Depuis 2014, plus de 600 000 personnes sont arrivées en Italie après avoir traversé la mer Méditerranée. Entre le Maroc et l’Espagne, la Libye et l’Italie et la Turquie et la Grèce, ils sont des milliers à braver le danger mortel de la traversée en Méditerranée. Le chemin migratoire le plus meurtrier où beaucoup laissent leur vie et disparaissent dans les profondeurs de la Mare Nostrum. Aujourd’hui, le chemin le plus emprunté et le plus mortel est celui qui sépare la Libye de l’Italie. Les exilés subsahariens sont nombreux à quitter les plages libyennes après un parcours migratoire douloureux et traumatisant.
« Quand on parle avec les exilés rescapés sur le bateau l’Aquarius, on s’attend à ce qu’ils nous parlent des raisons du départ de leurs pays, des difficultés du parcours migratoire, mais tous commencent par le même récit, celui du terrible passage en Libye », confie Marie-Agnès Peleran, co-auteure du documentaire « Silence, on se noie ». Cet enfer libyen y est décrit par plusieurs des interviewés rescapés en haute mer par SOS Méditerranée, association civile européenne de sauvetage. Rançons, emprisonnement, camps de travail, viols, hommes et femmes racontent leur état de fatigue et de traumatisme.
« Sabha, ville organisée autour du trafic d’êtres humains »
Les exilés entrent sur le territoire libyen principalement par le Sud du pays qui partage une frontière avec l’Algérie, le Niger, le Tchad et le Soudan. La Tunisie se trouve à l’Ouest et l’Égypte à l’Est. L’entrée en Libye est souvent loin de ce qu’ils ont imaginé ou espéré, début de l’enfer pour certains, chemin qui mènera vers leur rêve de paix pour d’autres. Financièrement et psychologiquement, le prix à payer est élevé. La ville de Sabha constitue une première étape.
« Quand on arrive à Sabha, il y a un entrepôt. On l’appelle Le Garage. C’est là qu’on est parqués… Je les ai vues les filles qu’ils emmenaient… Elles hurlaient… On ne les revoyait jamais… Une autre fois, j’ai vu trois hommes et une femme enceinte battus à mort… », témoigne Selim. Rescapé par l’Aquarius, bateau de sauvetage de SOS Méditerranée, son témoignage a été recueilli par Marie Rajablat, auteure du livre, « Les naufragés de l’enfer ». Elle raconte les différents rouages par lesquels passent des milliers de migrants. Elle est allée à leur rencontre sur le pont de l’Aquarius. « Sabha est une ville totalement organisée autour du trafic humain et les migrants ont peu de chance de passer au travers des mailles », explique l’auteure. L’entrepôt dont parlent de nombreux rescapés est difficile à identifier. La ville compte des centres officiels — dirigés par le département libyen de lutte contre la migration illégale (DCIM, selon l’acronyme anglais) et où les détentions sont arbitraires, malgré les contrôles d’ONG internationales — et des centres officieux. « Chaque tribu ayant ses propres milices, ses propres prisons et des centres illégaux. Des citoyens lambda peuvent également détenir leur propre prison dans leur propriété », complète l’auteure.
Témoignages du livre
« Nous étions arrivés à Sabha en plein affrontement entre deux groupes armés. Du coup, le chauffeur nous a plantés là… On est tous partis en courant… Puis un gars nous est tombé dessus… On a rien vu venir. Il nous a poussés dans une voiture, un autre gars nous a bandé les yeux. Ils nous ont emmenés dans une espèce de cave… Il y avait un gars qui semblait être le chef et qui voulait 400 dinars (265 euros) pour nous laisser partir. Je n’avais plus assez d’argent et personne pour m’envoyer quoi que ce soit, alors je suis resté enfermé pendant 3 jours, battu, sans manger autre chose qu’un bol de bouillie par jour. Je savais que si je voulais rester en vie, je n’avais pas d’autre choix que de m’échapper, même si je risquais de me faire tuer… Grâce à Dieu j’ai réussi », confie Mohamed dans le livre « Les naufragés de l’enfer ».
Après avoir été attrapé par une autre bande armée, enchaîné et battu, les geôliers d’Ibrahim lui ont proposé de travailler pour payer son voyage. « Bien sûr j’ai accepté… J’avais pas le choix. Mais à chaque fois qu’on travaillait, ce qu’on gagnait nous était repris tout de suite par un autre. On était payés tous les soirs mais les patrons prévenaient des rebelles qui nous volaient. Le jour, je travaillais dans les champs, et le soir je rentrais avec les autres au foyer. S’il y avait trop de travail, on dormait dans une cabane sur place. J’ai fini par pouvoir partir au bout de 1 mois et 3 semaines… Sabha, ça m’a beaucoup, beaucoup, beaucoup usé… ».
Les exilés se retrouvent à la merci des groupes armés, nombreux en Libye. La rançon est un moyen de pression fort sur les exilés et leur famille et se termine souvent par la mort de ceux qui n’ont pas pu joindre leur famille ou rassembler l’argent.
« Pour eux, nous ne sommes rien d’autre que des marchandises. Les passeurs nous vendent aux rebelles qui revendront chacun de nous le double de ce qu’il a été payé ». Sofiane a parcouru 950 km entassé dans un camion bâché, sans boire et sans manger jusqu’au Niger depuis le Cameroun. Ingénieur en pétrochimie, il venait chercher du travail en Libye. « En Libye, on ne va jamais d’un point A à un point B. Il faut toujours suivre un réseau très organisé où chacun sème la terreur pour prélever sa part au passage : les passeurs, les miliciens, les bandes armées rebelles et les habitants qui nous fournissent ce qui est censé être le gîte et le couvert ».
Passant entre les mains des groupes de rebelles ou de passeurs peu scrupuleux, les exilés se retrouvent sans argent au Nord de la Libye, là d’où certains partiront depuis les plages libyennes de Sabratha, vers l’inconnu. Au terme de leur parcours migratoire, ce voyage tumultueux leur coûte parfois trois fois le prix d’un billet d’avion s’ils avaient obtenu un visa dans un pays sûr, sans compter le coût psychologique dû aux séquelles des violences subies.
Pourquoi la Libye s’est-elle transformée en un véritable cauchemar pour les migrants venant d’Afrique subsaharienne ?
Les raisons sont multiples et complexes. Comme le confie Cyril, un Camerounais, rescapé sur le bateau l’Aquarius, « Le premier danger en Libye c’est d’être noir ». Suite à la révolution de 2011, beaucoup de noirs en Libye se sont retrouvés menacés de mort par des groupes armés libyens qui les assimilent aux mercenaires sahariens qui étaient dévoués à Kadhafi jusqu’à sa mort en 2011. Il y a aussi le sentiment de perdition, très marqué actuellement dans le pays. Le peuple libyen traverse et subit de plein fouet la guerre civile, la crise économique, l’absence d’État, la faim, le chômage et la pression des groupes armés. Quand on est étranger il faut donc avoir beaucoup d’argent pour passer d’un territoire à l’autre depuis le Sud jusqu’au Nord où se trouve la mer Méditerranée, devenue le seul espoir d’aller vers la sécurité et la paix que représentent les pays du continent européen.
« Le problème, c’est que certains migrants arrivent au sud de la Libye après avoir traversé le désert sans un sou. Il faut pourtant de l’argent pour pouvoir traverser le pays », confie Jalel Harchaoui, chercheur à l’université Paris 8. « Chaque groupe qu’ils croiseront leur demandera une part et s’ils n’ont pas cet argent, les trafiquants et les passeurs vont estimer qu’ils leur doivent cet argent et ils seront prêts à tout pour le récupérer, comme demander une rançon à leur famille sous la torture. Si l’argent n’est pas versé, on peut vous amputer et envoyer des photos aux familles via Instagram. Ils attendent le virement et font tout pour récupérer l’argent qu’il manque ».
Ces modes opératoires sont récents, même si la tradition de migration, de racisme, ou de pogroms est, elle, ancienne comme le souligne le chercheur, mais : « il est invraisemblable aujourd’hui de ne pas prendre en compte le contexte libyen qui subit une crise liée à la guerre civile actuelle, mais aussi une crise sécuritaire, militaire, une crise économique, monétaire, marquée par le manque d’électricité, d’eau potable. Tout ceci n’existait pas il y a 10 ans ». L’appareil sécuritaire étant inexistant en Libye, ce vide laisse place à un trafic très lucratif qui prend différentes formes, parfois poussées à l’extrême. D’après plusieurs chercheurs, la crise monétaire est tout aussi responsable de cette situation. La fermeture des banques et le manque de liquidité ne permet pas aux Libyens d’avoir accès à leur argent. Mais les analyses sont nuancées, il s’agit là d’une minorité de Libyens — dont font partie les interlocuteurs privilégiés choisis par l’Europe — qui s’octroie et profite de la richesse du pays et exploite la migration subsaharienne face à une majorité qui elle, souffre dans le silence.
La déresponsabilisation de l’Europe
Face au nombre grandissant de « candidats au départ » présents en Libye, les gouvernements européens cherchent aujourd’hui à les maintenir sur place ou à renvoyer en Libye les personnes à bord des embarcations de fortune et qui n’atteignent pas les eaux internationales italiennes. Ils assurent avoir commencé à former des garde-côtes libyens au sauvetage et des équipes à la prise en charge humanitaire. La construction de camps humanitaires a également été évoquée.
Mais sur place, la réalité rattrape les ambitions européennes. Dans le contexte sécuritaire instable du pays, avec l’absence d’État ou d’appareil sécuritaire et administratif, il semble peu concevable de mettre en place des camps humanitaires où les migrants en situation de vulnérabilité totale se retrouveraient une fois de plus à la merci des trafiquants. « Les Européens proposent de parquer ces personnes dans des camps « d’internement » où nul ne sait ce qu’ils deviendront. C’est une façon polie de dire : nous voulons construire une forteresse au sein de l’Europe, quelles que soient les conditions économiques et sécuritaires en Libye. On veut les bloquer pour qu’ils y restent. C’est dire : Afrique pour Afrique, c’est leur problème », analyse le chercheur Jalel Harchaoui.
Le sommet de Malte en 2015 avait marqué un retour au dialogue et à la coopération entre Union Européenne et Union Africaine, en promettant une aide européenne aux États africains, afin de trouver des solutions et de freiner l’exode des populations vers l’Europe. Mais les conflits internes, alimentés par les armes provenant du monde entier, perdurent et la sécheresse gagne peu à peu du terrain, comme au Soudan où des familles entières partent se réfugier dans les pays voisins. « Le réchauffement de la planète et la croissance démographique, comme au Niger où la population va tripler d’ici à 2050, sont de nouveaux facteurs qu’il va falloir prendre en compte et qui n’ont jamais eu lieu auparavant. La forteresse qui bloque ces personnes en Libye n’est pas une solution adaptée. Elle va au contraire accroître le problème en le cachant jusqu’à ce qu’il lui explose à la figure dans quelques années », poursuit Jalel Harchaoui.
Dans ce contexte, que reste-t-il des engagements des États européens signataires des Conventions internationales des droits de l’Homme, dont la Convention européenne des droits de l’Homme ? Le fait de renvoyer ou de maintenir des personnes exilées, migrantes, réfugiées dans un pays où leur vie est en danger constitue une grave violation des droits humains. D’après un communiqué d’Amnesty International du 16 mai 2018, « Au moins 7 000 migrants et réfugiés croupissent dans les centres de détention libyens, où les atteintes aux droits humains sont monnaie courante et où la nourriture et l’eau sont insuffisantes. Cela représente une forte hausse depuis le mois de mars, lorsque ce nombre s’élevait à 4 400, selon les responsables libyens ». « L’UE doit cesser de s’appuyer sur la garde côtière libyenne pour contenir les migrants en Libye, et doit fermer les centres de détention, réinstaller les réfugiés en Europe et permettre au HCR (Haut commissariat aux réfugiés) de venir en aide à tous les réfugiés en Libye », a déclaré Heba Morayef directrice du programme Afrique du Nord et Moyen-Orient à Amnesty International.
Mais sur place, les Etats européens et l’Italie — qui coordonne l’ensemble des opérations de sauvetage en haute mer — sont en train d’équiper les garde-côtes libyens et de former des équipes de sauvetage afin de ramener en Libye les embarcations en route pour l’Italie, malgré les mises en garde de la Commission des droits de l’Homme des Nations Unies qui condamne le retour des migrants « dans l’enfer libyen ».
Texte : Hélène Bourgon
Photo de Une : @Anthony Jean
Pour aller plus loin
Lien vers le documentaire : “Silence, on se noie”
Lien vers le communiqué d’Amnesty International
Lien vers la lettre de la Haute commission aux droits de l’Homme des Nations Unies
Ouvrage : “Les naufragés de l’enfer” de Marie Rajablat. Photos de Laurin Schmid à retrouver dans notre rubrique Livres ICI
Dernier communiqué SOS Méditerranée
10 juin 2018 : Le ministre de l’Intérieur italien, Matteo Salvini, vice Premier ministre et responsable de la Ligue (extrême droite) au sein du nouveau gouvernement italien de Guiseppe Conte, a décidé de fermer ses ports. Pour la première fois depuis le début de ses missions en avril 2016, le bateau Aquarius loué par l’association SOS Méditerranée ne peut pas débarquer les exilés rescapés — entre la Libye et l’Italie — en Italie : http://www.sosmediterranee.fr/journal-de-bord/CP-rescue-11–05-2018