En France, la solidarité face à la justice

Vis­ages de la sol­i­dar­ité pour cer­tains, Pierre-Alain Man­noni et Cédric Her­rou sont pour­tant pour­suiv­is pour «aide à l’entrée, à la cir­cu­la­tion et au séjour de per­son­nes en sit­u­a­tion...

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Vis­ages de la sol­i­dar­ité pour cer­tains, Pierre-Alain Man­noni et Cédric Her­rou sont pour­tant pour­suiv­is pour «aide à l’entrée, à la cir­cu­la­tion et au séjour de per­son­nes en sit­u­a­tion irrégulière». «Qu’aurais-je du faire ?», lance Pierre-Alain Man­noni dans la salle d’audience du TGI de Nice. Cette ques­tion morale est aujour­d’hui au cœur des débats juridiques en France alors que la liste des per­son­nes pour­suiv­ies pour être venus en aide aux migrants s’allonge. Que dit la loi? Quels argu­ments s’opposent dans les salles d’audience ? Chronique d’une bataille judi­ci­aire qui prend par­fois des allures poli­tiques à grands ren­forts de tri­bunes médi­a­tiques.

Reportage

Episode 1, dans les couloirs du Tri­bunal de Grande Instance de Nice

Le 23 novem­bre, ils étaient nom­breux rassem­blés sur le parvis du Tri­bunal de Grande Instance (TGI) de Nice. Qui venaient-ils soutenir ? Qu’avait donc à se reprocher Pierre-Alain Man­noni que la jus­tice souhaitait enten­dre ce jour-là ? Aux yeux de la loi et du Par­quet, cet ingénieur d’études à l’Université de Nice com­para­is­sait pour « aide à la cir­cu­la­tion et au séjour de per­son­nes en sit­u­a­tion irrégulière », et l’article 622–1 du CESEDA (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile). Dans les faits, Pierre-Alain Man­noni a été arrêté dans la nuit du 17 au 18 octo­bre 2016 alors qu’il trans­portait trois Éry­thréennes. Recueil­lies quelques heures plus tôt dans un squat occupé par des citoyens de la val­lée de la Roya, ces trois femmes souf­fraient de blessures néces­si­tant des soins. Ce n’est pas la pre­mière fois que Pierre-Alain Man­noni est arrêté avec à son bord des per­son­nes en sit­u­a­tion irrégulière. Mais jusque là il n’avait pas été pour­suivi. C’est d’ailleurs l’un des enjeux de l’audience : quelle est la lim­ite pour porter sec­ours ? Pour ses sou­tiens rassem­blés ce matin là, comme pour son avo­cate, Pierre-Alain Man­noni a agi pour des raisons human­i­taires. Pour la jus­tice, il est pas­si­ble de 30 000 euros d’amende et de cinq ans d’emprisonnement. Des peines lour­des qui visent le plus sou­vent les passeurs et leurs réseaux.

Le « délit de sol­i­dar­ité » a pour­tant été lim­ité en 2012 par l’article 622–4 du CESEDA. Il pré­cise qu’il ne peut y avoir de pour­suites « lorsque l’acte reproché n’a don­né lieu à aucune con­trepar­tie directe ou indi­recte et con­sis­tait à fournir des con­seils juridiques ou des presta­tions de restau­ra­tion, d’héberge­ment ou de soins médi­caux des­tinées à assur­er des con­di­tions de vie dignes et décentes à l’é­tranger, ou bien toute autre aide visant à préserv­er la dig­nité ou l’in­tégrité physique de celui-ci ». Un pas­sage soumis à inter­pré­ta­tion le jour de l’audience. Pour son avo­cate, la réponse est dans le texte car il n’a jamais été ques­tion de con­tri­bu­tions finan­cières : « C’est même le con­traire si j’ose dire, explique-t-elle à [1538], car sou­vent ils avan­cent eux-mêmes de l‘argent pour venir en aide à ces per­son­nes ».

Des migrants, la val­lée de la Roya en voit pass­er de plus en plus sur ses chemins de tra­verse depuis 2015. En juin d’abord, puis après les atten­tats du 13 novem­bre, le gou­verne­ment a en effet pris la déci­sion de rétablir cer­tains con­trôles aux fron­tières. Une déci­sion prévue dans le « Code fron­tière Schen­gen » de 2006 qui dis­pose : « En cas de men­ace grave pour l’ordre pub­lic et la sécu­rité intérieure, les pays con­cernés peu­vent excep­tion­nelle­ment réin­tro­duire le con­trôle à leurs fron­tières intérieures pour une péri­ode de 30 jours au max­i­mum ou pour la durée prévis­i­ble de la men­ace grave. »

Les migrants souhai­tant rejoin­dre leurs proches ou les pays du nord sans s’enregistrer en Ital­ie ou France ont donc revu les routes de l’exil. Celles emprun­tées dans la val­lée de la Roya sont plus dan­gereuses et tortueuses. Epuisés, par­fois blessés après avoir tra­ver­sés des déserts, la méditer­ranée, et l’Italie, la plu­part d’entre eux sont à ce moment de leur périple affaib­lis. Face à cette détresse, des citoyens français pren­nent la déci­sion de leur venir en aide. Dons de nour­ri­t­ures, de vête­ments, héberge­ment ou trans­ports vers des lieux plus sûrs et plus accueil­lants. Un zeste d’hospitalité et une goutte d’humanité qui peu­vent être aux yeux de la jus­tice con­sid­érés comme hors la loi à cer­taines occa­sions.

Lors de sa réqui­si­tion le pro­cureur général Jean-Michel Prêtre fait une dis­tinc­tion : « Il y a trois types d’aide visée par la loi ; l’aide à l’entrée, au séjour, à la cir­cu­la­tion ». Depuis le 30 décem­bre 2012 il existe des cas d’exemption de pour­suite pour la seule aide au séjour. « Le texte prend en compte des sit­u­a­tions par­ti­c­ulières quand il est ques­tion de porter sec­ours. Le sec­ours n’est pas une néces­sité mais un devoir», insiste même le représen­tant du Par­quet. Mais ce soir là dans la salle d’audience du TGI de Nice, il remet en cause la notion de sec­ours dans le cas de Pierre-Alain Man­noni. « Le 16 octo­bre, vous avez porté sec­ours à des Soudanais qui mar­chaient sur une route sin­ueuse et risquaient d’être ren­ver­sés. Le péril est immi­nent. » Pierre-Alain Man­noni avait donc ce jour là des raisons d’agir selon le pro­cureur. « Mais dans la nuit du 17 au 18 vous avez pris en charge ces trois Ery­thréennes pour les faire soign­er jusqu’à Mar­seille. N’y avait-il pas des cen­tres plus proches ? », inter­roge Jean-Michel Prêtre. Une ques­tion pas si anodine, car selon Pierre-Alain Man­noni et d’autres citoyens ren­con­trés dans la salle des pas per­dus, les migrants qu’on voudrait faire soign­er dans les hôpi­taux ou les cen­tres médi­caux du départe­ment seraient sys­té­ma­tique­ment recon­duits aux fron­tières.

« J’aurais du faire quoi ? » demande Pierre-Alain Man­noni. De réponse ce soir-là, il n’en aura pas. Pour le moment, le juge a décidé de le relax­er, mais le par­quet a fait appel de cette déci­sion. L’audience ne devrait pas avoir lieu avant un an.

Cette bataille juridique, loin d’être ter­minée, n’a pas com­mencé avec Pierre-Alain Man­noni. Treize affaires sim­i­laires sont recen­sées sur le site du GISTI à la seule fron­tière ital­i­enne. Avant lui, Claire Mar­sol, une enseignante à la retraite, mil­i­tante asso­cia­tive de Grasse a été con­damnée le 13 juil­let 2015 à pay­er une amende de 1 500 euros, juge­ment con­fir­mé en appel en décem­bre dernier. Cédric Her­rou, agricul­teur devenu la fig­ure de proue de la sol­i­dar­ité de ce petit coin de France a lui aus­si été enten­du en jan­vi­er, le délibéré a été ren­du le 10 févri­er. De même pour qua­tre nou­veaux mil­i­tants arrêtés début jan­vi­er « sur dénon­ci­a­tion » pour avoir trans­porté neuf clan­des­tins. Cette liste à la Prévert pour­rait s’allonger et c’est bien ce qui rend la sit­u­a­tion inédite voire même poli­tique comme le recon­naît Maë­va Bin­imelis : « Qu’on pour­suive des passeurs qui se font de l’argent sur le dos des migrants, rien de plus nor­mal. Cela exis­tait déjà et cela doit le rester. Mais le change­ment est pal­pa­ble depuis quelques mois et les pre­mières pour­suites d’humanitaires. Une volon­té poli­tique bien plus qu’un besoin pénal ».

Episode 2, une joute poli­tique et médi­a­tique

Aigu­isant leurs plumes via la presse locale ou les réseaux soci­aux, des fig­ures poli­tiques de la région PACA pren­nent en effet des posi­tions sans ambigüités, con­damnant cette sol­i­dar­ité. Le pre­mier à entr­er en scène est Eric Ciot­ti, député des Alpes-Mar­itimes, dont le départe­ment a la charge de la pro­tec­tion des mineurs isolés étrangers. Pour lui, il n’est pas ques­tion de favoris­er l’émergence d’une « fil­ière d’immigration clan­des­tine ». Pierre-Alain Man­noni, Cédric Her­rou et leurs conci­toyens seraient-ils une bande organ­isée de passeurs ? C’est ce que laisse penser le député qui a d’ailleurs sig­nalé à la jus­tice le 2 décem­bre 2016 « une poignée d’activistes » au titre de l’arti­cle 40 du code de procé­dure pénal.

Trois cents citoyens de la val­lée avaient la veille porté plainte auprès du pro­cureur de la République de Nice pour « délaisse­ment de per­son­nes hors d’état de se pro­téger » (Arti­cle 222–3 du code pénal) à l’encontre du con­seil départe­men­tal des Alpes-Mar­itimes, du con­seil Région­al de PACA, de l’Aide Sociale à l’enfance, et du préfet des Alpes Mar­itimes. Ils rap­pel­lent ain­si la France à ses oblig­a­tions au regard du droit inter­na­tion­al dans le cas des mineurs isolés. Cer­taines asso­ci­a­tions dénon­cent en effet les recon­duc­tions à la fron­tière avec l’Italie de jeunes mineurs alors même que la Con­ven­tion rel­a­tive aux droits de l’enfant oblige les Etats à les pro­téger. C’est par exem­ple ce qu’a dénon­cé l’Unicef le 13 décem­bre 2016 dans un com­mu­niqué relatif à la sit­u­a­tion à la fron­tière entre la France et l’Italie.

Face à ces accu­sa­tions de délaisse­ment, la parole poli­tique répond le plus sou­vent sécu­rité et risque ter­ror­iste et la bataille médi­a­tique con­naît de nom­breux rebondisse­ments. Le prési­dent de la région PACA, Chris­t­ian Estrosi s’est par exem­ple fendu d’une tri­bune sur sa page Face­book après la relaxe de Pierre-Alain Man­noni : « Cer­tains dji­hadistes se sont fait pass­er pour des migrants pour ren­tr­er sur le ter­ri­toire nation­al. Com­ment ces indi­vidus qui vien­nent en aide aux migrants peu­vent-ils nous cer­ti­fi­er qu’ils n’ont pas fait ren­tr­er de ter­ror­istes sur notre sol en violant la loi comme ils le font ? »

De manière plus inédite, le préfet des Alpes-Mar­itimes a égale­ment pris la plume en réponse à la tri­bune d’un his­to­rien se remé­morant la tra­di­tion d’accueil dans la région. Le 7 décem­bre, George François Leclerc répond à Yvan Gas­taut qui met­tait en par­al­lèle l’engagement actuel des citoyens de la val­lée et celle des Justes pen­dant la Sec­onde guerre mon­di­ale. « S’exprimer libre­ment ne donne pas un droit absolu à écrire n’importe quoi », écrit-il en intro­duc­tion. Retrou­vez les échanges ici.

Episode 3, un enjeu nation­al… et européen

Si emblé­ma­tique soit la val­lée, la prob­lé­ma­tique ne se lim­ite pas à ce bout de France. A Paris ou à Calais, des citoyens sont égale­ment pour­suiv­is pour être venus en aide à des migrants. Cer­tains sous le coup du même arti­cle du CESEDA, d’autres à cause de textes sans rap­port avec la lég­is­la­tion visant à réguler les con­di­tions de l’immigration. Le Gisti recense par exem­ple des cas de pour­suite pour « out­rage à agents » ou encore « délit d’entrave à la cir­cu­la­tion d’un aéronef ». Le Groupe d’information et de sou­tien des immi­grés tente d’informer sur la ques­tion alors que la jus­tice remet au goût du jour ce qu’il a bap­tisé « délit de sol­i­dar­ité ». Depuis jan­vi­er, l’ap­pel “Délin­quants sol­idaires” a été signé par plusieurs cen­taines d’as­so­ci­a­tions pour inter­pel­er les pou­voirs publics. Le 9 févri­er, ce même col­lec­tif a lancé des actions dans toute la France pour met­tre la ques­tion au cœur du débat pub­lic.

Et ce vent de crim­i­nal­i­sa­tion qui préoc­cupe les asso­ci­a­tions par­court l’Europe d’ouest en est, où d’autres citoyens sont eux aus­si sus­cep­ti­bles d’être pour­suiv­is pour les mêmes raisons. En Suisse, une affaire récente mon­tre cette crim­i­nal­i­sa­tion latente. A Lau­sanne, le col­lec­tif R a ouvert un lieu d’accueil dans une église, le Refuge de Mon-Gré. Un lieu théorique­ment invi­o­lable, pour­tant des migrants se sont fait arrêter devant le refuge et la procé­dure Dublin a été engagée. Le tout dans le con­texte de l’article 116 de la loi Fédérale sur les étrangers qui ne prévoit pas d’immunités pour motifs human­i­taires.

Sur le mod­èle de la direc­tive européenne dite de « facil­i­ta­tion », arti­cle 1.1.a de la Direc­tive 2002/90/CE du Con­seil du 28 novem­bre 2002 définis­sant l’aide à l’entrée, au tran­sit et au séjour irréguliers, plusieurs pays européens mod­u­lent égale­ment leur loi nationale. Out­re l’article 622–1 du CESEDA en France, les textes nationaux har­mon­isés en Croat­ie repren­nent ces mêmes ter­mes (entrée, cir­cu­la­tion, séjour). « La pénal­i­sa­tion inclut une amende et de l’emprisonnement, y com­pris dans les cas d’aide «indi­recte » ou de « ten­ta­tive» d’aide », explique Mor­gane Duj­movic, géo­graphe qui tra­vaille sur ces ques­tions dans les Balka­ns. Dev­enue la pre­mière voie d’accès à l’Union Européenne à l’été 2015, les Balka­ns dur­cis­sent en effet leur poli­tique à l’encontre des migrants mais aus­si des per­son­nes sus­cep­ti­bles de leur venir en aide. « Pris dans l’agenda des can­di­dats à l’espace Schen­gen, ils doivent démon­tr­er leur stricte appli­ca­tion du code fron­tière », pré­cise Mor­gane Duj­movic dans la revue du Gisti de décem­bre 2016. La let­tre ouverte du gou­verne­ment serbe adressée le 4 novem­bre 2016 aux ONG human­i­taires, pro­scrit par exem­ple de dis­tribuer tout sou­tien sous forme de « nour­ri­t­ure, vête­ments, chaus­sures » en dehors des camps de tran­sit offi­ciels. Autant de lois et de textes juridiques qui lais­sent penser qu’en France comme ailleurs en Europe, venir en aide à des migrants dans le dénue­ment peut aujourd’hui men­er sur les bancs de la jus­tice.

Pour aller plus loin
Sur la ques­tion de la crim­i­nal­i­sa­tion des aidants en Europe une col­lecte d’information autour des cas de dél­its de sol­i­dar­ité à l’échelle européenne a été mise en place par le col­lec­tif Uni­ver­si­taires Sol­idaires. Vous pou­vez d’ores et déjà leur écrire pour faire remon­ter les cas de dél­its de sol­i­dar­ité en Europe portés à votre con­nais­sance (doc­u­ments offi­ciels, revue de presse, récits/témoignages, sites ressources, organ­i­sa­tions relais…) univpaca@gmail.com.

Pour con­tac­ter le col­lec­tif de citoyens de la Roya Citoyens Sol­idaires

Toutes les infor­ma­tions pour suiv­re la mobil­i­sa­tion nationale ini­tiée depuis le 9 févri­er sur le site www.delinquantssolidaires.org

Affaires en cours
Le 10 févri­er le tri­bunal cor­rec­tion­nel de Nice a con­damné Cédric Her­rou à 3 000 euros d’a­mende avec sur­sis pour avoir pris en charge des migrants sur le sol ital­ien. Il a été relaxé notam­ment pour l’in­stal­la­tion de migrants dans un cen­tre de vacances désaf­fec­té de la SNCF.

Le 8 août 2017, la cour d’ap­pel d’Aix-en-Provence a con­damné Cédric Her­rou à 4 mois de prison avec sur­sis. Une con­damna­tion plus dure qu’en pre­mière instance, même si elle reste inférieure aux réqui­si­tions du pro­cureur (8 mois avec sur­sis). Il a finale­ment été con­damné pour l’occupation illicite d’un bâti­ment inoc­cupé de la SNCF. Cédric Her­rou compte aujour­d’hui porter l’af­faire devant la Cour de cas­sa­tion.

Les suites de l’af­faire Pierre-Alain Man­noni

Après la réac­tion de Chris­t­ian Estrosi sur sa page face­book à l’an­nonce du délibéré le 6 jan­vi­er dernier, Pierre-Alain Man­noni a décidé de porter plainte en diffama­tion con­tre le prési­dent de la région PACA. La plainte en cita­tion directe a été déposée le 3 mars. Ce dernier devra se présen­ter en per­son­ne à l’au­di­ence du tri­bunal Cor­rec­tion­nel de Nice. La date de l’au­di­ence n’a pas encore été fixée.

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