L’Espagne conservatrice, catholique et ancrée dans l’Eglise, laisse place avec le temps à une nouvelle société qui accepte et tolère toute liberté sexuelle. Voyage au fil des rues de Chueca, le quartier au cœur des nouvelles tendances à Madrid.
Au milieu des ruelles étroites de Chueca, un jeune couple homosexuel se tient la main en regardant les derniers jouets en cuir exposés dans la vitrine d’un sex shop. Plus loin, un couple de lesbiennes s’embrasse à la terrasse d’un café alors que quatre garçons d’origine jamaïcaine, habillés de mini jupes, collants colorés et rouge à lèvres, défilent à travers la place de Chueca en direction de l’entrée du métro de Madrid. Les commerces spécialisés dans les voluptés de l’amour offrent toute sorte de produits destinés au plaisir. Des deux côtés de la rue, les saunas libertins alternent avec les boîtes de nuit qui proposent des soirées déguisées ou thématiques et les bars pour les rencontres. Toute orientation sexuelle trouve sa place à Chueca, dans la seule limite du consentement personnel.
« Il y a vingt ans, ce n’était pas du tout comme ça », retrace Juan, 52 ans, résident du quartier. Cheveux poivre et sel coupés très courts, assidu de la salle de sport, il montre avec ostentation sa forme physique et ne cache pas son homosexualité, vêtu d’un pantalon en cuir noir, d’un t‑shirt blanc serré et d’une ceinture à clous. « Dans les années 1980, Chueca était un quartier dégradé où il y avait beaucoup de trafics de drogue. Les résidents avaient peur de sortir après le coucher du soleil. La communauté LGBT, très discriminée dans l’Espagne de la transition post-franquiste a commencé à s’installer ici parce que les prix des loyers étaient bon marché ». Le véritable tournant a été l’adoption en 2005, par le gouvernement socialiste de Zapatero, d’une loi pour le mariage et l’adoption pour tous. L’Espagne devient alors le troisième pays au monde à concéder des droits pleins et entiers à la communauté LGBT : « Dans le quartier nous sommes les bienvenus. Ces dix dernières années, les prix de l’immobilier ont quintuplé, les commerces et les activités économiques prospèrent, les dégradations et la vente de drogue ont disparu des rues », s’exalte Juan.
La sortie de la crise économique révèle un pays qui a envie de modernité, de changement, qui se voit connecté aux dernières technologies, avec des mouvements sociaux forts mais qui a également envie de se faire plaisir. José gère un des premiers sex shop qui a ouvert ici à Chueca, il y a plus de vingt ans : « Ma clientèle est très variée », confesse-t-il « il y a des hétérosexuels qui passent par ici, tout comme des homosexuels et des transgenres. Ce sont des Espagnols, des étrangers résidents, des touristes de passage et même des musulmans de différents pays arabophones. Ils rentrent ici comme dans n’importe quel magasin. J’ai un très bon rapport avec mes voisins. »
Désormais, le plaisir sexuel n’est plus un tabou en Espagne. Les sexologues interviennent régulièrement dans les débats télévisés ou ils écrivent dans les colonnes des journaux. L’Espagne est ainsi devenue la troisième destination mondiale du tourisme sexuel. Le 1er juillet 2017 a eu lieu la World Pride, la manifestation de la fierté LGBT mondiale. Selon les organisateurs, 2,5 millions de personnes ont défilé près de Plaza del Sol et l’événement, qui s’est étendu sur dix jours, a rempli les caisses de la ville. « Durant le week-end, les auberges ont augmenté du 300 % leurs tarifs et Airbnb a registré 180 000 réservations par nuit. Selon la banque BBVA, les transactions par carte de crédit en centre-ville ont quasiment doublé, passant de 150 millions d’euros par jour à 300 millions d’euros. Malgré les réticences de la politique traditionnelle, ce commerce florissant a fini par attirer les hommes d’affaires », explique Ignacio Elpidio Dominguez Ruiz, qui poursuit un doctorat sur le tourisme LGBT à Madrid.
Si l’influence économique a pu ouvrir des droits pour la communauté LGBT, ceci n’est pas le cas pour les travailleuses du sexe, au sujet desquelles le débat n’a jamais été entamé. « Tout le monde pense à la fille qui travaille dans la rue, obligée de faire ce métier contre sa volonté, mais la réalité est beaucoup plus vaste. Il y a les téléopératrices des lignes érotiques, les masseuses, les danseuses des clubs et des peep-shows, celles qui travaillent à la maison ou par internet avec les webcams ou les chats en live, les actrices de films pornographiques, les dames de compagnie. Je choisis mes clients et je fais mes tarifs, je décide ce que je fais ou ce que je ne fais pas avec eux. Pour nous, le plus grand problème est le tabou culturel de cette profession, je ne peux pas en parler aux professeurs de l’école de ma fille, ni à mes voisins ou à mon entourage, je ne peux pas demander un crédit à la banque ou acheter une maison », témoigne Victoria, 35 ans. Elle fait partie du collectif Hetaira, qui lutte pour faire valoir les droits des personnes qui ont choisi ce métier.
Avec la crise économique, ce secteur aussi a été précarisé. Des femmes sans travail sont passées à la prostitution pour faire face à leurs besoins, l’augmentation de l’offre a fait baisser les tarifs. Pour combattre la concurrence, certaines acceptent désormais d’avoir des relations sexuelles sans préservatif. « La prostitution a toujours existé – retrace Juan –, dans mon immeuble de vieilles dames habitaient auparavant. Elles étaient très conservatrices et liées à l’église. L’après-midi, elles descendaient dans la rue à bavarder entre elles, une scène très courante et caractéristique de toute l’Espagne, pour seule différence que quand un client passait dans le coin, elles montaient dans la maison avec lui. Tout le monde était au courant, mais personne ne disait rien. En revanche, ironise et termine-t-il, elles n’ont jamais manqué un seul appel à la messe. »