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En Turquie la ligne religieuse con­ser­va­trice du par­ti au pou­voir, l’AKP, sus­cite des com­men­taires à la pelle. Son pro­gramme libéral fait moins de bruit. Pour­tant, les tra­vailleurs sont touchés de plein fou­et par une poli­tique économique qui va dans le sens du vent glob­al. Le con­texte autori­taire actuel n’arrange rien.

« On assiste à des crimes con­tre les tra­vailleurs en toute impunité », se désole Asli Odman. Cela fait 10 ans que la chercheuse enquête sur la zone indus­trielle de Tuzla près d’Istanbul, où chaque chantier naval char­rie son lot de vic­times. Depuis, elle milite au sein de l’Assem­blée pour la san­té et la sécu­rité des tra­vailleurs. Ses rap­ports acca­blants réper­to­ri­ent en moyenne 168 décès par mois dans le pays.

De par sa vital­ité et ses objec­tifs pharaoniques, le secteur de la con­struc­tion est en pre­mière ligne. Dernier exem­ple : le 3ème aéro­port d’Istanbul et ses 76 mil­lions de m2 devraient com­plète­ment sor­tir de terre en trois ans et demi. Sa pub­lic­ité vante « un lieu où les rêves se réalisent » pour des mil­lions de pas­sagers. Un rêve qui a déjà offi­cielle­ment coûté la vie à 27 ouvri­ers selon un rap­port de la sécu­rité sociale turque. Ce bilan mor­bide a été ren­du pub­lic ce mois-ci pour con­tre­car­rer un rap­port pub­lié dans un quo­ti­di­en turc qui déplo­rait lui 400 morts sur ce seul chantier.

Une frag­ili­sa­tion pro­gram­mée
Une ten­dance à la sous-trai­tance « extrême » frag­ilis­erait la sécu­rité des employés. Sur un seul chantier, Asli Odman a pu compter 83 entités juridiques dif­férentes pour à peine 300 ouvri­ers, « un man­age­ment qui met en dan­ger les employés et engen­dre des morts pro­gram­mées ».

A cette com­par­ti­men­ta­tion des tâch­es, s’ajoutent des cadences infer­nales. Sur les chaînes de pro­duc­tion d’usines auto­mo­biles, le temps impar­ti entre chaque pièce est de 58 sec­on­des, assure Eyup Özer de l’Union de la métal­lurgie (DISK). « Les employés tra­vail­lent comme des robots, c’est une ten­dance glob­ale », soupire-t-il. Trou­bles mus­cu­lo-squelet­tiques, licen­ciements de tra­vailleurs essorés… font aujourd’hui sys­tème.

Les délo­cal­i­sa­tions de multi­na­tionales en Turquie n’arrangent rien. La DISK pointe ain­si du doigt des dif­férences de con­di­tions de tra­vail abyssales entre l’usine Renault de Bur­sa et le site de Flins en France. Il pro­duirait deux fois plus de voitures par heure, pour des salaires de 500 euros par mois. La mise en con­cur­rence avec d’autres antennes du groupe dans des pays où la main d’œu­vre est aus­si bon marché, accélér­erait la course au résul­tat. Un véri­ta­ble cer­cle vicieux.

Un autre fléau pèse sur l’emploi : près d’un tiers des tra­vailleurs en Turquie se retrou­vent piégés dans l’économie informelle. Une économie nour­rie par la présence de trois mil­lions de Syriens réfugiés dans le pays. Ils ne sont aujourd’hui que quelques mil­liers à avoir un emploi légal.

Dans des « milieux d’hommes », les réper­cus­sions psy­chologiques de ces con­di­tions de tra­vail ne feraient même pas l’objet de débats, recon­nait le syn­di­cal­iste. Il faut chercher du côté des cadres pour en enten­dre par­ler. A défaut de syn­di­cat, les « cols blancs » se sont con­sti­tués en plate­forme. « Au tra­vail tu ne peux pas par­ler de tes soucis, c’est vu comme de la faib­lesse ou de l’échec et ça crée de l’anxiété car on te demande d’être tou­jours au top et heureux », con­fie Berna. Après dix années passées dans l’audit, elle a pu observ­er la course à la per­for­mance de plus de 200 entre­pris­es. Des heures sup­plé­men­taires non rémunérées en pas­sant par le har­cèle­ment et les mis­es en con­cur­rence, les salariés parta­gent un sen­ti­ment d’impuissance face à des tech­niques de man­age­ment qui se répè­tent d’un ser­vice et d’une entre­prise à l’autre.

Dans des branch­es où le turnover est la règle, « tu finis toi-même par décider de faire des heures sup­plé­men­taires », recon­naît-elle. « Tout cela débor­de dans nos vies privées et nous sommes aus­si com­plices de cet assu­jet­tisse­ment ! C’est là qu’on com­mence à par­ler de psy­cholo­gie car ça déchire nos per­son­nal­ités », com­plète Osman, ingénieur infor­ma­tique. La plate­forme offre des con­seils juridiques et organ­ise des man­i­fes­ta­tions de sol­i­dar­ité devant les entre­pris­es où leurs con­frères ne peu­vent pas se le per­me­t­tre.

Des lois con­tournées
Dénon­cer n’est pas si facile. En 2014, des man­i­fes­tants qui cri­aient leur colère après la mort de 274 mineurs puis de 10 ouvri­ers dans la chute d’un ascenseur dans un cen­tre com­mer­cial, avaient été réprimés. Le ton était don­né. En mai 2015, la métal­lurgie a con­nu d’importantes grèves. Mais deux ans et demi plus tard, le bilan est amer. La DISK sig­nale des pres­sions con­tre ses représen­tants et de sim­ples mem­bres dans les usines. Depuis l’Etat d’urgence, les plus récal­ci­trants seraient même men­acés d’être asso­ciés à des groupes ter­ror­istes. Il serait dif­fi­cile pour les ouvri­ers d’échapper aux syn­di­cats « jaunes », proches du pou­voir ou des direc­tions. Seuls 18 % des employés du secteur seraient par con­séquent affil­iés à un syn­di­cat, 12 % tous domaines con­fon­dus.

Les régle­men­ta­tions pour­tant ne man­quent pas. Seule­ment, leur con­tourne­ment serait devenu la norme, même dans le secteur pub­lic. Bien qu’extrêmement régle­men­té, l’intérim serait par exem­ple abu­sive­ment pra­tiqué. Des employés seraient par ailleurs dotés d’une assur­ance ne cou­vrant qu’une par­tie des jours tra­vail­lés… L’Organisation inter­na­tionale du tra­vail salue la rat­i­fi­ca­tion par la Turquie de nom­breuses con­ven­tions depuis 2004, mais assure que « l’absence d’une cul­ture de la sécu­rité » pose en revanche tou­jours prob­lème.

Pour se pro­téger de drames annon­cés, les grandes firmes pousseraient le vice jusqu’à se dot­er d’hommes tam­pon, les « Isver­an vek­ili » légale­ment respon­s­ables en cas d’accident. Des acci­dents qui se sol­deraient la plu­part du temps par des dédom­mage­ments, surnom­més « argent du sang ».

A con­tre courant, des familles d’employés décédés au tra­vail se réu­nis­sent une fois par mois depuis six ans en sit-in à Istan­bul, pour répon­dre au silence qui les entoure. Fait rare : leur lutte se passe aus­si sur le ter­rain légal. Si elles n’ont jamais gag­né aucun procès, elles se félici­tent pour l’instant d’avoir réus­si à traîn­er un maire devant la jus­tice.

CHIFFRES CLES

Chô­mage : 10,3 %

Salaire min­i­mum (net) : 1.600 TL (livres turques) = 345 euros

Vol­ume horaire légal : 45h/semaine

Emploi informel : 33 %

Décès réper­toriés dans la presse par l’Almanach des morts au tra­vail en 2016 : 1924

Texte et photos : Camille Lafrance

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