Avec la révolution numérique, de nouvelles formes de management émergent. Elles prônent plus de réactivité, de flexibilité, des travailleurs impliqués qui « aiment » leur boîte. Mais comme dans la passion amoureuse, la rupture est parfois fatale. Entretien avec Vincent de Gaulejac, spécialiste de la sociologie du travail qui s’est intéressé très tôt à l’émergence de cette nouvelle organisation du travail.
15–38 : Qu’est-ce que le management de la performance ?
Vincent de Gaulejac. Le management de la performance, ou de l’excellence, est né dans les années 1970. C’est à cette époque que j’ai moi-même commencé à m’y intéresser dans le cadre d’une recherche au sein de la compagnie IBM portant sur la révolution managériale, elle-même liée à la révolution numérique. Nous étions alors les premiers chercheurs, avec Max Pagès à nous intéresser en profondeur à cette nouvelle forme de management.
Les témoignages que nous avons recueillis portent toute l’ambivalence de ces méthodes : les salariés nous expliquaient à quel point il était formidable de travailler dans cette entreprise, de jouer « gagnant-gagnant ». Dans le même temps, ils nous disaient : « nous sommes exploités mais c’est agréable. Nous sommes libres de travailler 24 heures sur 24 ». L’investissement dans le travail était de même nature que l’investissement amoureux, d’où l’utilisation de l’expression « Work addict ».
Ces méthodes privilégient le management par objectif, l’avancement au mérite, ou encore l’organisation par projets. Tous ces outils et pratiques ont été pensés et vendus comme étant les outils de l’excellence qui allaient nous faire sortir de la crise. Par exemple, concernant le défi de la compétitivité, la doxa économique libérale nous dit : le problème numéro un, c’est le chômage. Pour réduire le chômage, il faut de la croissance. Pour produire de la croissance, il faut de la compétitivité. On oublie que la compétitivité c’est faire plus avec moins : le lean management, l’amélioration de la productivité et la diminution des effectifs pour avoir des taux de rentabilité supérieurs. Pour lutter contre le chômage, il faut donc réduire les effectifs. Cela explique pourquoi la croissance augmente mais le chômage ne diminue pas.
15–38 : Quelles sont les grandes étapes de développement de ces nouvelles méthodes de management ?
VdG. Ces nouvelles méthodes sont venues des grandes multinationales et des grands cabinets de consultants. Ils ont analysé ces formes de management et les ont vendues à leurs clients et fournisseurs. Cette forme de management suscitait à la fois de la fierté : un contrat narcissique de grosse satisfaction d’être dans la performance, dans l’excellence. Elle comportait également une face sombre : le stress, le burn-out, l’épuisement professionnel, la dépression, menant parfois au suicide.
En 1991, un ingénieur IBM se suicide sur le parking de la société avec une lettre qui explique en quoi la direction est responsable de son acte. Il décrit son engagement, son amour pour son travail, et le sentiment de trahison, l’épuisement, le manque de réussite qui en résulte. Un processus similaire à celui d’un drogué ou d’un amoureux avec une perte de sens et un épuisement psychique.
Nous pensions alors que ce modèle était celui des multinationales de pointe. Dans les années 1990, ce modèle se diffuse aux clients et aux fournisseurs, puis il sera utilisé pour moderniser les entreprises publiques. Dans les années 2000, le modèle de « new public management » sert à la réforme de l’État et des services publics : police, justice, hôpitaux, etc. Ce management anglo-saxon a ensuite été importé pour réformer les institutions. Le new corporate gouvernance est promu aujourd’hui dans toutes les institutions internationales. Comme dans le cas de la Grèce par exemple, avec l’implication de l’European Foundation for quality management après la crise économique de 2008.
15–38 : Vous parlez de face sombre, quels sont les effets de ces modèles de management ?
VdG. Il existe une corrélation directe entre l’introduction de ce nouveau modèle de management et l’émergence de symptômes somatiques et psychosomatiques. Le débat récent sur le burn out a montré la difficulté de les faire reconnaître en tant que maladie professionnelle. Ils ne constituent pas une maladie physique, mais psychique. De plus, il est très difficile de déterminer avec précision quel déterminant, professionnel ou personnel prend le dessus dans cette maladie.
Il existe une intrication entre les transformations organisationnelles, les outils de gestion, les pratiques de management, et les processus psychiques d’idéalisation qui montre qu’on ne distingue plus ce qui est de l’ordre de l’entreprise et du psychique. On parle alors d’organisation paradoxante. Une des caractéristiques de ces formes de management c’est qu’elle met les gens devant des dilemmes et des contradictions qui les minent de l’intérieur. Vous ne savez plus ce qui est bien et mal. On vous demande pour réussir de réaliser des choses dont vous pensez qu’elles sont mal, par exemple de tricher par le biais de l’optimisation fiscale.
La novlangue managériale révèle cette « folie ». Un plan de licenciement devient un plan de sauvegarde de l’emploi. Ce que nous aurions appelé « exploitation » ou « aliénation », nous le définissons aujourd’hui par : « Je suis libre de travailler 24 heures sur 24 ». D’autant que la personne aime son travail, se réalise, est parfois bien payée, détient un certain pouvoir. Elle n’arrive plus à s’en dégager. Tout passe après, comme dans la passion amoureuse, avec ce constat paradoxal d’une situation créatrice et destructrice. Un paradoxe souvent inconscient et qui tue parfois. Cette logique de la performance implique un coût psychique qu’on ne veut pas prendre en compte.
La course à la performance produit également des riches de plus en plus riches et de plus en plus d’exclus et de précarité. Avec la révolution numérique, nous vivons une accélération, une culture de l’urgence, de la performance. Nous dormons en moyenne deux heures de moins qu’il y a 60 ans. Cela transforme notre rapport au temps et à la vie. Au niveau écologique, l’exploitation des ressources détruit les hommes.
Épuisés psychiquement, physiquement, les individus tombent malades. En voulant lutter contre la déprime ou la fatigue qui ne sont pas reconnues, on tente de résister, et on atteint un point de rupture physique. Cette négation du cycle produit de la souffrance au travail. Chez les Japonais, le phénomène mène au “karoutchi”, au burn out pour les anglo-saxons. En France, la stratégie est de se mettre en arrêt, ce qui est encore permis par la sécurité sociale. Un système que l’on veut supprimer car trop coûteux, au lieu d’analyser les raisons de cette charge.
15–38 : Certaines sociétés abritent-elles des résistances ?
VdG. Des formes de résistance sont présentes dans toutes les sociétés. La culture africaine qui est si dévalorisée car elle ne rentre pas dans cette course à la performance, est au contraire magnifique. En France, la défense de l’État providence comme modèle social résiste, mais le modèle est tout aussi méprisé. Tous les jours, des petits mouvements se forment : les altermondialistes, les parapluies de Hong-Kong, le printemps érable au Canada, Nuit debout en France. Ceux là n’attendant pas le grand soir pour faire la révolution. Les individus décident de faire des révolutions existentielles de leurs côtés.
Tous ces mouvements sont partout, ils n’ont pas l’air d’avoir de l’importance, on en parle peu, mais des réseaux de solidarité émergent. Au Québec, ils appellent cela la simplicité volontaire : le fait d’arrêter de rentrer dans le processus de productivité et de consommation à outrance.
Il y aussi au niveau psychologique des résistances, comme celle de tomber malade. Certains étaient traders, ingénieurs informatiques, ils se reconvertissent, deviennent coach pour aider à supporter, d’autres font complètement autre chose pour retrouver du sens. Ils choisissent de redevenir sujets de leur existence alors qu’ils étaient agents ou ressources. Cette résistance là, celle de retrouver la capacité d’être sujet de sa vie est très forte, elle emprunte des voies pas toujours évidentes tant les solutions ne sont pas écrites. Chacun s’invente des façons de résister, pour ne pas mourir, pour vivre ou retrouver une raison de vivre.
15–38 : Et en Méditerranée plus particulièrement ?
VdG. La culture méditerranéenne est également résistante. Dans la Grèce antique, le travail est synonyme de honte. Il est réservé aux esclaves, aux femmes, aux domestiques. Aujourd’hui, ne pas avoir de travail est une honte. Pourquoi ne défendons-nous plus l’idée de travailler moins ? Ce qui reste très fort en Méditerranée, c’est la mémoire de la qualité de vie autour de cette mer. En France, dans la recherche, il existe encore une pensée critique sur le management face à l’utilitarisme et au pragmatisme anglo-saxon.
Le débat idéologique de défendre le modèle latin par rapport aux autres modèles est dénaturé par les exigences économiques des institutions internationales, comme pour la Grèce désignée coupable : de ne pas payer ses impôts, de ne pas être rationnelle, de faciliter des dépenses publiques inconsidérées, etc.
On oublie que les gens d’Europe du Nord se tuent au travail, pour aller dans le Sud deux semaines par an, tout en méprisant cette culture dont ils rêvent pour s’y installer à la retraite.
BIOGRAPHIE
Vincent de Gaulejac est sociologue, professeur de sociologie à l’UFR de Sciences Sociales de l’Université Paris — Diderot. Il est président du Réseau international de sociologie clinique et Docteur honoris causa de l’Université de Mons (Belgique). vincentdegaulejac.com
Il est l’auteur de nombreux livres sur la question des effets du management de la performance :
Le capitalisme paradoxant, 2015
La société malade de la gestion, 2005
La lutte des places, 1993
Le coût de l’excellence, 1991
L’emprise de l’organisation, 1979