (la plu­part chi­ites) qui sont venus com­bat­tre à ses côtés en Syrie, pour qu’ils puis­sent devenir pro­prié­taires de ces biens volés et rem­plac­er les Syrien·nes parti·es ». Ces pro­pos dif­fi­cile­ment véri­fi­ables sur le ter­rain sont à con­sid­ér­er avec beau­coup de pré­cau­tions selon la chercheuse Agnès Vig­nal, pour qui ce cas ne con­cerne que cer­tains com­bat­tants désir­ant s’établir sur le sol syrien.

Une loi récente, datant de juin 2018, accorde directe­ment la nation­al­ité syri­enne aux enfants issu·es de ces mariages sans même devoir prou­ver qu’ils et elles sont issu·es de par­ents syriens. Ain­si, le pou­voir donne la nation­al­ité à des enfants irakien·nes et iranien·nes. Une grave injus­tice selon Anwar el Boun­ni, face au refus du régime de don­ner la nation­al­ité syri­enne aux enfants né·es de femmes syri­ennes et de pères étrangers. « Bachar el Assad veut chas­s­er les Syrien·nes de leurs ter­res. Il l’a dit il y a deux ans dans une déc­la­ra­tion : la Syrie pour les Syrien·nes qui défend­ent le régime et pas pour les autres. Il con­fesse tous ses crimes quand il déclare cela », con­state le juriste. Les résis­tances face à cette nou­velle donne exis­tent au sein même de la pop­u­la­tion syri­enne, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays où des plate­formes comme Syr­ban­ism ten­tent d’alerter et d’informer les Syrien·nes et le monde sur la ques­tion.

Timides réac­tions au niveau inter­na­tion­al

Le fait de porter cette loi de l’espace restreint à l’espace pub­lic via la plate­forme Syr­ban­ism a per­mis de touch­er un pub­lic élar­gi. Les médias inter­na­tionaux en par­lent et ont per­mis un reten­tisse­ment auprès de quelques chefs d’État. En Alle­magne, Angela Merkel a réa­gi en jugeant inac­cept­able le fait de priv­er les réfugié·es de leurs droits. Au Liban, qui accueille plus d’un mil­lion de réfugié·es syrien·nes sur 4 mil­lions d’habitant·es, le min­istre des Affaires étrangères a émis ses préoc­cu­pa­tions par rap­port au droit au retour des pop­u­la­tions syri­ennes, grave­ment remis en ques­tion par les plans directeurs de recon­struc­tion qui exclu­ent les pop­u­la­tions issues des zones rebelles.

Ce som­bre tableau ne provoque cepen­dant que de faibles réac­tions au niveau inter­na­tion­al et européen, mal­gré les voix anti-migrant·es et anti-réfugié·es qui gag­nent les pays de l’Union Européenne et divisent les sociétés.

« Ils pour­raient dire que ce régime est illé­gal et que ses lois ne peu­vent pas s’appliquer, mais ils ne le font pas », pour­suit le juriste Anwar el Boun­ni. « L’Union Européenne n’a pas intérêt à soutenir cette poli­tique de recon­struc­tion, car elle empêche les 5 mil­lions de réfugié·es syrien·nes à envis­ager un retour sur leurs ter­res ou dans leurs maisons. Ils devraient y faire plus atten­tion car au final, ils vont devoir garder tous ces réfugiés, qui vont encore affluer. »

Au final, et d’après les défenseur·ses des droits des pop­u­la­tions, il n’y aura pas de pro­jet de recon­struc­tion, dans lequel pour­rait s’inscrire l’Europe, sans paix. Finale­ment, « on n’est pas dans la recherche d’une solu­tion poli­tique en Syrie. Les bailleurs ne vien­dront pas inve­stir dans un pays insta­ble », con­clut Leïla Vig­nal.

Texte : Hélène Bourgon
Photo de Une : Immeubles détruits par les bombardements de l’armée syrienne dans la ville de Maarat el Noman en 2013 @Hélène Bourgon

Aller plus loin

Arti­cle daté du 2 juil­let 2018 sur les poli­tiques de la recon­struc­tion urbaine en Syrie :
http://blogs.ucl.ac.uk/dpublog/2018/07/02/politics-urban-reconstruction-syria/

Arti­cle d’Amnesty inter­na­tion­al sur les dessous des lois rel­a­tives à la pro­priété :
https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2018/05/syria-new-property-law-punishes-the-displaced-and-could-obstruct-investigation-of-war-crimes/

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