Le conflit syrien questionne les pratiques journalistiques

Avec Antoine de Gun­zbourg doc­tor­ant à l’Ecole des hautes études en sci­ences sociales (EHESS), nous ques­tion­nons le traite­ment médi­a­tique du con­flit syrien. Pour lui c’est « un con­flit...

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Avec Antoine de Gun­zbourg doc­tor­ant à l’Ecole des hautes études en sci­ences sociales (EHESS), nous ques­tion­nons le traite­ment médi­a­tique du con­flit syrien. Pour lui c’est « un con­flit qui boule­verse les règles jour­nal­is­tiques tra­di­tion­nelles tant les deux ver­sions posées sem­blent irré­c­on­cil­i­ables ». Un débat au sein des rédac­tions qui com­mence par les ter­mes util­isés pour désign­er les forces en présence.

Entretien

Le lan­gage médi­a­tique util­isé dans le traite­ment du con­flit syrien est-il un exem­ple du biais assumé par les jour­nal­istes depuis le début du con­flit ?
La moti­va­tion des jour­nal­istes dans le traite­ment du con­flit syrien est d’amener l’information au plus grand nom­bre. Cela néces­site donc d’adapter son lan­gage. Les lecteurs sont déjà fam­i­liers de la guerre au Moyen-Ori­ent par le traite­ment des précé­dents con­flits, con­flit israé­lo-pales­tinien, guerre du Liban, guerre en Irak, le jour­nal­iste ne peut donc pas vrai­ment s’éloign­er des caté­gories créées par le traite­ment de ces précé­dents con­flits. Au con­traire, utilis­er le terme « révo­lu­tion » implique de ren­tr­er dans les détails. De revenir aux orig­ines du con­flit. Cela prend inévitable­ment de l’espace à l’intérieur de l’article pro­duit, un espace qui est sou­vent déjà réduit.

Cer­tains ter­mes sont pour autant débat­tus au sein des rédac­tions. Désign­er le gou­verne­ment de Bachar al Assad par le mot « régime » a par exem­ple fait l’objet d’un rap­port interne de la BBC au début du con­flit syrien pour jus­ti­fi­er son choix de l’utiliser. Les par­ti­sans d’al Assad con­tin­u­ent eux de le qual­i­fi­er de « gou­verne­ment ». A France 24, c’est l’utilisation des ter­mes « Daech », « ISIS » ou « EI » qui a été ques­tion­née avec une prise de posi­tion du directeur de la chaine Marc Saikali. Sans remet­tre en cause les règles de fonc­tion­nement jour­nal­is­tique, et au moment où les jour­nal­istes sont directe­ment pris pour cible par Daech (qui vient d’é­gorg­er James Foley) un e‑mail envoyé à la rédac­tion demande une prise de posi­tion claire liée à l’u­til­i­sa­tion du vocab­u­laire. Il incite par exem­ple à désign­er comme “images de pro­pa­gande” les images tournées par Daech. Sur le ter­rain, les pigistes se posent égale­ment la ques­tion des mots à employ­er entre « dji­hadiste », « ter­ror­iste », « salafiste », « islamiste » etc. Des jour­nal­istes dans les rédac­tions, aux pigistes sur le ter­rain en pas­sant par le directeur d’un grand média, tous sont con­fron­tés à la ques­tion et ont con­science que le moin­dre mot implique une ligne édi­to­ri­ale, un biais pos­si­ble et a des impli­ca­tions sur « la place de l’is­lam » dans la « civil­i­sa­tion occi­den­tale ».

Les jour­nal­istes seraient donc oblig­és de choisir un camp, s’éloignant ain­si de la volon­té d’objectivité chère aux médias ?
L’objet en lui-même de la révo­lu­tion syri­enne com­plique le tra­vail jour­nal­is­tique. Dif­fi­cile à iden­ti­fi­er, et donc à nom­mer, il rend plus dif­fi­cile le respect des règles de poly­phonie qui veut que l’on fasse inter­venir plusieurs voix. Cer­tains sur un con­flit vont la traduire par « don­ner la parole aux deux camps ». D’autres don­nent la parole aux rebelles en inter­viewant un dji­hadiste étranger, un mili­cien laïc et un activiste civ­il. Ils respectent en ce sens là la règle de poly­phonie mais peu­vent se faire atta­quer par les « pro-Assad » qui vont dire que leur voix n’a pas été rap­portée. Le jour­nal­iste est alors accusé de pren­dre par­tie ou de met­tre à égal­ité bour­reau et vic­time. Il s’agit en effet de ren­dre compte d’une révo­lu­tion dans un pays anci­en­nement colonisé. Il est selon moi impos­si­ble de le traiter à équidis­tance tant les deux ver­sions (pro Bachar ou pro révo­lu­tion) sont irré­c­on­cil­i­ables.

Les « sub­al­tern stud­ies » (un courant de recherche soci­ologique), nous mon­trent les proces­sus à l’œu­vre dans la mise en place de ces deux ver­sions irré­c­on­cil­i­ables dans les sources. Leur fon­da­teur, Rana­jit Guha mon­tre notam­ment à tra­vers l’exemple des insur­rec­tions paysannes en Inde au 19ème siè­cle com­ment la lec­ture de l’insurrection à tra­vers des sources issues du pou­voir a pu biais­er la vision qui en est restée dans l’histoire. Il sem­ble que les jour­nal­istes sont con­fron­tés au même phénomène, ils sont oblig­és de choisir un code de vio­lence pour ren­dre compte de l’in­sur­rec­tion. Soit on par­le de crime ou de ter­ror­isme, soit on par­le de sol­i­dar­ité et de révo­lu­tion. L’adop­tion d’un code de vio­lence est inévitable et surtout, ce code va ensuite s’é­ten­dre et domin­er entière­ment la présen­ta­tion, l’in­ter­pré­ta­tion, la com­préhen­sion, le réc­it, etc. Les deux codes, crime ou révo­lu­tion, sont irré­c­on­cil­i­ables et mutuelle­ment exclusifs et ne peu­vent se tolér­er entre eux dans un même espace.

Une fois qu’un code de lec­ture de la vio­lence a été adop­té, cela n’interdit pas pour autant la nuance, ni de crois­er les points de vue. Finale­ment, les deux ver­sions sont tou­jours présen­tées même si les ter­mes util­isés don­nent une indi­ca­tion du posi­tion­nement du jour­nal­iste. Mais la présen­ta­tion d’une ver­sion est perçue comme une exclu­sion totale de l’autre ver­sion et vice ver­sa. Il existe égale­ment chez cer­tains jour­nal­istes une volon­té de lut­ter con­tre l’unique ver­sion qui induit une réha­bil­i­ta­tion com­plète de l’autre ver­sion dans une volon­té d’équilibre com­plète­ment valide jour­nal­is­tique­ment mais impos­si­ble du fait que les deux codes sont mutuelle­ment exclusifs. Soit c’est une révo­lu­tion pop­u­laire soit c’est un crime organ­isé con­tre Bachar al Assad, il est impos­si­ble de dire les deux à la fois. Ce posi­tion­nement prend appui dans le traite­ment jour­nal­is­tique d’un autre con­flit ; celui de la guerre en Irak en 2003. La prox­im­ité géo­graphique et sym­bol­ique pousse les jour­nal­istes, comme les lecteurs, à com­par­er les deux con­flits, et donc à met­tre en doute la vision qui n’est pas la leur et à con­sid­ér­er que c’est la ver­sion la plus répan­due. On ques­tionne par exem­ple la vérac­ité de l’utilisation des armes chim­iques par Bachar al Assad (argu­ment util­isé de façon men­songère par l’ad­min­is­tra­tion Bush pour légitimer l’intervention en Irak). Les par­ti­sans de la « con­tes­ta­tion de la ver­sion offi­cielle » étab­lis­sent que l’u­til­i­sa­tion des armes chim­iques par Bachar al Assad est la ver­sion du gou­verne­ment français. Les par­ti­sans de la révo­lu­tion étab­lis­sent que con­tester l’u­til­i­sa­tion des armes chim­iques par Bachar al Assad est la ver­sion offi­cielle du régime syrien. Les deux ver­sions ten­tent de coex­is­ter dans l’e­space médi­a­tique autour d’un débat sur qui est le crim­inel, qui doit être jugé, qui est l’in­surgé qui doit être excusé, un débat qui est très loin du ter­rain et qui dépasse les capac­ités du tra­vail jour­nal­is­tique.

Le traite­ment médi­a­tique du con­flit syrien est-il com­pliqué par la dif­fi­culté d’accéder à ce ter­rain, c’est à dire de se ren­dre en Syrie ?
La nou­veauté réside dans l’utilisation des jour­nal­istes comme des cibles directes de Daech ou du régime de Bachar al Assad. C’est un fait aujourd’hui com­plète­ment inté­gré par les jour­nal­istes, con­scients qu’ils ne peu­vent pas cou­vrir cette guerre de la même manière. Cela rend plus dif­fi­cile la pos­si­bil­ité de con­serv­er l’initiative ou d’en par­ler régulière­ment. Avec l’explosion des sujets au Moyen-Ori­ent, les for­mats et les rubriques changent sous l’impulsion d’une nou­velle généra­tion de jour­nal­istes qui renou­vel­lent les sujets au-delà du traite­ment du con­flit israé­lo-pales­tinien qui mobil­i­sait générale­ment le traite­ment dans la région avant le début des révo­lu­tions arabes. Pour autant, je pense qu’il existe un mythe assez répan­du aujourd’hui chez les jour­nal­istes qui sures­ti­ment la ques­tion de l’accessibilité de la Syrie dans l’amélioration de la per­cep­tion du traite­ment médi­a­tique du con­flit. Le ter­rain per­met d’établir une répu­ta­tion et une crédi­bil­ité au jour­nal­iste, de men­er des enquêtes, d’ac­céder à la réal­ité des faits et à la parole des acteurs mais il ne per­met pas de dépass­er l’adop­tion par le jour­nal­iste ou son lecteur d’un code de lec­ture de vio­lence. Mais finale­ment, les deux visions resteraient les mêmes et les accu­sa­tions de manip­u­la­tion de part et d’autre égale­ment.

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