Un long couloir obscur, orné de pièces de 4 mètres sur 6, où quelques 1200 Syriens originaires du même quartier de Homs, Bab Amr, s’entassent depuis plus de cinq ans. On appelle ce camp informel du Sud de Saïda « camp Pepsi », du nom de l’ancienne usine de soda située de l’autre côté de la route, derrière les bananeraies. A leur arrivée, l’endroit était inhabitable, sans électricité, son sol graveleux traversé par les eaux usées. Les transports de marchandise des échoppes du dessus faisaient craindre l’effondrement du plafond. Une chute abyssale pour ces réfugiés de l’ex « capitale de la révolution », Homs, transformée en tas de gravats par l’armée syrienne. Depuis, ils ont recouvert le sol de béton et des câbles d’électricité pendent dangereusement le long du plafond humide.
Seule aide humanitaire à leur disposition, 27 dollars par tête distribués par le Programme Alimentaire Mondial (PAM). Alors pour survivre, il a fallu travailler. Dès l’âge de 13 ans, les enfants partent nettoyer les poissonneries du coin, charger de lourds régimes de bananes, réparer des motos ou construire des maisons pour les autres. Au Liban, où plus d’un million de Syriens ont trouvé refuge, dont plus de la moitié sont des enfants en âge d’être scolarisés, tout a un coût. Le camp Pepsi est un taudis, mais pas gratuit : les loyers y varient entre 250,000 et 500,000 livres libanaises (138 à 277 euros) par mois.
Depuis 2015, l’UNICEF finance la scolarisation des enfants syriens dans les écoles publiques libanaises. En 2016–2017, ils auraient été quelques 195,000 à s’y rendre et, pour la rentrée 2017–2018, l’ONG espère doubler les effectifs. Mais les obstacles sont nombreux. Dans le camp Pepsi, la plupart ont été tenus à l’écart des bancs d’école trop longtemps pour y retourner. De toute façon, beaucoup de familles ne peuvent même pas payer le bus scolaire. Alors chaque matin, les adolescents syriens s’asseyent à l’entrée du camp et espèrent le passage d’un employeur. Certains d’entre eux « pointent » ainsi au boulot depuis l’âge de 13 ans, pour un salaire journalier allant de 10,000 à 30,000 livres libanaises (de 5,50 à 16 euros) selon la pénibilité de la tâche et la générosité du patron.
Photo Reportage au cœur du “camp Pepsi”
Ahmad, 15 ans
Quand ses copains du camp Pepsi jouent au billard, il fait des apparitions bruyantes, gesticule de son corps maladroit et disparaît à nouveau au coin de la rue, du côté de la suie et des bruits de moteur. Depuis un an, le jeune syrien de 15 ans travaille dans le garage à deux roues d’Ali, un Libanais qui dit l’avoir employé par compassion. C’est que dans les couloirs de l’école, Ahmad serait sûrement un souffre-douleur, avec ses bras brûlés par un accident, quand il était encore gosse.
Compassion ambiguë. Ali s’empresse de dire que les Syriens du camp Pepsi sont cupides : « Ils gagnent plus que je ne pourrai jamais le faire. Et l’ONU leur paye le loyer et l’électricité. Ils gardent tout pour eux », affirme-t-il d’un air savant. Avec Ahmad, il se dit généreux : « Je le paie 50,000 livres libanaises par semaine (27 euros), d’autres paieraient la moitié. » Ahmad a lâché l’école. Il passe ses journées dans l’atelier, à réparer des motos. Un destin banal au Liban, où les garages regorgent d’enfants syriens agiles aux habits recouverts d’huile de moteur, fiers d’aider leur famille à payer le loyer. Car n’en déplaise à Ali, chaque mois, les Syriens du camp Pepsi doivent débourser entre 250,000 et 500,000 livres libanaises (138 à 277 euros) pour vivre dans leurs masures sans lumière.
Hijaz, 18 ans
« Je viens de Homs. Mais depuis trois ans, Bachar el-Assad nous a envoyé faire du tourisme », rit Hijaz, 18 ans, sans cesser de pétrir son ciment, dans la cour d’immeuble plantée au-dessus de la tête des réfugiés du camp Pepsi. L’adolescent au corps d’homme a un sourire contagieux. Là-haut, son maître d’œuvre recouvre les failles béantes des balcons avec le ciment frais qu’il a porté à bout de bras. Trois ans que le jeune homme travaille comme ouvrier au Liban. L’école, pour lui, ramène à cette vie passée qu’il a laissé loin derrière lui, avec son pays d’origine.
« Je ne sais ni lire, ni écrire. J’ai tout oublié ! », dit-il en découvrant encore les dents. Dans la famille, tous les enfants travaillent, si bien qu’il ne semble pas voir l’anomalie. A moins que : « J’aimerais bien pouvoir déchiffrer les panneaux, les livres. Mais par où commencer ? Bachar nous a fait quitter le pays où l’école était gratuite. Ici, elle est trop chère. Tout est cher. C’est pour cela qu’il faut travailler. » Vient-il de la ville de Homs ou de sa campagne ? « De la campagne bien sûr », dit Hijaz, en montrant ses deux énormes poignes, l’une fermée sur un marteau. Faute d’école, c’est son crayon à lui.
Mohammad, 21 ans
Être l’aîné de huit enfants, quand on vit dans le camp Pepsi, ça signifie prendre tous les boulots qui passent afin que les plus petits puissent, eux, s’éduquer : « Deux d’entre eux vont à l’école. Un de mes petits frères travaille avec moi. Nos deux salaires payent les dépenses de toute la famille », dit Mohammad, 21 ans. En plus, le jeune homme est déjà père lui aussi, d’une petite fille née dans l’exil du souterrain obscur.
« La vie, c’est difficile, mais qu’est-ce qu’on peut faire ? », dit-il de son visage aux traits tirés. On peut fumer le narguilé, de retour des chantiers de construction, où il trime depuis l’âge de 16 ans. « Ça fait tout oublier », assure-t-il. Voilà longtemps que Mohammad a oublié les bancs d’école. Le labeur a tout recouvert de sa fatigue. Mais travailler a aussi de bons côtés : « Avant, un ruisseau d’eaux usées s’écoulait au milieu du camp. Il n’y avait pas d’électricité. Depuis, on a tout bétonné. On a même installé Internet », dit l’ouvrier, qui a lâché l’école depuis la fin du primaire.
Firas, 24 ans
C’est le sage de la bande. Il s’installe dans sa djellaba brodée, parmi les siens en train de fumer le narguilé. A son front plissé et sa manière de tenir la chicha, on le sent plus soucieux que les autres. Firas est un lettré : il est allé jusqu’à l’université à Homs, où il a débuté des études de droit. Mais depuis que la guerre l’a jeté dans ce souterrain en bordure de Méditerranée, le jeune homme au corps filiforme fait comme tous les autres : chaque matin, il pointe à l’entrée du camp et part récolter la banane ou porter des sacs de ciment.
« L’université est trop chère ici, et il faut de l’argent pour payer le loyer et l’école des petits », dit-il pour justifier son destin avorté. Firas a lui aussi tiré un trait sur ses rêves dans l’espoir d’en offrir aux plus jeunes. Ce qui n’a pas l’air de lui peser plus que ça. Car pour ces réfugiés syriens originaires de Homs, la survie collective justifie bien des sacrifices personnels, explique Firas : « Malgré les difficultés du quotidien, on s’entraide. On fait tous partie de la même tribu, les Beni Khaled ».