L’exil prolongé des Libyens en Tunisie

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Ils sont quelques cen­taines de mil­liers en Tunisie. Depuis 2011, de nom­breux Libyens ont fui et con­tin­u­ent à fuir les vio­lences pour se met­tre à l’abri dans ce pays voisin qu’ils con­nais­sent bien. Réputés aisés finan­cière­ment, ces réfugiés d’un genre par­ti­c­uli­er voient leur séjour s’éterniser, et les dif­fi­cultés s’accumuler.

Ramadan*, 34 ans, pen­sait ne rester qu’une quin­zaine de jours en Tunisie. Cela fait finale­ment qua­tre ans qu’il est ici avec sa femme et ses deux enfants. Men­acé depuis 2013 en rai­son de son engage­ment en faveur des droits humains, il s’est résolu à par­tir en 2014, et tra­vaille aujourd’hui dans une ONG à Tunis. « Nous pen­sions que la guerre ne dur­erait pas. Mais finale­ment ça ne s’est pas arrêté », soupire Ramadan en sirotant son “express” dans un café chic de La Marsa.

Comme Ramadan, de nom­breux Libyens ont quit­té leur pays en 2014, fuyant les vio­lents affron­te­ments entre mil­ices. D’autres ont fui dès 2011, après la révo­lu­tion. « Ils ont été env­i­ron 100 000 à par­tir, la plu­part étant les sou­tiens les plus act­ifs à Mouam­mar Kad­hafi », explique Camille Cas­sari­ni, chercheur en géo­gra­phie et auteur de travaux sur la pop­u­la­tion libyenne dans le Grand Tunis. « Mais le vrai exil des Libyens a com­mencé début 2012 et s’est pour­suivi jusqu’en 2015, le pic étant atteint en 2013. C’est lorsque les affron­te­ments et les règle­ments de comptes se sont recom­posés sur des critères locaux ou trib­aux que beau­coup ont fui. La peur s’est répan­due et la fuite s’est trans­for­mée en oblig­a­tion. »

La Tunisie : un choix logique

Il est dif­fi­cile de savoir com­bi­en de Libyens vivent aujourd’hui sur le sol tunisien. Les esti­ma­tions vari­ent de 7 000, selon le dernier recense­ment offi­ciel tunisien qui date de 2014, à plus de deux mil­lions selon un com­mu­niqué pub­lié par le min­istère de l’Intérieur tunisien en 2016 ! « En réal­ité, ces chiffres étaient issus des postes-fron­tières de Ras Jdir et Dehi­ba, et pou­vaient compt­abilis­er une même per­son­ne entrant et sor­tant dans la même journée, ce qui est très com­mun dans les gou­ver­norats du sud », tem­père Camille Cas­sari­ni, qui estime lui le nom­bre de Libyens rési­dant de façon per­ma­nente en Tunisie de 100 à 200 000.

Selon un rap­port de l’Organisation inter­na­tionale des migra­tions (OIM) paru en 2016, la plu­part des Libyens sont instal­lés dans le Grand Tunis (34,7 %), les autres se con­cen­trant prin­ci­pale­ment sur les grandes villes côtières et le Sud frontal­ier de la Libye.

« Mon père a une mai­son ici, donc s’installer à Tunis était un choix logique » racon­te Rima Atti­ga, 43 ans, ren­con­trée dans un salon de thé des Berges du Lac, le quarti­er d’affaires de Tunis. Fille d’un homme poli­tique dont l’engagement a valu à toute la famille des men­aces de mort, elle a fui Tripoli en 2014 avec ses deux filles, pen­sant revenir « au bout de trois ou qua­tre mois ». Après quelques semaines en Egypte, puis trois années à Malte à chercher du tra­vail sans suc­cès, cette den­tiste de for­ma­tion a fini par pos­er ses valis­es à Tunis en sep­tem­bre 2017. Elle tra­vaille aujourd’hui comme cheffe de pro­jet au sein du pro­gramme libyen d’Expertise France, basé à Tunis. « Mon mari tra­vaille en Libye. C’est dan­gereux mais je ne me plains pas », racon­te-t-elle en souri­ant.


Une sit­u­a­tion admin­is­tra­tive insta­ble

Si le choix de la Tunisie s’impose comme une évi­dence pour de nom­breux Libyens, c’est en rai­son des liens his­toriques qui unis­sent les deux pays, mais aus­si d’une cer­taine facil­ité de cir­cu­la­tion. En 1988, une con­ven­tion de libre-cir­cu­la­tion est signée entre les deux États. Les Libyens se ren­dent régulière­ment en Tunisie, en vacances ou pour se faire soign­er dans des clin­iques privées, et représen­tent une manne con­séquente d’entrées touris­tiques et de devis­es. De leur côté, jusqu’en 2011, de nom­breux Tunisiens se sont ren­dus en Libye pour tra­vailler, effec­tu­ant des allers-retours réguliers. Enfin, dans le Sud de la Tunisie, le com­merce et la con­tre­bande à la fron­tière libyenne con­stituent l’une des ressources prin­ci­pale de la région.

« Mais depuis 2011, dans les faits, la con­ven­tion de libre-cir­cu­la­tion n’est plus appliquée en Tunisie et les Libyens sont soumis à une autori­sa­tion de séjour de trois mois, date à par­tir de laque­lle ils sont soumis à des pénal­ités de 20 dinars par semaine », explique Camille Cas­sari­ni.

La famille Krewi est arrivée à Tunis en sep­tem­bre 2017. Taha Krewi, orig­i­naire de Tripoli, 47 ans, est jour­nal­iste. Son épouse, Laila Moghra­bi, jour­nal­iste et écrivaine, fait l’objet d’une fat­wa de la part d’extrémistes et reçoit des men­aces de mort en rai­son de ses écrits. C’est ce qui les a décidés à fuir leur pays, avec leurs trois enfants. En ce début de Ramadan, ils nous reçoivent dans leur nou­veau chez-eux de l’Aouina, un quarti­er cos­su au nord de Tunis. La mai­son est con­fort­able, mais le min­i­mal­isme du salon rap­pelle tout de même l’instabilité de leur sit­u­a­tion.

« Nous jouis­sons de plus de lib­ertés en Tunisie, en par­ti­c­uli­er en tant que jour­nal­istes », explique Taha Krewi. « Mais notre sit­u­a­tion ici est illé­gale : nous n’avons pas de carte de rési­dence, car nous n’avons pas d’emploi sta­ble. »

« Tu as de l’argent, puisque tu es Libyen ! »

En Tunisie, où il n’existe pas de loi sur l’asile, les Libyens ne sont pas con­sid­érés comme des réfugiés par les organ­i­sa­tions comme le Haut Com­mis­sari­at des Nations unies pour les Réfugiés (HCR) : « Quand tu vas voir le HCR , ils te dis­ent d’aller voir le Crois­sant rouge. Et quand tu vas voir le Crois­sant rouge, ils te dis­ent d’aller voir le HCR », grince Ramadan.

« Du point de vue juridique, les Libyens auraient dû être con­sid­érés comme des réfugiés, la plu­part faisant l’objet de men­aces en rai­son de leurs appar­te­nances », explique Camille Cas­sari­ni. « On est face à un cas rel­a­tive­ment inédit dans l’histoire human­i­taire. Une pop­u­la­tion faisant l’objet de men­aces, ayant fui des zones de guerre, est pour­tant con­sid­érée comme “sim­ple­ment expa­triée” du sim­ple fait de sa pré­ten­due richesse. (…) Le HCR en Tunisie a d’ailleurs refusé la plu­part de leurs deman­des. »

Il faut dire que l’image du Libyen richissime, chargé de valis­es de bil­lets, a la peau dure en Tunisie. « Il est vrai que la plu­part d’entre nous avons suff­isam­ment d’argent pour sur­vivre », recon­naît Rima Atti­ga. « La plu­part des Libyens vivent dans de beaux quartiers, ont des voitures, met­tent leurs enfants dans des écoles privées. Je suis moi-même très chanceuse. Je pen­sais avoir plus de dif­fi­cultés que cela. Et la plu­part des Tunisiens que j’ai ren­con­trés depuis mon arrivée sont très gen­tils, très accueil­lants. »

Les Libyens ne sont pour­tant pas tou­jours bien con­sid­érés. Les vagues suc­ces­sives d’arrivées de Libyens ont coïn­cidé à Tunis avec de fortes aug­men­ta­tions des loy­ers, les pro­prié­taires prof­i­tant de l’aisance de ces réfugiés d’un genre nou­veau, ce qui a provo­qué un cer­tain ressen­ti­ment du côté de la pop­u­la­tion tunisi­enne.

« Quand je ren­con­tre quelqu’un ici, bien sou­vent la pre­mière chose qu’il me dit c’est : “ah toi tu as de l’argent n’est-ce pas, puisque tu es Libyen ?” », regrette Ramadan. « Beau­coup de per­son­nes ten­tent de prof­iter de nous : les chauf­feurs de taxi, les com­merçants, la police… », con­fie, amer, Taha Krewi.

« Une paupéri­sa­tion lente mais irrémé­di­a­ble »

La sit­u­a­tion des Libyens en Tunisie est pour­tant de moins en moins con­fort­able. « Loin de l’image de nan­tis prof­i­teurs, ils sont l’objet d’une paupéri­sa­tion lente mais irrémé­di­a­ble », aver­tit Camille Cas­sari­ni. (…) « L’accumulation de micro-arnaques a beau­coup joué dans leur appau­vrisse­ment à long terme. Les devis­es ont fon­du et le dinar libyen vaut trois fois moins aujourd’hui. La rente que four­nis­sait la Banque cen­trale libyenne à sa pop­u­la­tion en exil s’est trou­vée elle aus­si de plus en plus aléa­toire et incer­taine. »

Cette dégra­da­tion de la sit­u­a­tion finan­cière s’accompagne égale­ment d’une mise en pause cru­elle des pro­jets de vie. Dans la famille Krewi, si la jeune Lamis, 9 ans, a inté­gré une école tunisi­enne et est heureuse d’être en Tunisie, Yasin, le fils de 19 ans, a dû aban­don­ner son cur­sus d’ingénieur, ne pou­vant pas suiv­re les cours unique­ment fran­coph­o­nes des uni­ver­sités publiques tunisi­ennes. En atten­dant de trou­ver une solu­tion, il tra­vaille dans une entre­prise libyenne d’événementiel instal­lée à Tunis.

Pour beau­coup de réfugiés libyens, il est dif­fi­cile d’abandonner l’idée d’un retour au pays. « Nous sommes dans l’attente », con­fie Rima Atti­ga. « Je recon­nais que j’ai du mal à envis­ager mon avenir. Il y a une cer­taine lib­erté à vivre en Tunisie, en lieu sûr, mais je n’imagine pas cela comme défini­tif. C’est un vrai dilemme. »

« C’est dif­fi­cile », soupire Ramadan. « Bien sûr, si un jour la paix revient en Libye je veux y retourn­er… Mais il faut être lucide : cela n’arrivera pas avant longtemps. »

* Le prénom a été mod­i­fié

A Tunis, Perrine Massy et Timothée Vinchon

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