La Tunisie se lance dans la production d’électricité solaire à grande échelle. Le pays se rêve déjà en exportateur d’énergie alors qu’il peine à assurer les besoins de sa population.
Objectif 30/30. La Tunisie table sur 30 % de production d’électricité en énergies renouvelables d’ici 2030. À l’heure actuelle, cette part n’est que de 3 %. Pour atteindre l’objectif fixé, la jeune démocratie compte sur le soleil, avec des projets de parcs photovoltaïques. Début novembre, une première installation sera inaugurée à Tozeur, dans le sud du pays, près de la frontière algérienne. Ces panneaux photovoltaïques avec stockage sur batterie fourniront une puissance de 10 megawatts (MW). Ce n’est qu’un début. Le projet vise les 70 MW d’ici 2021. Des appels d’offre sont en cours sur cinq autres sites pour une capacité totale de 500 MW. Ils devraient se concrétiser en 2019. « Nous sommes dans une phase d’accélération. Au total, 17 de nos 24 gouvernorats (équivalent d’un département, ndlr) vont bénéficier de cette stratégie. Le solaire représentera un peu plus de la moitié de ces 30 % d’énergies renouvelables », se félicite Slim Feriani, ministre de l’Industrie et des PME, chargé de l’Énergie.
Au-delà des chiffres, c’est une révolution culturelle que vit la Tunisie. Jusqu’ici, les autorités favorisaient le photovoltaïque pour l’électrification rurale (foyers non raccordés au réseau) et les petites entreprises. Aujourd’hui, le pays prend le même chemin que le Maroc, qui compte avec « Nour », l’une des centrales solaires les plus puissantes du monde, et qui doit, d’ici 2020, atteindre une puissance de 2 000 MW. Outre la volonté de satisfaire les engagements signés lors de la COP 21, la Tunisie voit également un intérêt financier à ces projets. « Les premiers résultats des appels d’offres sont très encourageants. Les investisseurs privés proposent un prix moyen de vente à 5 centimes d’euros le kW/h, contre un peu plus de 7 centimes d’euros pour la STEG (Société tunisienne de l’électricité et du gaz) actuellement », se réjouit Nafaa Baccari, directeur des énergies renouvelables à l’Agence nationale pour la maîtrise de l’énergie (ANME).
L’intérêt est également évident au niveau de l’indépendance énergétique alors que la Tunisie est aujourd’hui obligée d’acheter à l’Algérie. « Nous souffrons d’une balance négative, reconnaît Slim Feriani. En 2017, cela nous a coûté 4 milliards de dinars (1,22 milliards d’euros). Cette année, cela sera bien supérieur à cause du prix du pétrole qui a doublé. Nous devons multiplier nos efforts. L’idéal, ce serait d’inverser la balance et d’exporter. »
Exporter, un graal encore lointain
S’il y a une interconnexion entre l’Algérie et la Libye, rien ne relie pour le moment la Tunisie à l’Europe, son marché cible. Un câble sous-marin à destination de l’Italie est en cours d’étude. Le ministère de l’Industrie espère son inauguration d’ici 2025. Abdessalem Ben Haj Ali, ingénieur mécanique en chef au Centre de recherches et des technologies de l’énergie de Tunis, pointe deux obstacles majeurs. Le premier concerne la capacité à approvisionner le client 24 heures sur 24 : « Pour produire de l’énergie solaire en continu, il faut une technologie qui allie le photovoltaïque à une centrale solaire thermodynamique à concentration (CSP). Seul le CSP permet de stocker durablement l’électricité. » Le second est celui de la stabilité : « Les pays développés exigent une énergie de bonne qualité, sans micro-coupure ». Sur les 28 projets annoncés, un seul prévoit une usine CSP et elle ne devrait pas voir le jour avant 2025.
Dernier dilemme : comment exporter alors que la Tunisie est à flux tendu ? Chaque été, la STEG a du mal à faire face à la chaleur. Alors que la puissance fournie, habituellement à 5 100 MW, peut diminuer de 20 % sous l’effet de la température, la demande, elle, augmente du fait de l’utilisation des climatiseurs. En août 2017, un pic de consommation a été enregistré et ce, alors que la STEG ne dispose d’aucune réserve, l’obligeant à couper l’électricité dans certaines zones. La population des zones rurales isolées, où devraient être construits les futurs parcs solaires, pourrait voir d’un mauvais œil la fuite de cette énergie vers l’Europe alors qu’elle est la première touchée par les coupures d’électricité. Un mouvement de contestation sociale, « Winou el petrol ? » (Où est le pétrole ?) a vu le jour en 2015 sur ces questions d’exportation de l’or noir. Le risque est de voir émerger un « Winou el Kahraba ? » (Où est l’électricité ?). « Nous voulons satisfaire nos concitoyens », assure le ministre Slim Feriani, qui reconnaît parallèlement que les investisseurs « s’intéressent très certainement à l’exportation » et que la Tunisie « doit booster [ses] exportations en encourageant le made in Tunisia ». Le déficit de la balance commerciale tunisienne, 2,5 milliards d’euros au premier semestre 2018, est une véritable inquiétude pour ses dirigeants. « Je ne pense pas que la Tunisie puisse devenir un hub régional dans le domaine de l’énergie solaire. Le Maroc et même l’Algérie [qui possède 23 centrales solaires photovoltaïques pour une puissance globale de 344,1 MW] ont beaucoup d’avance », constate Mehdi Taje, dirigeant du cabinet de conseil Global Prospect Intelligence, spécialisé dans l’analyse géopolitique.
Exportations ou non, la véritable victime de ces projets pourrait bien être la STEG. Sa filiale Énergies renouvelables n’est guère active selon Taher Laribi, ancien PDG de la compagnie nationale. Elle ne devrait pas prendre une part importante aux exportations. De plus, selon la loi, la STEG est obligée d’acheter en priorité toute l’électricité produite par ses concurrents au détriment de sa propre production. « Cela veut dire que la STEG produira de moins en moins, puisqu’elle rachètera la production des autres. La sienne ne servira que d’appoint. Elle aura des installations qui ne serviront à rien, du matériel non amorti et des employés payés à ne rien faire », craint Taher Laribi. L’ancien dirigeant redoute une situation explosive dans une Tunisie où les contestations sociales ont pris du poids depuis la révolution de 2011. L’homme recommande des « installations de centrales solaires privées, en harmonie avec la demande annuelle croissante d’énergie (de 5 à 7 %) et selon les amortissements des installations STEG » pour une transition en douceur.