Au Liban, l’amour dans “L’Esprit de famille”

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Aller à la ren­con­tre d’un pays pour mieux le com­pren­dre passe inex­orable­ment par la ren­con­tre de ses habi­tants selon l’auteur François Beaune. « Les sociétés à tra­vers leurs his­toires de famille, leurs his­toires d’amour, leurs his­toires de guerre, nous en appren­nent davan­tage que les médias qui les décrivent unique­ment à tra­vers le prisme de la géopoli­tique, et se retrou­vent sou­vent à côté de la plaque quand il s’agit de par­ler des pays de « l’autre rive » ». Dans son dernier livre, « L’Esprit de famille », cet auteur pas­sion­né par les rives méditer­ranéennes retran­scrit les réc­its intimes de femmes, d’hommes, d’enfants, de jeunes, libanais. Pour ce dossier “Amour”, il nous pro­pose en son et en texte deux extraits de son dernier ouvrage « L’Esprit de famille » et deux his­toires d’amour en Israël-Pales­tine tirées du livre « La Lune dans le puits ».

L’E­sprit de famille, 77 posi­tions libanais­es”

Cet essai, à pren­dre au sens lit­téral de ten­ta­tive (vous ver­rez je n’ex­agère pas), pro­pose un chem­ine­ment chao­tique de pen­sées en 77 his­toires qui cha­cune à sa manière, à tra­vers le prisme du Liban, racon­te ce que pour­rait être la famille aujour­d’hui en Méditer­ranée”. François Beaune.

His­toire 52 tirée du livre

J’avais bien­tôt dix-huit ans et on est par­ties avec mon amie à Bey­routh pour pass­er l’examen, me racon­te Dia. Tout se déroule bien, on prend le bus du retour et en arrivant à Saï­da mon amie me dit, écoute on a très bien tra­vail­lé, allons au ciné­ma. Je dis, mais Sara, mes par­ents savent quand je dois être à la mai­son. Elle me répond, on dira que l’examen a beau­coup tardé. On est allées au ciné­ma. Il y avait un beau film, et un cer­tain garçon, que j’ai tout de suite recon­nu. Il était en classe de phi­lo, dans l’école pour garçons, nous on était chez les sœurs.

Je l’admirais tou­jours celui-là, beau, bien posé. Le film c’est une chance que je l’avais vu deux fois aupar­a­vant, parce que ce jour-là je ne l’ai pas vu. Je le regar­dais et lui me regar­dait. Il m’intéressait beau­coup. Il se tenait à côté du placeur, il par­lait avec lui, tout en me regar­dant.

Après on est sor­ties, on a pris le chemin de la mai­son, il était der­rière moi, Made­moi­selle ! Made­moi­selle ! Quoi ? Moi, tu m’appelles ? Oui. Qu’est-ce que tu veux ? Je veux te don­ner quelque chose. Mais quoi ? Une let­tre. Une let­tre ? Pour moi ?

Comme j’avais deux sœurs aînées, j’ai pen­sé que c’était une let­tre pour une de mes sœurs. Mais à qui, je demande, pour qui tu me la donnes ? Pour toi ! J’étais si excitée qu’il me donne une let­tre à moi !! Mais qu’est-ce qu’il y a dedans ? Écoute, tu ver­ras, il faut la lire ! Mais non, j’ai répon­du, moi je prends pas des let­tres de quiconque, parce que je suis très bonne élève, j’ai passé l’examen, je suis la pre­mière en classe, je ne veux pas être la sec­onde, et si je vous aime je vais être la sec­onde, alors que moi je veux être la pre­mière !

J’ai refusé la let­tre, et jusqu’à main­tenant j’ai envie de lire ce qu’il y avait dedans. Après ça je l’ai plus jamais vu. Un jour j’ai croisé une par­ente à lui, j’ai demandé de ses nou­velles, comme ça. Quand elle lui a par­lé de moi le soir, il lui a dit, tu vois, cou­sine, un jour j’ai voulu épouser cette femme.

Pour moi, il était beau, mais peut-être pas. J’aimais pas les beaux. Il était brun, les cheveux noirs et de grands yeux noirs. Ni grand ni petit. Juste bien par rap­port à moi. C’était surtout le regard, il savait y faire. C’était comme ça l’amour à l’époque, on se voy­ait de loin, il y avait le regard, comme dans le film Falling in Love, avec Meryl Streep, ces regards sans se par­ler.

Je sais pas com­ment ça se passe main­tenant, deux êtres qui s’aiment. Pour moi l’amour a pas besoin de trop de paroles. Même dire je t’aime, ou est-ce que tu m’aimes, ça peut être trop. Est-ce que tu as un beau bracelet, ça suf­fit, ça donne de l’imagination, c’est plus beau que de dire je t’aime. Tu sais que tu as un beau bracelet ? Quand quelqu’un te dit ça, c’est bien plus émou­vant.”

Son recueil­li par François Beaune, mon­tage réal­isé par Marie-Dominique Rus­sis

His­toire 55 tirée du livre

Quand je les ai ren­con­trés, Sal­wa tenait une épicerie à Tyr, avec son deux­ième mari, Sal­im, où trô­naient par-delà les can­nettes de coca, boîtes de thon et autres Sopalin, quelques posters jau­nis d’Hassan Nas­ral­lah. Sal­im avait d’ailleurs la barbe à la Nas­ral­lah, mais Sal­wa elle avait les cheveux libres, et une grande bouche, un grand corps, de grandes dents.

D’abord elle nous a racon­té en riant com­ment à son pèleri­nage des femmes l’avaient prise pour un homme dans les ves­ti­aires ! Puis elle en est venue à cette his­toire d’accident. Une fois on reve­nait de Saï­da et en général quand on revient de Saï­da avec mon mari on a l’habitude d’avoir une nuit très chaude pour bien finir la journée. En prévi­sion, il avait acheté un fruit pour don­ner des forces, le ash­ta, c’est-à-dire la pomme-canelle, un fruit aphro­disi­aque qui a un goût de mal­abar, et il a décidé d’en manger avant de par­tir, pour être prêt quand on arrive à Tyr.

C’était moi qui con­dui­sais, mais on ne fai­sait pas que con­duire, on était très excités tous les deux et à un moment comme j’avais beau­coup de ten­dresse pour lui je lui ai demandé de pos­er sa tête sur mes genoux, et comme lui avait mangé ses ash­tas avant, enfin en tout cas je sais plus ce qu’on a per­cuté mais on a eu un sacré acci­dent, on a pas pu prof­iter des ash­tas, rien du tout, direct à l’hôpital !

Moi j’ai pas eu grand-chose mais lui avait les bras et les jambes cassés. Alors comme il était tout emplâtré j’ai com­mencé à m’occuper de lui, aus­si pour com­penser la nuit qu’on avait ratée, et quand l’infirmière est ren­trée dans la cham­bre, elle a hurlé, mais cet homme, il est qui pour vous ? J’ai dit, c’est mon mari, ne vous inquiétez pas ! Mais elle était out­rée, écoutez, madame, on est pas au bor­del ici !”

Son recueil­li par François Beaune, mon­tage réal­isé par Marie-Dominique Rus­sis

Les deux his­toires d’amour qui suiv­ent sont extraites du livre “La Lune dans le puits” de François Beaune.

Ramal­lah, jan­vi­er 2013

Par­mi toutes les his­toires de check­points que l’on peut enten­dre ici, me dit Sarah, c’est celle-là qui me plaît le plus. Un jour un jeune homme de vingt ans se présente à un check­point. On lui dit d’at­ten­dre, de mon­tr­er sa carte d’i­den­tité, d’at­ten­dre encore. Sur ce, une fil­lette qui sort de l’é­cole se présente pour ren­tr­er chez elle. Ils poireau­t­ent tous les deux dans le sas, longtemps.

Les sol­dats israéliens, du même âge que le jeune homme, sont d’humeur joviale, rigo­lent entre eux, ils ont envie de faire des blagues. L’un d’eux dit au garçon : si tu embrass­es la fille on vous laisse par­tir. Si tu l’embrasses pour de vrai. Et il ajoute, après un temps : si tu ne le fais pas on te frappe.

La fille doit avoir qua­torze ans. Le garçon refuse, explique que jamais il n’ac­ceptera de faire ça. Les sol­dats le frap­pent, encore et encore. Comme ils sont occupés à le frap­per la fil­lette se fau­file, réus­sit à s’en­fuir et arrivée chez elle racon­te tout à ses par­ents.

Le garçon lui est dans un sale état, et les sol­dats l’emmènent à l’hôpi­tal. Il se fait soign­er, puis pour un motif bidon il est jeté en prison. Il devra y pass­er un mois.

Pen­dant ce temps-là, les par­ents de la fil­lette ren­con­trent les par­ents du jeune homme. Quand le jeune homme sort de prison, le père revient ren­dre vis­ite à sa famille, pour le remerci­er de vive voix et lui pro­pos­er la main de sa fille.

Le jeune homme accepte, ils se mari­ent et depuis vivent heureux.”

Bey­routh, juin 2013 (sur la ligne verte, qui démar­quait durant la guerre civile (1975–1990) la sépa­ra­tion entre les quartiers musul­mans de Bey­routh-Ouest et les quartiers chré­tiens de Bey­routh-Est)

Nous sommes plusieurs à avoir vingt ans ce jour-là, lorsque nous nous ren­dons chez Paul qui habite tout près de la fac, écrit Najwa Barakat dans son roman La locataire du pont de fer. Nous sommes plusieurs aus­si à nous rap­pel­er qu’il faut bien baiss­er la tête en escal­adant à qua­tre pattes les dalles cassées des march­es, jusqu’au dernier étage où Paul vit seul avec sa maman dans un apparte­ment petit, mais doté d’une grande ter­rasse. La tête – étant la seule par­tie rebelle du corps qui s’entête à dépass­er les con­tain­ers entassés dans la cage de l’escalier – doit dis­paraître du champ visuel du sniper qui campe jour et nuit, sur le toit du grand immeu­ble d’en face. Nous sommes plusieurs à nous en sou­venir donc, mais je suis la seule à l’oublier une demi-heure après.

Je sors sur la ter­rasse et m’assieds sur la balustrade basse, en fumant une Gitane inter­na­tionale. J’entends un petit bruit iden­tique à un hoquet bref, puis je vois tous les copains appa­raître dans la porte, et la couleur de la maman de Paul vir­er au jaune verdâtre. Tous sont muets et hale­tants. Tous me font signe de la main d’approcher, en mimant des ges­tic­u­la­tions fol­lettes. Je ris. Je n’ai pas com­pris encore qu’ils craig­nent de feuler de peur qu’en sur­sautant je trébuche et tombe du haut de l’immeuble…

Dire que la mort me frôle par cet après-midi de mai splen­dide et que simul­tané­ment je tombe raide amoureuse ! Je l’échappe belle tout en suc­com­bant. Le sniper ne me rate pas vrai­ment. Il tire et la balle heurte la balustrade, juste sous mes fess­es. Il tire, mais il ne me tue pas. Je suis bien vivante, et les copains n’en revi­en­nent pas de ce mir­a­cle.

Longtemps après, je con­tin­ue à revivre cet inci­dent, à m’imaginer les traits de mon héros qui, ten­ant ma vie entre ses mains, ne l’a pas con­damnée pour autant. Et aujourd’hui encore, je pense à lui et je me demande : qu’est-ce qui a pu lui pass­er par la tête et l’empêcher de vis­er, puis d’appuyer sur la gâchette, comme il avait dû le faire aupar­a­vant avec des cen­taines d’autres ? Me con­nais­sait-il ? Avait-il eu pitié ou avait-il hésité, rien qu’une fois ? A‑t-il été atten­dri par une jeune fille, amoureux d’une incon­nue, juste un laps de temps, l’ombre d’une sec­onde ?”

Continuez le voyage

Con­va­in­cu que de nou­veaux liens “lit­téraires” doivent se créer entre les dif­férentes rives de la Méditer­ranée, François Beaune a choisi de faire éditer son livre en Tunisie par la mai­son Elyzad, afin de “faire des livres ailleurs, il faut tra­vailler ensem­ble avec des citoyens, des auteurs, avec toutes sortes de plumes qui vont nous per­me­t­tre d’avoir des relais en Méditer­ranée, puis d’être édité en arabe car la ren­con­tre entre deux pays se fait depuis la nuit des temps par l’écri­t­ure”, des flâneurs, des citoyens, des con­teurs sans a pri­ori, sans thème sont invités à par­tir à la décou­verte des villes méditer­ranéennes. “Une démarche qui peut être assim­ilée à une cer­taine forme de jour­nal­isme, celle qui part de la base pour com­pren­dre ensuite ce qu’on nous mon­tre et nous présente chaque jour par la masse média”, pour­suit l’au­teur. Il est aus­si cofon­da­teur de l’as­so­ci­a­tion “His­toires vraies de Méditer­ranée” qui présente les dif­férentes édi­tions de ces réc­its :

http://www.livre-paca.org/annuaire/association-histoires-vraies-de-mediterranee-5002_043_12997291500

Texte : Hélène Bourgon

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