De Venise au Canal de Suez, la Méditerranée en lutte pour sa biodiversité

Dégra­da­tion et destruc­tion d’habitats, espèces exo­tiques envahissantes, pol­lu­tion, change­ments cli­ma­tiques et sur­ex­ploita­tion des ressources naturelles sont les caus­es prin­ci­pales de la perte de bio­di­ver­sité. Les ini­tia­tives locales déclenchent...

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Dégra­da­tion et destruc­tion d’habitats, espèces exo­tiques envahissantes, pol­lu­tion, change­ments cli­ma­tiques et sur­ex­ploita­tion des ressources naturelles sont les caus­es prin­ci­pales de la perte de bio­di­ver­sité. Les ini­tia­tives locales déclenchent sou­vent des bonnes pra­tiques qui peu­vent avoir des suites inat­ten­dues.

On est arrivé à un tel niveau de sophis­ti­ca­tion de la réal­ité que nous avons dû dif­fuser des con­cepts comme bio­di­ver­sité ou développe­ment durable pour rétablir le con­tact avec le bon sens atavique. Pour essay­er de nous pro­téger nous-mêmes, mais aus­si et surtout la beauté qui nous entoure, du déclin ou de l’extinction. Le deux­ième para­doxe est qu’à cette pro­liféra­tion d’étiquettes, études apoc­a­lyp­tiques et inven­taires à la Prévert, ne cor­re­spond pas une réduc­tion des men­aces à la con­ser­va­tion de l’environnement. Dégra­da­tion et destruc­tion d’habitats, espèces exo­tiques envahissantes, pol­lu­tion, change­ments cli­ma­tiques et sur­ex­ploita­tion des ressources naturelles sont les caus­es prin­ci­pales de la perte de bio­di­ver­sité. Elles restent l’ordre du jour rit­uel de som­mets où le mot clé sem­ble être plutôt « pro­cras­ti­na­tion ». Mais si les mesures glob­ales sont en arrière-plan, voir en marche arrière, les ini­tia­tives locales déclenchent sou­vent des bonnes pra­tiques qui peu­vent avoir des suites inat­ten­dues.

La mort à Venise : com­ment une plante aqua­tique peut restau­r­er un mau­vais état écologique ?
Au-delà du pont de la Lib­erté, qui recoud Venise au con­ti­nent avec qua­tre kilo­mètres de chemin de fer et béton, d’un côté s’élèvent entre usines et chem­inées, les torch­es du pôle pétrochim­ique de Marghera. De l’autre côté le Clocher de Saint-Marc, « el paron de casa » (le maître de mai­son) pour les véni­tiens – de plus en plus rares – qui con­tin­u­ent à vivre dans la ville que le New York Times a récem­ment rebap­tisé à risque « Dis­ney­land on the sea ».

Entre les avions de ligne qui pla­nent vers le très proche aéro­port de Tessera, les taxis mar­itimes, des vaporet­ti débor­dants de touristes et les grands bateaux de croisière à l’horizon, Mas­si­mo Par­ravici­ni lutte comme David con­tre Goliath à bord de son petit bateau, conçu spé­ciale­ment pour se déplac­er sur les fonds de la lagune. Pêcheur et chas­seur ama­teur, il est con­va­in­cu que ces deux activ­ités, sou­vent accusées de détru­ire l’environnement, ont plutôt le sacro-saint devoir de soign­er le ter­ri­toire où elles sont exer­cées. Un ter­ri­toire, celui de la lagune vénète, qui a dû sup­port­er une pol­lu­tion indus­trielle, une sur­pêche et – qui con­tin­ue à subir — une pres­sion touris­tique sans égaux. Dans la péri­ode du boom indus­triel des années 1970, 242 000 tonnes de fumées tox­iques ont été déver­sées chaque année du pôle pétrochim­ique de Por­to Marghera, 22 000 tonnes par an de com­posants tox­iques (sou­vent can­cérogènes), et 80 mil­lions de boues tox­iques déver­sées dans la lagune et en mer Adri­a­tique.

Le pôle pétrochim­ique de Por­to Marghera qui a pol­lué Venise pour des dizaines d’an­nées @Silvia Ric­cia­r­di

Après les indus­tries, il est venu le temps de la sur­pêche, des palour­des philip­pines en par­ti­c­uli­er. « Une espèce allochtone intro­duite par l’administration, qui a eu pour con­séquence une crois­sance expo­nen­tielle de la pro­duc­tion, mais aus­si une chute impres­sion­nante des prix, la destruc­tion des fonds marins et la dégra­da­tion des habi­tats à tra­vers les cha­luts de fond util­isés par les pêcheurs pro­fes­sion­nels », racon­te Mas­si­mo Par­ravici­ni. Avec l’élargissement de l’aéroport Mar­co Polo de Venise en 2002, à peine huit kilo­mètres au nord du cen­tre his­torique et presque 10 mil­lions de pas­sagers l’année dernière, « un grand nom­bre de lais, impor­tants pour préserv­er la bio­di­ver­sité lagu­naire, ont dis­parus » ajoute-il. Mais c’est seule­ment en 2003 qu’il a créé, avec les pécheurs ama­teurs et des chas­seurs respon­s­ables, l’association Lagu­na Venex­i­ana Onlus. « Il y a eu un désas­tre au Nord de la Lagune qui a causé la dis­pari­tion presque totale des prairies de phanérogames, des plantes extrême­ment impor­tantes pour le sys­tème lagu­naire ». Impos­si­ble de péch­er ce jour-là.

Casone di pesca a bilan­cia, tech­nique de pàche lagu­naire @Silvia Ric­cia­r­di

Après la perte des her­biers marins, les pécheurs ama­teurs véni­tiens ont remar­qué un dépérisse­ment mas­sif des pois­sons, les moules ouvertes flot­tantes à la sur­face de la mer et un étrange change­ment de la couleur de l’eau durant presque un mois. « Je me suis ren­du compte que les fonds marins étaient devenus comme des déserts : qui voudrait vivre dans un désert ? » Et pen­dant la péri­ode suiv­ante, il y a eu un fort impact sur la faune aqua­tique et sauvage, et par con­séquent sur les activ­ités humaines. « Par exem­ple, les “caragoi” (big­orneau, ndr) ont dis­parus, et avec eux les “caragolan­ti”, ven­dus déjà cuits sur l’île de Bura­no, mais aus­si les canards et les oiseaux qui pul­lu­laient sur la lagune ne sont pas revenus, comme d’habitude, en péri­ode hiver­nale ». Même si la cause de ce boule­verse­ment sur­venu dans la lagune n’a pas encore été prou­vé, durant ces dernières années, la mort de nom­breux pois­sons a été con­statée plusieurs fois à Venise. Le sus­pect prin­ci­pal est l’ef­fet domi­no de toutes les pol­lu­tions accu­mulées, désolantes pour la ville flot­tante : l’eutrophisation, provo­quée par trop de phos­pho­re et d’a­zote dans l’eau, fait pro­lifér­er les micro-algues qui suite à des tem­péra­tures trop élevées meurent et, quand elles com­men­cent à se décom­pos­er, l’anoxie (manque d’oxygène, ndr) de la mer ferme le cer­cle en tuant les vivants.

Toni, pêcheur ama­teur dans la lagune Nord de Venise @Silvia Ric­cia­r­di

Depuis 2008, avec son asso­ci­a­tion, Mas­si­mo Par­ravici­ni a donc com­mencé la replan­ta­tion des prairies sous-marines per­dues de Zostère marine et Zostera Noltii « qui con­stituent un habi­tat pour la faune, ré-oxygé­nent la mer et sta­bilisent le sédi­ment ». Ces phanérogames recom­men­cent à pouss­er grâce au pro­jet européen SERESTO (SEa­grass RESTOra­tion), géré par l’Université Ca’ Fos­cari de Venise et financé par l’Union européenne à 75% (1,1 mil­lion d’euros), et une action stratégique prévue jusqu’en 2018 a été mise en place, avec l’effort con­joint de dif­férents acteurs du ter­ri­toire et de l’ISPRA (Insti­tut Supérieur pour la Pro­tec­tion et la Recherche Envi­ron­nemen­tale). Adri­ano Sfriso, qui s’occupe de l’é­colo­gie des sys­tèmes côtiers à l’Université véni­ti­enne, coor­donne le pro­jet SERESTO : « l’anoxie a provo­qué, dans le passé, une réduc­tion de la bio­di­ver­sité en lagune à un tiers de ses valeurs. A tra­vers ces trans­plan­ta­tions nous avons déclenché un proces­sus qui a un effet posi­tif sur l’état écologique et va con­tin­uer après le pro­jet européen ». A not­er que cette lagune est un SIC (Site d’Importance Com­mu­nau­taire) dans le réseau Natu­ra 2000, qui rassem­ble des sites naturels ou semi-naturels de l’U­nion européenne de grande valeur pat­ri­mo­ni­ale, par la faune et la flo­re excep­tion­nelles qu’ils con­ti­en­nent. Ce réseau abrite env­i­ron 230 dif­férents habi­tats naturels et près de 1200 espèces d’animaux et plantes.

Siganus rivu­la­tus Israel pho­to Z. Fay­er

Un pro­jet pharaonique et les risques de « l’in­va­sion lessep­si­enne »
La Méditer­ranée peut compter sur une grande richesse de cette bio­di­ver­sité. Elle abrite 7,5 % des espèces marines con­nues sur seule­ment 0,8% de la sur­face glob­ale des océans. Com­ment l’introduction de plantes et d’animaux d’origine étrangère peut réduire ce pat­ri­moine naturel ? Selon les sci­en­tifiques, ça reste la deux­ième cause prin­ci­pale de perte de la diver­sité biologique. « La Méditer­ranée est la mer la plus riche en espèces exo­tiques envahissantes au monde » assure Bel­la Galil, pro­fesseur au Cen­tre Nation­al pour les Études sur la Bio­di­ver­sité de l’Université de Tel Aviv, « et deux tiers arrivent à tra­vers le canal de Suez ». Il s’agit de l’in­va­sion lessep­si­enne. De la mer Rouge au bassin méditer­ranéen, depuis plus d’un siè­cle, les car­gos ne sont pas les seuls à cir­culer, les espèces marines aus­si et ne sont pas tou­jours bien­faitri­ces pour les milieux “d’ac­cueil”. Si à l’époque de sa pre­mière inau­gu­ra­tion, en 1869, le canal de Suez mesurait seule­ment 164 km de long, huit mètres de pro­fondeur et 53 mètres de largeur, le pro­jet pharaonique du nou­veau canal de Suez, ouvert par le prési­dent Al-Sis­si en 2015, peut main­tenant compter sur 193 km de long, 24 mètres de pro­fondeur, 225 de largueur : c’est la porte du par­adis pour les espèces inva­sives. Sur les 800 nou­veaux rési­dents de la mare nos­trum, 92% ont des orig­ines trop­i­cales ou sub­trop­i­cales. Cette trop­i­cal­i­sa­tion de la bio­di­ver­sité méditer­ranéenne est due à une con­stante hausse des tem­péra­tures, autrement dit, du change­ment cli­ma­tique. « Jusqu’aux années 1980 ces espèces restaient plutôt dans le bassin Lev­an­tin et l’Europe ne les perce­vait pas comme un prob­lème, mais main­tenant qu’on peut trou­ver le pois­son-lion en Sicile ou la Fis­tu­lar­ia com­mer­soni à Mar­seille, l’Europe est en alerte. Le pois­son-lapin, présent pour la pre­mière fois en Méditer­ranée dans les années 1920, est resté longtemps dans la mer lev­an­tine avant de se dif­fuser en Ital­ie, à Malte et en Tunisie. Il a détru­it les habi­tats marins — les algues brunes – et des espèces autochtones venues d’Israël, du Liban et de la Turquie », con­tin­ue Galil.

La lavande de mer dans la lagune Nord de Venise @Silvia Ric­cia­r­di

Les impacts de ce phénomène ne sont pas seule­ment envi­ron­nemen­taux, mais aus­si économiques : selon les esti­ma­tions de l’Institute Euro­pean Envi­ron­men­tal Pol­i­cy ils peu­vent coûter entre 12,5 et 20 mil­liards à l’Europe. « Le canal de Suez est néces­saire et il a eu sans doute un effet posi­tif sur le com­merce inter­na­tion­al, mais on aurait dû pren­dre des mesures pro­por­tion­nelles pour pro­téger l’environnement et lim­iter le pas­sage d’espèces à tra­vers le canal. Ce sys­tème d’écluses a été adop­té à Pana­ma, où aucune espèce inva­sive est passé d’un océan à l’autre », con­firme la sci­en­tifique.

Pro­tec­tion de la diver­sité biologique, une longue his­toire et 25 ans de répons­es frag­men­tées
L’Union européenne a adop­té un règle­ment sur les espèces exo­tiques envahissantes, en vigueur depuis 2015, avec une liste de 47 pois­sons « il s’ag­it plutôt d’e­spèces de pois­son d’eau douce (riv­ière, fleuve), il n’y a aucune espèce du bassin méditer­ranéen» souligne Galil. Et sur les nom­breux instru­ments de pro­tec­tion inter­na­tionaux elle ne se fait pas d’illusions : « Sou­vent ces accords inter­na­tionaux, comme la Con­ven­tion sur la Diver­sité Biologique ou les objec­tifs d’Aichi, sont des ten­ta­tives bureau­cra­tiques, cyniques et irréal­is­ables, une série de déc­la­ra­tions de principe sans engage­ment. Prenons l’objectif 9 d’Aichi, adop­té au Som­met de la Terre en 1992 : “D’ici à 2020, les espèces exo­tiques envahissantes et les voies d’introduction sont iden­ti­fiées et classées en ordre de pri­or­ité, les espèces pri­or­i­taires sont con­trôlées ou éradiquées et des mesures sont en place pour gér­er les voies de péné­tra­tion, afin d’empêcher l’introduction et l’établissement de ces espèces”. Vrai­ment ? Rien n’a été fait. Il ne reste plus que trois ans… ».

Chronologie

1968 : le sci­en­tifique Ray­mond F. Das­mann forge un mot nou­veau : « bio­di­ver­sité », dans son œuvre sur la préser­va­tion de la nature. Il a fal­lu atten­dre 15 ans, et une longue série de ren­con­tres mon­di­ales sur ce sujet, à Rio de Janeiro en 1992, pour adopter un traité inter­na­tion­al qui engage aujour­d’hui les 196 États, par­ties prenantes au pro­jet de con­ser­va­tion de la bio­di­ver­sité marine, où il est ques­tion de l’utilisation durable et le partage juste et équitable de la bio­di­ver­sité. Dans cette Con­ven­tion sur la diver­sité biologique, on peut trou­ver la déf­i­ni­tion de « vari­abil­ité des organ­ismes vivants de toute orig­ine y com­pris, les écosys­tèmes ter­restres, marins et autres écosys­tèmes aqua­tiques et les com­plex­es écologiques dont ils font par­tie ».

1987: entre-temps, le rap­port Brundt­land ou “Notre avenir à tous”, de la Com­mis­sion mon­di­ale ONU sur l’environnement et le développe­ment, fixe noir sur blanc l’objectif d’un « développe­ment qui répond aux besoins des généra­tions présentes sans com­pro­met­tre la capac­ité des généra­tions futures de répon­dre aux leurs ».

2008 : la direc­tive-cadre « Stratégie pour le milieu marin » établit un cadre d’action européen pour le milieu marin, avec une approche « fondée sur les écosys­tèmes ». Elle vise la sauve­g­arde écologique du milieu marin au plus tard en 2020, et l’amélio­ra­tion de l’état de con­ser­va­tion de la bio­di­ver­sité marine. Le con­cept d’“eaux européennes” a été intro­duit. La moti­va­tion prin­ci­pale de la direc­tive est de « lut­ter con­tre les men­aces qui pèsent sur le milieu marin, telles que l’ap­pau­vrisse­ment ou la dégra­da­tion de la diver­sité biologique et les mod­i­fi­ca­tions de sa struc­ture, la dis­pari­tion des habi­tats, la con­t­a­m­i­na­tion par les sub­stances dan­gereuses et les sub­stances nutri­tives, et les réper­cus­sions du change­ment cli­ma­tique », ce qui néces­site un cadre glob­al.

2010 : l’assemblée générale de l’ONU a désigné 2010 l’Année inter­na­tionale de la bio­di­ver­sité

2017 : la con­science col­lec­tive com­mence à se réveiller, mais la Méditer­ranée reste le bassin européen le plus endom­magé par les pol­lu­tions indus­trielles et anthropiques (venant de l’homme) qui con­tin­u­ent à dévers­er les déchets en mer. Ce bassin compte la plus grande quan­tité d’espèces non indigènes inva­sives du monde et une pro­liféra­tion d’algues nocives tox­iques pour l’homme. Il est égale­ment touché par une urban­i­sa­tion sauvage, par les trans­ports mar­itimes mon­di­aux dont 30% passent par la Méditer­ranéen, lais­sant un sil­lage d’hydrocarbures. Les taux de réchauf­fe­ment con­statés en sur­face font par­ti des plus élevés de la planète (~+ 0.06°C/an). Enfin, last but not least, con­tenir la sur­pêche dont est vic­time la Mare Nos­trum sera prob­a­ble­ment impos­si­ble d’i­ci à 2050, quand, selon une étude de la fon­da­tion Ellen McArthur, il y aura plus de plas­tiques que de pois­sons en mer.

Silvia Ricciardi

Photo de Une : O Klein

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