Terrorisme : “On attend comme on redoute une parole musulmane”

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« Le moment ter­ror­iste se car­ac­térise par une pen­sée para­doxale : on attend, comme on red­oute, une parole musul­mane dans les mobil­i­sa­tions post-atten­tats » Vin­cent Geiss­er. Com­ment les musul­mans de France ont-il réagis à la suite de la vague d’attentats qui a touché le pays ? Pour de nom­breux jour­nal­istes et com­men­ta­teurs, les musul­mans seraient restés majori­taire­ment indif­férents et silen­cieux face aux attaques ter­ror­istes.

Face à cette « théorie du silence », les auteurs de l’ou­vrage “Musul­mans de France, la grande épreuve”, répon­dent par une riche enquête de ter­rain qui analyse la mul­ti­plic­ité des réac­tions et des mobil­i­sa­tions des français de con­fes­sion musul­mane à la suite des atten­tats.

En France, et plus par­ti­c­ulière­ment à Mar­seille, le moment ter­ror­iste réveille un rap­port ambiva­lent de la société française à l’égard de l’islam et des musul­mans de France.

Entre­tien avec le poli­to­logue et soci­o­logue Vin­cent Geiss­er, spé­cial­iste de l’islam de France. Son ouvrage « Musul­mans de France : la grande épreuve. Face au ter­ror­isme », co-écrit avec Omero Marongiu-Per­ria et Kahi­na Smaïl, vient de sor­tir aux édi­tions de l’Atelier.

Com­ment les Mar­seil­lais, musul­mans ou non, se sont mobil­isés à la suite des atten­tats qui ont touchés le pays ?
« Il n’y a pas eu de grandes mobil­i­sa­tions à Mar­seille con­traire­ment à d’autres grandes villes français­es. A la suite de l’attaque con­tre Char­lie Heb­do, les march­es répub­li­caines ont mobil­isé 70 000 per­son­nes à Mar­seille pour 140 000 à Bor­deaux ou 300 000 à Lyon. Cette faible mobil­i­sa­tion ne con­cerne donc pas seule­ment la com­mu­nauté musul­mane mais la pop­u­la­tion mar­seil­laise en général. On peut expli­quer cette sin­gu­lar­ité mar­seil­laise de dif­férentes manières. Elle est d’abord causée par le silence de l’acteur munic­i­pal à la suite des atten­tats. Le maire de Mar­seille n’est pas réelle­ment inter­venu dans ce cli­mat post-atten­tats, con­traire­ment au maire de Bor­deaux par exem­ple, puisque Alain Jup­pé a appelé à la mobil­i­sa­tion et s’est forte­ment impliqué dans le débat en lançant un cen­tre de dérad­i­cal­i­sa­tion (CAPRI, Cen­tre d’Action et de Préven­tion con­tre la Rad­i­cal­i­sa­tion des Indi­vidus).
Au silence de l’acteur munic­i­pal mar­seil­lais, s’ajoute le manque d’initiatives des asso­ci­a­tions musul­manes de la région. Nous n’avons observé que très peu d’initiatives de la part de la com­mu­nauté musul­mane mar­seil­laise car cette dernière est totale­ment frag­men­tée, les mosquées algéri­ennes, maro­caines ou comori­ennes ne parvi­en­nent pas à par­ler d’une seule voix. Il y a d’ailleurs une ges­tion con­sulaire de l’islam mar­seil­lais puisque les pays d’origine comme l’Algérie ou le Maroc gar­dent un poids impor­tant au sein de ces com­mu­nautés musul­manes locales.

Si Mar­seille a la répu­ta­tion d’être une « ville musul­mane », la réal­ité du ter­rain mon­tre qu’il y a très peu de mobil­i­sa­tions musul­manes dans cette ville puisque l’islam mar­seil­lais est pré­caire et peu organ­isé. Face au retrait de l’acteur munic­i­pal et le manque d’organisation des com­mu­nautés musul­manes, c’est l’acteur éta­tique qui a joué un rôle impor­tant dans ce cli­mat post-atten­tats. Effec­tive­ment, le préfet a con­tribué à l’apaisement et au rap­proche­ment entre les acteurs musul­mans locaux et les autorités publiques en réu­nis­sant plusieurs imams de la ville avec des acteurs de la région après l’attaque con­tre Char­lie Heb­do. »

Pourquoi les musul­mans mar­seil­lais se mobilisent-ils moins que dans d’autres villes ?
« Sans céder au cliché pag­no­lesque de l’exceptionnalisme mar­seil­lais, il faut recon­naitre les par­tic­u­lar­ismes d’une ville qui est con­stam­ment touchée par une crise économique et sociale. En ce qui con­cerne les musul­mans mar­seil­lais, l’état de désor­gan­i­sa­tion de l’islam insti­tu­tion­nel local explique en par­tie leur faible mobil­i­sa­tion. C’est un islam pau­vre pour une ville pau­vre. Alors que l’islam est bien mieux instal­lé et organ­isé dans d’autres villes.

Au-delà du poids des pays d’origine dont je viens de par­ler, il faut égale­ment soulever la ques­tion de la représen­ta­tion au sein des asso­ci­a­tions musul­manes. Si la mobil­i­sa­tion des musul­mans mar­seil­lais est restée faible, cela s’explique aus­si par l’absence d’associations de jeunes musul­mans à l’échelle locale. Con­traire­ment à d’autres grandes villes comme Paris, Lyon ou Lille où la jeune généra­tion musul­mane est très investie dans le tis­su asso­ci­atif, Mar­seille se dis­tingue par la faible parole publique des jeunes.

De manière générale, que ce soit à l’échelle locale ou nationale, il y a un fos­sé soci­ologique assez fort entre les organ­i­sa­tions musul­manes « offi­cielles » et la majorité des musul­mans de France, puisqu’il n’y a pas de renou­velle­ment généra­tionnel et de genre, où sont les femmes et les jeunes dans ces organ­i­sa­tions ?

L’absence de mobil­i­sa­tions musul­manes uni­taires s’explique donc en grande par­tie par le manque de représen­ta­tion et par la frag­men­ta­tion ter­ri­to­ri­ale qui est syn­onyme, à Mar­seille, de ségré­ga­tion eth­no-spa­tiale puisque les pop­u­la­tions issues des migra­tions post­colo­niales sont con­cen­trées dans les quartiers les plus pau­vres de la ville (hyper­centre, quartiers Nord et Est). »

Pourquoi attend-on une réac­tion de la part des français de con­fes­sion musul­mane à la suite des atten­tats ?

« Dans notre ouvrage, nous avons voulu inter­roger la « théorie du silence » qui est véhiculée par de nom­breux jour­nal­istes et selon laque­lle les musul­mans sont majori­taire­ment restés silen­cieux et indif­férents aux attaques ter­ror­istes. Selon ces jour­nal­istes, il y avait peu de musul­mans lors des march­es répub­li­caines, ce qui voudrait dire qu’il est pos­si­ble de recon­naitre un musul­man à son apparence, sous-enten­du par le port du voile ou de la barbe. Ce pre­mier con­stat est bien évidem­ment très dis­cutable. De plus, notre enquête de ter­rain mon­tre juste­ment qu’à l’échelle nationale, il y a eu une forte mobil­i­sa­tion des musul­mans de France, notam­ment sur les réseaux soci­aux. Il parait donc indis­pens­able de rap­pel­er que « les musul­mans sont des êtres anor­male­ment nor­maux » comme le dis­ait le soci­o­logue Bruno Eti­enne, et ils ont été boulever­sés et angois­sés par les atten­tats comme tout citoyen français. Mais con­traire­ment aux autres citoyens français, cette crise ter­ror­iste a été à la fois un élec­tro­choc per­son­nel, citoyen et spir­ituel qui a poussé les musul­mans à affirmer à la fois leur citoyen­neté et leur islamité en France.

Der­rière cette théorie répan­due du silence musul­man après les atten­tats, il y a bien évidem­ment l’idée qu’ils devraient plus se mobilis­er, et de désol­i­daris­er des actes ter­ror­istes. Dans le même temps, on ne veut pas que les musul­mans mon­trent leur appar­te­nance religieuse dans l’espace pub­lic (débat sur le voile ou la viande halal), on refuse une logique perçue comme com­mu­nau­taire.

Nous sommes ici face à une injonc­tion para­doxale. On déplore la non-présence musul­mane dans les man­i­fes­ta­tions, mais on ne veut pas non plus qu’ils se mobilisent en tant que com­mu­nauté. On attend que la com­mu­nauté musul­mane se désol­i­darise des atten­tats, mais on craint une parole religieuse dans l’espace pub­lic.

Selon moi, le moment ter­ror­iste réveille cette injonc­tion para­doxale qui s’inscrit dans le temps long et tire ses orig­ines de la coloni­sa­tion puis de notre rap­port à l’immigration dès les années 70. C’est la théorie du « cousi­nage », certes on ne fait pas d’amalgame, on dis­tingue bien les citoyens musul­mans de France et les actes ter­ror­istes, mais il y a tou­jours l’idée d’une cer­taine respon­s­abil­ité, « ce n’est pas vous… mais les gens de chez vous » dit-on aux musul­mans de France. Il y a donc une ambiva­lence des acteurs poli­tiques français à l’égard des citoyens de con­fes­sion musul­mane, une sorte d’assignation à « rési­dence com­mu­nau­taire », qui les ramène con­stam­ment à leur appar­te­nance religieuse. »

Propos recueillis par Simon Mangon

Musulmans de France, la grande épreuve
Kahina Smaïl, Vincent Geisser, Omero Marangiu-Perria
Éditions de l’Atelier, 2017

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