Livre : « Jours tranquilles à Tripoli », à la rencontre des Libyens et de leur quotidien

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Arrivés en Libye en juin 2012, les jour­nal­istes français Mary­line Dumas et Math­ieu Galti­er décou­vrent « un pays qui se recon­stru­i­sait, qui pre­nait un chemin plus démoc­ra­tique ». La Libye leur plait, le coup de cœur pour Tripoli est immé­di­at. Les his­toires à racon­ter ne man­quent pas, alors ce duo diplômé quelques années plus tôt, saisit l’occasion de s’installer et de témoign­er de la vie dans ce pays. « Avant d’arriver, nous avions, sans doute comme chaque Français, des images lim­itées du pays : Mouam­mar Khadafi, les dra­peaux verts et la tente bédouine. Nous avons creusé et ça nous a plu », explique Mary­line Dumas.

Les cor­re­spon­dances pour les médias français com­men­cent, elles don­neront plus tard vie aux chroniques rassem­blées dans l’ouvrage « Jours Tran­quilles à Tripoli », paru dans la col­lec­tion des édi­tions Riveneuve. Fruit de leur tra­vail de jour­nal­istes de ter­rain, mais aus­si nour­ri par leur vie quo­ti­di­enne. En juin 2015, ils quit­tent le pays, devenus des cibles poten­tielles pour l’organisation Etat islamique quia pris le con­trôle de la ville méditer­ranéenne de Syrte. Basés à Tunis, ils con­tin­u­ent depuis de faire des séjours réguliers dans le pays.
Inter­view et extraits du livre, à la décou­verte du quo­ti­di­en des Libyens et de la Libye d’aujourd’hui.

Dans cet ouvrage, c’est d’abord le titre qui inter­pelle. Com­ment définir un jour « tran­quille » à Tripoli ?

Mary­line Dumas
Il y a for­cé­ment des jours tran­quilles à Tripoli. Les Tripoli­tains vont tra­vailler, ils achè­tent leur pain, ils pren­nent un café. On par­le sou­vent de la Libye comme d’un pays en guerre. Je n’aime pas ce terme. C’est un pays où des con­flits écla­tent, mais ce n’est pas parce que des affron­te­ments ont lieu dans le Sud du pays qu’à Tripoli les habi­tants ne vivent pas nor­male­ment. La seule impré­ci­sion du titre c’est « Tripoli ». Nous n’avons pas respec­té la con­signe suiv­ie dans les précé­dents ouvrages de la col­lec­tion. Nous par­lons de tous les voy­ages réal­isés au cours de nos séjours car la cap­i­tale ne représente pas le pays en son entier.

Math­ieu Galti­er
Durant trois ans à Beng­hazi, les affron­te­ments sont quo­ti­di­ens mais selon les quartiers cer­tains com­bat­taient, alors qu’ailleurs les gens étaient en ter­rasse à boire des cafés. En Libye, les con­flits sont sou­vent cir­con­scris locale­ment et durent peu de temps, à part à Beng­hazi. Notre livre cou­vre une large péri­ode, de 2012 à 2017. Nous évo­quons la plage, les restau­rants. Il y a bien une vie en Libye, et elle était encore plus dynamique entre 2012 et 2014.

Vous dites aus­si avoir voulu dépein­dre une vie quo­ti­di­enne par­fois absurde et sou­vent ten­dre, qu’entendez-vous par là ?

Mar­i­lyne Dumas
Un ami français avait l’habitude d’appeler ça des « Libyan­ner­ies », une façon de voir les choses com­plète­ment dif­férente de nous. C’est par exem­ple, le chauf­feur de taxi qui pour nous amen­er plus vite à des­ti­na­tion prend l’autoroute à sens inverse, les feux éteints en pleine nuit, et qui explique qu’ainsi ça ira plus vite. Ou encore, une députée qui pas­sant le détecteur de métaux à la mairie sort une grenade de ses affaires, et se jus­ti­fie en pré­cisant que c’est pour se défendre. Pour eux cela paraît évi­dent.

Math­ieu Galti­er
C’est aus­si une manière de penser. Ne serait-ce que par rap­port à leurs voisins tunisiens ou égyp­tiens. Le mode de vie est très dif­férent du fait de la rente pétrolière. La Libye compte 6 mil­lions d’habitants pour une super­fi­cie qui représente deux fois et demie la France. C’est un peu comme si on avait placé des habi­tants du Golfe en Afrique. Aujourd’hui, nous sommes instal­lés à Tunis. Les Tunisiens con­sid­èrent la Libye comme un lieu étrange, incon­nu. Ils se sen­tent bien plus proches des Européens que de leurs voisins de l’Est. Cela a pu causer des prob­lèmes après la guerre. Beau­coup de Libyens se sont instal­lés en Tunisie. Ils sont arrivés comme les rois du pét­role. On con­te pas mal d’histoires : pros­ti­tuée défen­estrée, bil­lets de 100 dol­lars lâchés pour une course de taxi de 200 mètres… Cela fait par­tie du décalage qu’on voulait racon­ter : la Libye est un pays nord africain, mais avec un mode de vie dif­férent des Tunisiens.

Est-ce unique­ment lié au pét­role ?

Math­ieu Galti­er
En par­tie. La rente pétrolière a prof­ité aux Libyens car le pays est vaste mais peu peu­plé. Leurs maisons sont immenses, avec des jardins, on est bien loin de l’appartement en cen­tre-ville de Tunis. C’est aus­si une ques­tion d’éducation, sous Khadafi le bour­rage de crâne des manuels sco­laires con­sis­tait à expli­quer aux petits écol­iers qu’ils fai­saient par­tie du peu­ple élu d’Afrique. C’était la pleine péri­ode panafricaine de Khadafi. Les Libyens étaient présen­tés comme la garde avancée de l’Afrique de demain. Cela se con­cré­tise par exem­ple par le fait qu’ils ne réalisent jamais de tra­vail manuel. Ils font appel à une main d’œuvre de migrants sub­sa­hariens, ou aux Égyp­tiens dans la restau­ra­tion. Depuis Khadafi, un sys­tème de rente pétrolière est organ­isé. Les migrants étaient là bien avant Khadafi. Cela les rend plus proches des habi­tants du Golfe par exem­ple, où les Népalais con­stru­isent les stades de foot au Qatar, les routes, les maisons. Avant 2014, le mode de vie libyen était sim­i­laire à celui d’un Saou­di­en ou d’un Qatari. La sit­u­a­tion poli­tique a eu des réper­cus­sions économiques. Le faible prix du bar­il entraîne une perte réelle de pou­voir d’achat. Ils sont passés d’une men­tal­ité de ren­tier, com­pa­ra­ble à celle des pays du Golfe, à celle d’un pays plus en dif­fi­culté, comme la Tunisie, et c’est dra­ma­tique pour un Libyen.

Extrait — L’inhumain existe : j’y ai participé

Zawya, camp de déten­tion pour hommes
En me rac­com­pa­g­nant après la vis­ite du camp de migrants qu’il dirige, le lieu­tenant Khaled Attu­mi se lâche : « Si l’entreprise qui gère les repas arrête [elle n’a pas été payée depuis deux ans par l’État], j’abandonne. Je laisse par­tir tout le monde. Impos­si­ble de garder des êtres humains dans de telles con­di­tions. » Les con­di­tions ? 420 migrants à gér­er ; une douche – un tuyau d’où s’écoule un mince filet d’eau – pour 60 per­son­nes ; un WC – un trou à même le car­relage – séparé par un sim­ple rideau de la cham­brée d’une dizaine de mate­las ; une nour­ri­t­ure où légumes et fruits sont qua­si absents ; 80 policiers sur les nerfs car eux aus­si soumis à des con­di­tions dif­fi­ciles et pour qui frap­per les migrants est un moyen de libér­er la pres­sion ; des hôpi­taux qui refusent d’accueillir les migrants malades ; une odeur d’excréments, de pisse, de nour­ri­t­ure rassie.

Mohamed Dial­lo est arrivé du Séné­gal il y a deux mois et ne rêve plus que de revenir chez lui : « On nous enferme dans la cham­bre. Quand on demande à se faire soign­er, on nous insulte en nous dis­ant que nous venons du pays d’Ebola. Si on se plaint trop, on nous frappe. » Tous racon­tent la même his­toire, peu ou prou. Abdoul­lah Jaloul, comme Mohamed Sali Dial­lo, insiste sur le sadisme des gar­di­ens : « Ils nous frap­pent sur la plante des pieds, impos­si­ble de marcher après. On ne peut que rester sur notre mate­las et atten­dre qu’un ami nous apporte à manger ou à boire. » Le Gam­bi­en Boubak­er Dogo n’en revient tou­jours pas de la per­ver­sité du fonc­tion­nement du camp : « Vous vous ren­dez compte que c’est nous-mêmes qui avons con­stru­it les salles de bains… » Ces dis­cus­sions se déroulent à l’air libre, à la plus grande joie des pen­sion­naires. Les gardes les font asseoir dans la grande cour lors des vis­ites des jour­nal­istes. Aucune cen­sure durant ces entre­vues qui se déroulent en anglais et en français, langues que maîtrisent mal les gardes. De toute façon, leur chef, Khaled Attu­mi, est le pre­mier à savoir que ce camp n’est une vie pour per­son­ne.

Sor­man, camp de déten­tion de migrants pour femmes et enfants
« Nous accueil­lons 83 femmes, 4 enfants et 5 folles. » L’entrée en matière du directeur du site, Ibrahim Mar­joubi, est bru­tale. Mais bon, la sub­til­ité a déserté les lieux depuis un bail. La vie est à peu près la même que chez les hommes, avec peut-être un peu plus de viande pour les repas mais moins de toi­lettes par pen­sion­naire. Il y a quand même une nou­veauté dont l’Humanité aurait pu se pass­er : cer­taines femmes migrantes, employées comme femmes de ménage, se retrou­vent là non pas parce qu’elles ont essayé de par­tir pour l’Europe mais parce qu’un jour leurs employeurs ont décidé de se débar­rass­er d’elles en les dénonçant comme clan­des­tines.

À 25 ans, Ami­na est enceinte et n’a aucune nou­velle de son mari arrêté en même temps qu’elle. « Je n’ai pas de télé­phone, impos­si­ble de le join­dre. La nuit, je rêve d’être de retour au Nigéria avec lui et mon bébé. » Au lieu de ça, elle fini­ra prob­a­ble­ment par se pros­tituer pour nour­rir son enfant, s’il survit. Ce scé­nario abom­inable me colle au cerveau pen­dant que j’écris son témoignage. Au moins, est-elle l’objet des atten­tions de ses amies d’infortune.

Des plaintes éma­nent d’une pièce fer­mée : « C’est une des folles », m’avertissent les pen­sion­naires, qui en ont peur. Je red­oute de la voir, de décou­vrir son physique mar­qué par les brimades et les pri­va­tions. Heureuse­ment, les gardes n’osent pas ouvrir la porte. Une femme est allongée dans le couloir, per­son­ne n’y prête atten­tion. « Elle a le Sida, il ne faut pas la touch­er », me révèle-t-on.

À Zawya comme à Sor­man, per­son­ne ne mérite le qual­i­fi­catif d’être humain, ni les gar­di­ens qui bru­talisent les migrants, ni les migrants réduits à l’état de… choi­sis­sez vous-même le mot. Ni le jour­nal­iste qui va ven­dre ce mal­heur au plus offrant. Ni même le lecteur qui n’a pas vomi ses tripes en imag­i­nant ces scènes.

Math­ieu, Zawya, Sor­man, févri­er 2015

Quel est le con­texte poli­tique actuel en Libye ?

Math­ieu Galti­er
Nous sommes en présence de deux gou­verne­ments. L’un à Tripoli, le Gou­verne­ment d’union nationale, recon­nu par la com­mu­nauté inter­na­tionale. L’autre basé à Bay­da, à l’Est du pays. Il est soutenu par le par­lement de Tobrouk, qui est lui-même recon­nu par la com­mu­nauté inter­na­tionale. Il existe donc un pou­voir lég­is­latif à l’Est et un pou­voir exé­cu­tif à l’Ouest, recon­nus tous les deux à l’international mais ne tra­vail­lant pas ensem­ble. Le Sud du pays est formelle­ment sous le con­trôle de l’Ouest ou de l’Est, mais dans les faits aucune autorité ne con­trôle réelle­ment ces régions gérées ou auto­gérées par les tribus ou les mil­ices.

Quelles sont les con­séquences de cette scis­sion sur le quo­ti­di­en des Libyens ?

Math­ieu Galti­er
A Tripoli, l’enjeu prin­ci­pal est celui de la sécu­rité. Elle est gérée par qua­tre mil­ices, qua­tre groupes armés qui ont accep­té l’arrivée du gou­verne­ment de manière tacite en avril 2016. Un accord tacite entre l’ONU et les mil­ices prévoit que si elles n’attaquent pas le gou­verne­ment, elles peu­vent con­serv­er leurs prérog­a­tives dans la cap­i­tale. Con­crète­ment, la police ou l’armée n’existent pas en Libye, il n’y a que des groupes armés. La sécu­rité est exer­cée par ces groupes qui représen­tent les dif­férents par­tis majori­taires dans chaque zone.

Mary­line Dumas
Il est égale­ment plus com­pliqué pour les Libyens de voy­ager à l’intérieur du pays. Ils peu­vent être con­sid­érés comme sus­pects selon les régions où ils se trou­vent et les régions d’où ils sont orig­i­naires. Ces derniers temps, la sit­u­a­tion s’est améliorée, mais depuis 2014, tout déplace­ment était ren­du dif­fi­cile. Cela donne l’impression d’une scis­sion interne impor­tante : les habi­tants de l’Est ne savent pas com­ment vivent ceux de l’Ouest, et inverse­ment.

Sur un plan économique, tous les investisse­ments de l’État libyen sont blo­qués depuis 2014. Le Dinar libyen est resté au même taux offi­ciel mais au marché noir, il baisse. Il est dif­fi­cile de faire des affaires alors que les Libyens ont une cul­ture entre­pre­neuri­ale. De même, les déplace­ments à l’étranger sont com­pliqués car, hormis l’Italie qui est rev­enue, la majorité des ambas­sades ont fer­mé leurs portes en 2014. Un Libyen doit donc se ren­dre en Tunisie pour se voir délivr­er un visa.

Extrait — « Les hôpitaux poubelles »

« Ils s’affrontent pour le pou­voir et nous, on soigne dans des hôpi­taux-poubelles », soupire un médecin de l’hôpital cen­tral de Tripoli. « Je suis tout à fait d’accord pour que la com­mu­nauté inter­na­tionale inter­vi­enne, mais dans la san­té, tout de suite ! » Les com­bats entre brigades qui ont fait rage à Tripoli cet été ont lais­sé place à l’accalmie. Mais le domaine hos­pi­tal­ier en subit tou­jours les con­séquences.

Le min­istère de la San­té craint un « effon­drement » provo­qué par l’ordre d’évacuation lancé par les Philip­pines à leurs ressor­tis­sants, qui représen­tent 60 % du per­son­nel hos­pi­tal­ier en Libye. Sher­a­lyn Cenaza est par­tie début août. « L’insécurité était trop grande. Depuis mi-juil­let, on entendait des explo­sions tous les jours et en tant que Philip­pins, nous étions ciblés », explique l’infirmière. L’une de ses com­pa­tri­otes a été décapitée mi-juil­let à Beng­hazi, alors qu’une autre a été vio­lée dans la cap­i­tale le 30 juil­let. Comme Sher­a­lyn, plus de 3 000 Philip­pins ont quit­té la Libye cet été.

Mais cer­tains sont restés. À l’hôpital cen­tral de Tripoli, Princess Famore­an pose une per­fu­sion à une patiente. Elle a choisi de rester pour le salaire de 920 LYD (500 €), deux à trois fois supérieur à ce qu’elle toucherait dans son pays : « Je passe mes journées à l’hôpital ou dans la rési­dence juste en face. Je ne sors jamais. »

Le directeur de l’établissement, Abdel­jalil Graibi, s’estime chanceux : seuls 15 % de ses effec­tifs étrangers ont démis­sion­né. « Nous sommes l’hôpital qui s’en sort le mieux à Tripoli », dit-il alors qu’une roquette non explosée gît tou­jours dans le parc de son hôpi­tal. « Le fait qu’une par­tie de la pop­u­la­tion ait fui la cap­i­tale nous a aus­si aidés : le nom­bre de patients a dimin­ué de moitié. » Le médecin s’inquiète tout de même pour la suite : « Quel étranger acceptera un con­trat dans cette sit­u­a­tion ? Per­son­ne. Et nos per­son­nels locaux ne sont pas aus­si rigoureux. »

À l’étage d’en-dessous, l’unité de trans­plan­ta­tion a fer­mé son ser­vice d’hospitalisation afin d’envoyer les infir­mières dans les ser­vices d’urgence qui en man­quaient. Les con­sul­ta­tions, elles, con­tin­u­ent, « mais les médecins n’ont plus rien à pre­scrire », selon Mohamed Har­isha, anesthé­siste. Les dépôts de médica­ments détru­its pen­dant les com­bats, l’approvisionnement com­pliqué par la fer­me­ture des aéro­ports et l’État absent ont eu rai­son de toutes les volon­tés. Résul­tat : les médica­ments pour éviter le rejet des organes gref­fés man­quent. L’anesthésiste a les larmes aux yeux : « Qua­tre patients trans­plan­tés ont repris l’hémodialyse ces deux dernières semaines. Ils vont per­dre leur rein. »

Mary­line, Tripoli, sep­tem­bre 2014

Dans le traite­ment médi­a­tique de la Libye, trou­vez-vous une place pour évo­quer la vie quo­ti­di­enne ?

Mary­line Dumas
En France, les gens nous dis­ent qu’on ne par­le pas assez de la Libye. J’aurais ten­dance à dire que ce n’est pas vrai. Dans le JT de 20 heures c’est cer­tain, mais dans la presse écrite la sit­u­a­tion est dif­férente. A cha­cun de nos séjours en Libye nous revenons avec des his­toires et des reportages à écrire pour la presse nationale. Nos médias sont deman­deurs. Côté traite­ment, il est indé­ni­able que nous évo­quons surtout les ques­tions de sécu­rité. Mais, j’ai aus­si pu écrire des arti­cles sur la vie quo­ti­di­enne, même si c’est moins réguli­er. Les Libyens nous reprochent de par­ler unique­ment de leur pays sous l’angle sécu­ri­taire et poli­tique. Mais il y a un décalage par rap­port au quo­ti­di­en d’un Européen. Les Libyens ne sem­blent par­fois pas réalis­er que leur « nor­mal­ité » ne cor­re­spond pas à celle d’autres pays. Par exem­ple, beau­coup de Libyens pos­sè­dent des armes et se dépla­cent avec à tra­vers le pays.

Math­ieu Galti­er
La vie quo­ti­di­enne fait par­tie des aspects que l’on me demande de traiter, si ce n’est en 2016 où tous les regards se sont tournés vers Syrte lorsque la ville est passée sous le con­trôle de l’organisation Etat islamique. Mais de manière générale, les com­man­des de reportages por­tent sur la vie quo­ti­di­enne, comme les prob­lèmes d’argent des Libyens.

Mary­line Dumas
Par con­tre, nous traitons peu du mode de vie ou de la cul­ture. C’est cela que nous a per­mis le livre, avec cer­taines chroniques évo­quant la place des femmes, les mariages, les hommes en soirée.

La scis­sion poli­tique de 2014 sem­ble mar­quer une vraie rup­ture alors qu’on évoque plus sou­vent la fin de Khadafi ?

Mary­line Dumas
Je suis excédée quand je lis par­fois à la fin des arti­cles trai­tant de la Libye que depuis 2011 la Libye est plongée dans le chaos. C’est faux. En 2012, les élec­tions se sont très bien passées. Un an plus tard, lors d’une vis­ite, des députés français affir­maient que la Libye était le pays qui s’en sor­tait le mieux par­mi les print­emps arabes — alors que l’Égypte pas­sait sous le con­trôle du général Mor­si, et que les assas­si­nats poli­tiques com­mençaient en Tunisie.

En 2014, le maréchal Khal­i­fa Haf­tar lance une opéra­tion à Beng­hazi, afin de s’attaquer au ter­ror­isme, dans une déf­i­ni­tion très large où il mêle al-Qaï­da, les Frères musul­mans, et Ansar al-Charia. A Tripoli, une guerre entre les mil­ices éclate. Le Par­lement nou­velle­ment élu décide de se réu­nir ailleurs. Cela donne l’occasion à l’ancien Par­lement de refuser la légitim­ité des nou­veaux élus. Deux Par­lements tra­vail­lent donc en par­al­lèle. Les com­bats à Tripoli sont très intens­es, les ambas­sades fer­ment.

Notre vie per­son­nelle a égale­ment com­plète­ment changé. Il n’était plus ques­tion de sor­tir tard le soir avec nos amis. Même nos amis Libyens ne sor­taient plus beau­coup la nuit. Fin 2014, l’organisation Etat islamique a prof­ité de l’instabilité gran­dis­sante pour pren­dre la ville de Der­na, puis en 2015, de Syrte.

J’en veux beau­coup à la com­mu­nauté inter­na­tionale. Tout était pos­si­ble en 2012. Mais le pays a été aban­don­né. En 2011, le prési­dent français (Nico­las Sarkozy, ndlr) était par exem­ple très act­if dans la révo­lu­tion, voire trop. Mais ensuite, le suiv­ant (François Hol­lande) a décidé de met­tre la Libye de côté, trop mar­qué par son prédécesseur, et c’est dom­mage. Il est facile de dire qu’on libère un pays d’un dic­ta­teur, mais il aurait fal­lu l’aider à recon­stru­ire une démoc­ra­tie après 42 ans de dic­tature.

Com­ment envis­agez-vous l’avenir du pays ?

Math­ieu Galti­er
Très com­pliqué. Selon le plan de l’ONU pour la Libye, des élec­tions doivent avoir lieu dans le courant de l’année. Un mou­ve­ment poussé par la France ou l’Égypte. Con­crète­ment, il paraît dif­fi­cile d’organiser ces élec­tions de manière démoc­ra­tique dans tout le pays. Et même si ces élec­tions ont lieu, peut être ver­ra-t-on appa­raître un 3ème Par­lement et un 3ème gou­verne­ment. L’ONU envis­age ces élec­tions pour don­ner une vraie légitim­ité aux nou­veaux élus. Ce n’est pas ce que l’histoire de la Libye nous a enseigné depuis 2011.

Quelle est la posi­tion des gou­verne­ments ?

Mary­line Dumas
Ils veu­lent des élec­tions prési­den­tielles, le Gou­verne­ment d’union nationale y est favor­able, le Pre­mier min­istre pour­rait être can­di­dat. A l’Est, c’est plus déli­cat. Khal­i­fa Haf­tar souf­fle le chaud et le froid en dis­ant qu’il sera can­di­dat, puis qu’il est con­tre ces élec­tions. Il met en jeu son « armée nationale », qui représente plutôt un groupe hétéro­clite de mil­i­taires de l’ancien régime, de jeunes et de groupes trib­aux. Selon lui, son armée doit sécuris­er les élec­tions sur l’ensemble du ter­ri­toire libyen, ce qui paraît improb­a­ble. Ghas­san Salamé (l’envoyé spé­cial des Nations Unies pour la Libye) l’a déclaré plusieurs fois : il reste très pru­dent sur l’intérêt de faire ces élec­tions, mais il est poussé par les Français.

Math­ieu Galti­er
Mal­gré tout, il a lui-même porté le plan de l’ONU qui prévoit ces élec­tions. La com­mu­nauté est divisée et cela se retrou­ve dans la mis­sion pour la Libye. Au lieu d’avoir une feuille de route claire, en « off » on explique que c’est com­pliqué et en « on » on annonce que cela aura lieu. Ce qui décrédi­bilise la com­mu­nauté inter­na­tionale.

En 2012, l’ONU béné­fi­ci­ait d’une bonne image. La réso­lu­tion de l’ONU a légitimé l’action engagée pour la chute du régime. Depuis, cette image se détéri­ore car la com­mu­nauté inter­na­tionale n’a pas pen­sé l’après Khadafi. Les Libyens eux-mêmes ont été inca­pables de s’entendre. En 2012, les élec­tions se sont bien passées, sauf qu’une fois les députés élus, leur pre­mière déci­sion a été d’augmenter leurs salaires, pour être aus­si bien payés que le Pre­mier min­istre. C’était la pre­mière réu­nion d’un Par­lement démoc­ra­tique et aucun n’avait une vraie vision du pays. Tout était décidé en rap­port avec leur tribu, leur ville, leur brigade, sans véri­ta­ble sen­ti­ment d’intérêt général. Les Libyens ne con­nais­sent pas cette notion. L’intérêt d’un Tripoli­tain ne sera pas celui d’un habi­tant du Sud-Est, car ce pays colonisé qui a ensuite con­nu un pou­voir per­son­nel, n’a selon moi jamais expéri­men­té de sen­ti­ment nation­al.

Mary­line Dumas
Les Libyens cri­tiquent les per­son­nal­ités accusées de cor­rup­tion mais ils recon­nais­sent qu’ils auraient fait la même chose. L’intérêt com­mun n’existe pas.

Extrait — Fraterniser avec l’ennemi

Cette fois-ci, c’est à Tunis, plus pré­cisé­ment à la clin­ique de la Soukra, que nous retrou­vons Moustapha. Il a un ban­dage qui entoure sa tête, mais un grand sourire. Il s’amuse de voir une touffe de cheveux ressor­tir du linge blanc. Moustapha a été touché dans les com­bats qui ont eu lieu à Tripoli il y a quelques jours : deux frag­ments se sont logés dans sa tête. Un lui a été retiré hier lors d’une opéra­tion chirur­gi­cale. Il me le mon­tre, dans un bocal placé près de son lit. Pour le sec­ond, les médecins lui ont dit qu’il fal­lait atten­dre un peu. Moustapha est en forme. Il nav­igue dans sa cham­bre et aide son voisin de lit qui a été blessé en même temps que lui… sauf qu’il a eu moins de chance. Son bras droit est bandé jusqu’au-dessus du coude et un fix­a­teur externe le main­tient plié. Sa jambe gauche est ouverte du mol­let jusqu’à la cuisse. Moustapha soulève le drap pour que je puisse bien voir et en prof­ite pour grat­ter le pied comme le lui demande son copain.

Le père de famille ne tient pas en place. Il voudrait aller fumer une chicha au cen­tre-ville. Je n’ai pas le temps de l’accompagner, alors il se con­tente d’allumer une cig­a­rette dans la cham­bre. Puis nous sor­tons pour pren­dre un café dans le quarti­er. Il m’explique avoir été touché par un tir de PKT (mitrailleuse) alors qu’il était dans sa voiture. Il a été emmené directe­ment à la clin­ique Safwa, près de chez lui. « Là-bas, c’est très bien, je con­nais tout le monde et le per­son­nel est bien for­mé, mais ils ne voulaient pas m’opérer. De toute façon, le min­istère de la Défense finance mes soins à l’étranger. » C’est tou­jours ain­si avec les com­bat­tants blessés : ils sont envoyés en Tunisie, en Turquie, en Jor­danie, en Égypte, en Russie ou même en Europe selon la grav­ité et selon leur camp. Un blessé Mis­rati sera plutôt envoyé en Turquie, alors qu’un homme de Khal­i­fa Haf­tar ira en Égypte.

La Tunisie, elle, accueille tout le monde. Moustapha m’explique qu’ils sont quelques dizaines de patients, touchés pen­dant les com­bats à Tripoli, à avoir été envoyés ici. « Il y en a des deux camps. Mais ça ne pose pas de prob­lème. Quand on est ici, on se par­le tous, on se paie des cafés. Moi, j’évite de dire avec qui je suis, mais dans le fond ça ne change pas grand chose. Quand on est à l’étranger, on est tous Libyens donc sol­idaires. Par con­tre, dès qu’on ren­tre au pays… » Il ter­mine sa phrase en imi­tant des bruits de tirs.

Mary­line, Tunis, 9 mars 2017

Nous arrivons à Tripoli début juin 2012. Notre con­nais­sance de la Libye se résume alors à l’image d’un dic­ta­teur
égo­cen­trique qui plante des tentes et appré­cie la couleur verte. Pour autant, nous n’avons pas choisi ce pays au hasard. Après une année passée au Soudan – avec toutes les dif­fi­cultés liées à une dic­tature –, nous aspirons à plus de lib­ertés. Nous avons égale­ment l’ambition de vivre de notre tra­vail de jour­nal­istes indépen­dants, ce qui n’est pas encore le cas.

Surtout, nous sommes curieux de voir com­ment les Libyens vont con­stru­ire leur nou­veau pays. Après 42 années de règne de Mouam­mar Kad­hafi, la Libye est, à présent, dirigée par le Con­seil nation­al de tran­si­tion, organe de 31 mem­bres pour sat­is­faire toutes les tribus et ten­dances poli­tiques. L’ambiance est à l’euphorie. La révo­lu­tion s’est ter­minée il y a sept mois, mais elle est partout. Dans chaque esprit. Nous sommes nous-mêmes touchés par cette vague d’enthousiasme qui laisse penser que tout est pos­si­ble dans
un avenir for­cé­ment heureux, puisqu’il est entre leurs mains.”

Interview : Coline Charbonnier

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