Rana à Deraa : « On vit dans la peur et on mérite notre liberté »

Regard de Syrie : Der­aa est une ville située au sud de la Syrie à la fron­tière avec la Jor­danie. Les habi­tants de Der­aa ont man­i­festé en 2011 à...

1042 0
1042 0

Regard de Syrie : Der­aa est une ville située au sud de la Syrie à la fron­tière avec la Jor­danie.
Les habi­tants de Der­aa ont man­i­festé en 2011 à la suite de la dis­pari­tion d’en­fants du vil­lage. Ils avaient inscrit des mes­sages de lib­erté sur les murs. Ils ont été ren­dus sans vie à leurs par­ents par les forces de sécu­rité. Les man­i­fes­ta­tions con­tre les pra­tiques du régime Assad se sont mul­ti­pliées puis éten­dues à d’autres villes et ont été rapi­de­ment réprimées. Sans atten­dre, la ville de Der­aa a été encer­clée par l’ar­mée durant de longues semaines, lour­de­ment bom­bardée, mar­quant le début d’une guerre d’un gou­verne­ment con­tre son peu­ple.

Si depuis 2011, Der­aa a été plus ou moins épargnée par les bom­barde­ments aériens, elle vit depuis févri­er 2017 un nou­veau cauchemar. L’avi­a­tion russe et syri­enne bom­bar­dent la ville qui est aux mains de l’Ar­mée syri­enne libre. Cette dernière com­bat l’ar­mée syri­enne et l’or­gan­i­sa­tion Etat islamique qui détient des enclaves non loin de là, à la fron­tière avec la Jor­danie et Israël.

La fer­me­ture de la fron­tière jor­dani­enne en 2016, restreint les pos­si­bil­ités de fuir la région dont les con­fins sont restés aux mains de l’ar­mée et con­traint la pop­u­la­tion, par­fois grave­ment blessée, à se déplac­er sans aide, ni sec­ours.

Rana était jour­nal­iste dans un jour­nal gou­verne­men­tal. Elle a démis­sion­né en 2011 au début de la révo­lu­tion. Aujour­d’hui, elle reporte l’ac­tu­al­ité de Der­aa sur les réseaux soci­aux et apporte de l’aide aux civils. Elle tra­vaille auprès des femmes et des enfants au sein d’un comité pour la défense civile (voir pho­to de Une ci-dessus). La con­nex­ion inter­net est irrégulière mais suff­isante pour com­pren­dre son témoignage.

Rana : “J’ai quit­té récem­ment le cen­tre de la ville à cause des bom­barde­ments. Je suis à présent à quelques kilo­mètres de Der­aa. C’est la pre­mière fois que les bom­barde­ments sur notre ville sont aus­si intens­es. Les avi­a­tions russe et syri­enne envoient des bar­ils d’ex­plosifs, de l’ar­tillerie lourde, on n’a jamais vu cela. En 20 jours, env­i­ron 4 500 familles ont quit­té la ville et se sont réfugiées dans des vil­lages à l’est de Der­aa. Il ne reste que 10% de la pop­u­la­tion à l’in­térieur.

L’ar­mée de Assad a repris le con­trôle de quelques quartiers qui étaient con­trôlés jusqu’i­ci par l’op­po­si­tion. Ici, dans cette région, les quartiers con­trôlés par l’op­po­si­tion sont sous le con­trôle de l’Ar­mée syri­enne libre. Il y a aus­si les groupes Jab­hat al Nos­ra et Arar el Cham (deux groupes extrémistes) mais ils sont minori­taires. La majorité des com­bat­tants font par­tie de l’Ar­mée syri­enne libre. Il y a une demi heure, il y a eu un gros bom­barde­ment un peu plus loin ; c’est la pre­mière fois que ces vil­lages sont touchés. Depuis le 12 févri­er c’est comme ça, comme à Alep où ils ont bom­bardé jusqu’à ce que les com­bat­tants se ren­dent.

Pourquoi ces attaques survi­en­nent-elles main­tenant ?
Parce que l’Ar­mée syri­enne libre détient Der­aa el bal­ad qui est située à la fron­tière avec la Jor­danie et où il y a un point de pas­sage impor­tant.

Es-tu ici depuis le début de la révo­lu­tion ?
Oui et je viens d’i­ci, j’ai tou­jours vécu ici à Der­aa.

Pourquoi restes-tu dans cette région ?
Cette région est ma mai­son, et c’est impor­tant de rester mobil­isée pour les gens et d’aider les civils. Il n’y a plus de vie ici, les puits d’eau ont été bom­bardés par les Russ­es, l’hôpital a été attaqué deux fois, l’élec­tric­ité est rare, on fait venir le pain la nuit depuis d’autres villes, on n’a pas beau­coup de nour­ri­t­ure. Il est dif­fi­cile de faire venir des vivres car les villes d’à côté sont sous le con­trôle de l’ar­mée. Là, ils ciblent vrai­ment toutes nos instal­la­tions vitales ; l’eau, les hôpi­taux, l’électricité, et les quartiers où vivent des pop­u­la­tions civiles.

Où vont les blessés une fois évac­ués et com­ment sont ‑ils soignés ?
Les comités de défense civile ont évac­ué les blessés à l’ex­térieur de la ville, à l’est où il y a un hôpi­tal de cam­pagne, car les autres hôpi­taux ont été détru­its et il n’est pas pos­si­ble de faire des opéra­tions chirur­gi­cales. Cer­tains vont ou sont aus­si trans­portés en Jor­danie. Mais de nom­breux blessés sont morts récem­ment à la fron­tière car la Jor­danie leur a refusé d’en­tr­er. Je me sou­viens d’un homme que je con­nais­sais, il n’a pas pu entr­er et il est mort à la fron­tière.

(Ndlr : depuis 2014, les blessés de guerre sont autorisés à entr­er en Jor­danie par un point de pas­sage informel, mais cette oblig­a­tion qui découle du droit inter­na­tion­al n’est pas tou­jours respec­tée par les autorités jor­dani­ennes qui imposent des con­di­tions d’en­trée même à des blessés graves. D’après un rap­port d’Amnesty inter­na­tion­al : “Jor­danie, des réfugie-e‑s syrien-ne‑s doivent lut­ter pour accéder aux soins de san­té.”)

Il n’y a pas de solu­tion pour les per­son­nes qui ont de graves blessures à la tête et qui doivent être opérées. Même si elles revi­en­nent à Der­aa, per­son­ne ne pour­ra les soign­er.
Depuis que l’avi­a­tion syri­enne bom­barde notre zone, il y a eu à peu près 200 blessés et 125 morts, mais il est dif­fi­cile de don­ner des chiffres exactes.

Com­ment vivez-vous cette sit­u­a­tion psy­chologique­ment ?
C’est dur. On ne dort presque pas la nuit car on doit veiller, au cas où la mai­son ne prenne feu après la chute de bar­ils d’ex­plosifs. Quand ils bom­bar­dent, c’est comme si des mil­liers de couteaux s’a­bat­taient sur nous. On n’a moins peur de la mort que des blessures, car si on est blessé, on ne pour­ra pas être soigné et on souf­frira beau­coup plus. On n’a pas le choix.

Un hôpi­tal de cam­pagne à Der­aa (el bal­ad), touché par les bom­barde­ments.
Crédit : comité des médias de Der­aa.

Des con­vois des Nations Unies sont-ils venus vous aider ?
Non, et de per­son­ne d’ailleurs, le monde ne réag­it pas. Ces avions russ­es nous bom­bar­dent même la nuit. Ils vien­nent, ils bom­bar­dent parce qu’il y a des com­bat­tants de l’Ar­mée syri­enne libre, mais on les con­nait nous ces com­bat­tants, ce sont des hommes d’i­ci, ils étaient agricul­teurs. Ils ne sont pas dan­gereux.

Nous voulons juste que tous ces bom­barde­ments cessent. Surtout pour les enfants qui sont trau­ma­tisés et ont des prob­lèmes psy­chologiques main­tenant. Deux enfants de ma famille sont morts… C’est dif­fi­cile pour les enfants, ils vivent dans la peur, c’est dur pour les femmes aus­si. Il n’y a plus de cours dans les écoles car il n’y a plus de sécu­rité, nulle part. Si les Nations Unies peu­vent faire quelque chose, c’est de stop­per les bom­barde­ments. Ain­si les gens d’i­ci pour­ront recom­mencer à vivre et à tra­vailler leurs ter­res agri­coles car on ne peut plus rien pro­duire actuelle­ment.

Com­ment voyez-vous l’avenir de la Syrie ?
Pas avec ce régime. On est sor­ti dans la rue jusqu’à ce que ce pays revi­enne au peu­ple, à nous les Syriens, et respecte notre human­ité. On vit dans la peur et on mérite notre lib­erté. Nous n’avons pas d’avenir, on viv­ote, au jour le jour. On se couche, on se lève, sans savoir ce qu’il va nous arriv­er. Mais on prend les choses en main ; on tra­vaille, on enseigne aux enfants, on sou­tient les femmes qui ont per­du leurs maris, on apprend com­ment venir au sec­ours des gens, on fait même du droit, de l’é­conomie pour faire fonc­tion­ner notre société désor­mais sans gou­verne­ment. Mais les femmes et les enfants restent les plus vul­nérables, donc on les sou­tient, on essaie, surtout si on peut apporter un peu d’e­spoir.

Et main­tenant, les gens pensent-ils à par­tir ou à rester ?
Ils veu­lent la fin de la guerre, pro­téger les enfants, et vivre à nou­veau. Cer­tains veu­lent par­tir mais j’en con­nais qui sont par­tis en Jor­danie, on a des nou­velles, ils veu­lent revenir. Mais main­tenant la fron­tière est fer­mée. Ceux qui sont par­tis, qui sont réfugiés, veu­lent revenir mais ne peu­vent pas. Ceux qui veu­lent par­tir c’est com­pliqué car la fron­tière avec la Jor­danie est fer­mée et notre région est entourée par l’ar­mée.

Com­ment décrieriez-vous la société syri­enne aujour­d’hui ?

« Tout le monde se sert de nous et veut nous divis­er en nous assim­i­lant à des com­mu­nautés religieuses mais nous, les syriens, nous sommes des enfants de ce pays, et avant tout des humains »

Nous haïs­sons les armes, on aurait préféré une solu­tion poli­tique. Car c’est devenu un vrai com­merce, pour et entre toutes les par­ties au con­flit. Entre les pays, entre les com­bat­tants. Même entre Daech et le régime. Et c’est cela qui main­tient la guerre dans l’im­passe. Et tous ces groupes les plus extrémistes, Jab­hat al Nos­ra et Daech sont venus de l’ex­térieur du pays, ils ne nous représen­tent pas ! Nous les Syriens, nous sommes musul­mans, nous ne sommes pas des extrémistes religieux ! On pra­tique l’Is­lam nor­male. Et tous ces étrangers qui vien­nent avec leurs idées, ils ne sont pas Syriens. Ils vien­nent pour l’ar­gent et pour le sang. Daech et Jab­hat el Nos­ra ne vien­nent pas pour le jihad mais pour cass­er notre révo­lu­tion et même aider Assad dans son pro­jet. Car ceux qui se font le plus bom­barder c’est l’Ar­mée syri­enne libre, ce sont les civils et les activistes de la révo­lu­tion. Tout le monde se sert de nous alors qu’on n’a pas de prob­lème entre nous. Par exem­ple, moi je suis musul­mane sun­nite et je con­tin­ue à par­ler à mon amie qui est alaouite. On se télé­phone, on par­le de la sit­u­a­tion, elle me sou­tient psy­chologique­ment. Et j’ai tou­jours eu des amis chré­tiens, druzes, chi­ites, cela n’a jamais été un prob­lème. Mais aujour­d’hui on veut nous divis­er. Le régime, l’I­ran qui est entré dans la guerre, les gens d’al Qai­da, tous veu­lent nous divis­er.

Et puis avant d’ap­partenir à une com­mu­nauté, on est avant tout des humains, fils et filles de ce pays, enfants de ce pays. Mais depuis le début de notre révo­lu­tion, on nous détru­it. Le prob­lème est que Daech ces derniers 20 jours s’est emparé de sept vil­lages non loin qui étaient sous le con­trôle de l’Ar­mée syri­enne libre jusqu’à main­tenant. C’est inquié­tant car le régime avec les sol­dats iraniens n’at­taque­nt que l’Ar­mée syri­enne libre, alors que cette dernière com­bat pour­tant aus­si Daech. C’est une réal­ité dans le sud.

Extrait de l’itw en arabe

In this article