La politique anti-terroriste tunisienne entraîne son lot de dérives et d’arrestations arbitraires. Un manque de transparence dénoncée par la société civile.
Tarek avait sûrement imaginé son mariage autrement. Un soir de février 2017, le jeune homme invite tout le quartier à fêter le début de sa vie conjugale dans la maison d’un ami, au coeur du quartier tunisois de la Hafsia. Certains de ses amis, supporters de l’Espérance de Tunis, allument des fumigènes — Tarek se rappelle d’une “super ambiance”.
Il ne savait pas encore que 11 personnes, en chemin vers les festivités, avaient été embarquées par la police dans les rues adjacentes, et emmenées au commissariat pour un interrogatoire éclair. “Ils leur ont demandé pourquoi ils venaient à mon mariage”.
Ancien fumeur de joints et buveur d’alcool, Tarek est devenu salafiste après avoir vu le corps sans vie du petit frère d’un ami, noyé en Méditerranée lors d’une tentative d’émigration clandestine. Il a gardé tous ses amis, mais il porte désormais la barbe et le kamis. Et ce n’est pas la première fois qu’il subit ce qu’il appelle “un harcèlement policier”.
“Ils sont même déjà venus me chercher dans la nuit, chez moi. Pourtant, ils savent très bien que je ne suis pas un terroriste. Moi, je suis contre Daech”.
Depuis les attentats de 2015 au musée du Bardo et sur la plage de Sousse, les autorités ont déclaré “la guerre contre le terrorisme”, à l’image de nombreux autres pays du monde.
Depuis, le président Béji Caïd Essebsi a prolongé l’état d’urgence à douze reprises, permettant ainsi “des ajustements” à la loi. En août 2015, l’assemblée entérine une loi relative à la lutte antiterroriste, autorisant la garde à vue prolongée et affaiblissant les garanties judiciaires des personnes inculpées. Une quinzaine d’organisations tunisiennes dénoncent cette loi, évoquant des “menaces sérieuses sur les droits et les libertés”.
Aujourd’hui, les autorités se targuent de l’absence d’attentat terroriste majeur depuis près de deux ans. Une satisfaction qui cache des dérives dans la lutte antiterroriste et une absence de transparence.
“La pêche au gros”
“Il y a une sorte de méthode systématique de contrôle, de harcèlement et de restrictions contre les personnes salafistes”, affirme Amna Guellali, qui a fait de la dénonciation de ces dérives une priorité. La directrice Tunisie de Human Rights Watch décrit “des arrestations arbitraires, sans le moindre début de preuves”.
“On fait une pêche au gros, on jette le filet, on attrape n’importe qui et après on commence à trier. C’est un peu ça, le système de la lutte antiterroriste en Tunisie”.
Loin de se focaliser uniquement sur les droits humains, Amna Guellali craint que les dérives ne rendent la lutte inefficace.
“Il y a énormément de colère aujourd’hui, des jeunes injustement arrêtés qui ne cherchent qu’à se venger, à partir. Il y en a des dizaines qui viennent chez nous et nous disent ‘je ne me sens pas citoyen tunisien’. Ça peut dégénérer en une haine envers l’État”.
Où sont les chiffres ?
Difficile aujourd’hui de quantifier le nombre d’arrestation et de garde-à-vue qui n’aboutissent pas. Le ministère de l’Intérieur tunisien communique régulièrement sur des “raids antiterroristes”, mais ne donnent aucun chiffre précis. “Si vous trouvez des chiffres, moi aussi je les veux bien”, glisse d’ailleurs Amna Guellali. Quelques rares communications permettent de jauger le phénomène.
Entre le 24 novembre et le 17 décembre 2015, le mois qui a suivi l’attentat contre un bus militaire, le ministère de l’Intérieur annonçait tout de même quelques 3 000 perquisitions pour 306 arrestations.
La justice se montre, elle, un peu plus collaborative. Le porte-parole du Tribunal, Sofien Selliti, affirmait en avril 2017 que 3 317 rapports avaient été transférés devant le parquet depuis la création du pôle antiterroriste en 2017, tout en mentionnant la surcharge de travail pour les 12 juges en charge.
Le différentiel entre arrestations et poursuites judiciaires est tel que les forces sécuritaires et notamment leurs syndicats ont tenté de présenter le pouvoir judiciaire comme complice ou infiltré par les terroristes pour expliquer le nombre de remises en liberté de suspects. “On entend souvent chez les sécuritaires ‘Nous, on arrête les terroristes et c’est la justice qui les relâche’” explique Habib Sayah, analyste Risque Pays. Mais selon lui, là où le pouvoir judiciaire a fait le choix de se conformer davantage à la législation, “Les forces de sécurité ont fait preuve d’une incapacité à se conformer aux règles de procédures, notamment en évitant les abus lors des arrestations ou de la détention.”
Un fichage opaque des individus
Récent exemple du flou judiciaire, la banalisation des fiches S17, un système de fichage des individus repérés comme potentiellement dangereux. Tarek, finissant à coup de gel la coupe d’un jeune client, confie en avoir une, “comme tous les barbus qui demandent un passeport”. Tarek sait que cette fiche l’empêche de quitter le territoire et qu’elle “allonge la durée des arrestations”. Minimum deux heures une fois qu’ils connaissent mon identité”.
Ce système empêche même les individus de circuler à l’intérieur du territoire tunisien, et ainsi, pour certains, de poursuivre leur activité professionnelle. Les conditions d’obtention, autant que les conséquences que cela implique restent floues. Une opacité que dénonce également Amnesty International. “Comme c’est une question qui touche à la sûreté nationale, c’est un peu difficile de poser la question et d’obtenir des réponses claires”, se désespère Fida Hammami, chargée de projet travaillant sur les questions de liberté de circulation. L’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) suit une dizaine de cas. L’observatoire des Droits et libertés en ont recensé 1 000 parmi leurs bénéficiaires et estime qu’au moins 100 000 personnes seraient concernées.
Le travail de “sensibilisation” des ONGs est d’autant plus compliqué qu’il n’est pas toujours plébiscité par la population et les médias. La priorité accordée aux droits humains et aux citoyens serait une fausse priorité alors que les dangers du terrorisme nécessiteraient de fermer les yeux sur certaines pratiques. Une affirmation rejetée par Habib Sayah : “Ces violations peuvent potentiellement mettre en échec des opérations où la menace était réelle.”
Dans son salon de coiffure, Tarek, le jeune salafiste fraîchement marié, arbore tout de même un grand sourire. Sa femme attend un enfant, c’est pour bientôt, peut-être même demain. Mais il finit par se rembrunir. “Dans le quartier, tout le monde est fâché contre la police”. Un ami du quartier entre pour se faire couper les cheveux. Il pointe Tarek du doigt et crie: “Attention, c’est un terroriste, lui !”. Et puis il éclate de rire.