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Face au con­fine­ment, la réor­gan­i­sa­tion for­cée de nos modes de tra­vail pose plus glob­ale­ment la ques­tion du mod­èle économique de nos sociétés. Entre impres­sion de lib­erté et con­trôle inté­gré, le télé­tra­vail ques­tionne nos rap­ports aux autres. Témoignages et analyse croisés.

« La dernière en date ? », s’interroge Elodie par mes­sage what­sapp pour témoign­er de son vécu en télé­tra­vail, « la petite de trois ans qui débar­que en culotte dans ma réu­nion avec la direc­tion, tout en faisant des gri­maces à l’écran pen­dant que l’aînée hurle : je prends pas ma douche, je suis aux toi­lettes ! ». L’anecdote fait sourire. Elle est aus­si le symp­tôme de nou­veaux prob­lèmes apparus avec la général­i­sa­tion du télé­tra­vail en cette péri­ode de con­fine­ment. Pour Vin­cent de Gaule­jac, soci­o­logue du tra­vail qui étudie depuis plusieurs années ces nou­velles organ­i­sa­tions, c’est l’un des enjeux prin­ci­paux : com­ment gér­er l’introduction dans son univers per­son­nel de normes pro­fes­sion­nelles, et inverse­ment. Des trans­for­ma­tions déjà en cours avant la pandémie, mais mis­es en exer­gue en cette péri­ode et qui don­nent corps à ce que le chercheur a bap­tisé « le cap­i­tal­isme para­dox­ant » et ses injonc­tions para­doxales per­ma­nentes. « Je suis libre de tra­vailler 24h sur 24 », témoigne par exem­ple une des per­son­nes qu’il a inter­rogée dans le cadre de ses recherch­es.

Ne plus avoir d’horaires peut en effet appa­raître comme une lib­erté for­mi­da­ble, le fait de ne plus avoir de chef aus­si… mais cette lib­erté est en fait sou­vent con­trainte, sur­veil­lée et il est rapi­de­ment néces­saire de ren­dre des comptes. San­dra* tra­vaille dans un cab­i­net d’ar­chi­tec­ture. La pre­mière semaine de télé­tra­vail son patron l’ap­pelait sans arrêt en vidéo­con­férence, il devait avoir peur qu’elle ne tra­vaille pas, avance-t-elle. La web­cam était donc réqui­si­tion­née alors même que son con­joint en avait aus­si besoin pour une rai­son plus impor­tante : faire des télé­con­sul­ta­tions. Il est médecin général­iste. De nom­breux témoignages recueil­lis vont d’ailleurs dans ce sens : plus de mails, d’appels pour savoir ce que l’on fait et si on a bien avancé.

Vin­cent de Gaule­jac par­le d’autonomie con­trôlée : la pro­duc­tiv­ité est mesurée, le cadre fixé et les normes intéri­or­isées. « On devient son pro­pre chef, on est respon­s­able des résul­tats dans une « servi­tude volon­taire » », pré­cise-t-il. Cela peut être source d’angoisse, comme en témoigne l’une des per­son­nes inter­rogées qui explique être plus stressée en cette péri­ode où elle doit tra­vailler de chez elle alors qu’elle pen­sait au départ se sen­tir plus libre. Elodie racon­te aus­si qu’elle est moins fatiguée car elle n’a plus les longs tra­jets quo­ti­di­ens au comp­teur. Mais elle reçoit par­fois des appels jusqu’à 19h30- 20h. Les fron­tières devi­en­nent floues.

Le con­fine­ment vient exac­er­ber ce qui existe par ailleurs depuis la général­i­sa­tion du télé­tra­vail car il touche plus de per­son­nes au même moment, face à une organ­i­sa­tion qui n’a pas tou­jours été pen­sée, faute de temps. Elodie est coor­di­na­trice de struc­tures d’ac­cueil jeunes enfants réqui­si­tion­nés pour pren­dre en charge les enfants de soignants. Elle explique avoir le sen­ti­ment d’être per­due dans ses mis­sions. Son rôle de coor­di­na­trice con­siste notam­ment à faire le suivi des per­son­nes réqui­si­tion­nées dans sa struc­ture face au COVID-19. Sa respon­s­able l’appelle par­fois pour « con­trôler » ses avancées : « Elle est pleine d’idées et demande des suiv­is réguliers mais tout cela change régulière­ment. Nous man­quons aus­si par­fois de con­cer­ta­tion. Alors on fait la même chose en même temps, ce qui finale­ment aug­mente les temps de tra­vail de cha­cun, sans for­cé­ment aboutir à des résul­tats ». Sans compter les infor­ma­tions qui parvi­en­nent des dif­férentes insti­tu­tions (départe­ment, ARS, ville, etc.), Elodie se sent par­fois sub­mergée. Sa direc­tion sem­ble com­préhen­sive mais mul­ti­plie les temps de réu­nion où par­fois rien de con­cret ne se dit : « Cela per­met de garder le con­tact mais ce n’est pas très pro­duc­tif », explique-t-elle.

Finale­ment, Elodie note beau­coup d’errance. Le plus impor­tant pour elle reste de garder du lien et de soutenir ceux et celles qui sont sur le ter­rain : « Je suis chez moi, elles, gèrent le stress tous les jours ». Le man­ag­er est d’ailleurs pour Vin­cent de Gaule­jac sou­vent la pre­mière vic­time de ce qu’il nomme le « coût de l’excellence ». Il est en charge du sys­tème de ges­tion, des procé­dures, il est pre­scrip­teur sans lui-même tou­jours aller sur le ter­rain, d’au­tant plus en cette péri­ode de con­fine­ment. Cela peut avoir pour effet de créer un décalage entre les déci­sions pris­es par le man­ag­er et la réal­ité vécue par les tra­vailleurs. Ce qui finit par peser à tous les niveaux.

Le numérique prend égale­ment une place cen­trale et porte en soi des défis, pour ceux et celles qui le maîtrisent moins, et plus générale­ment car il fait évoluer les rap­ports humains. Pour Agathe*, cela se traduit par exem­ple par des vidéo­con­férences quo­ti­di­ennes avec les 15 per­son­nes encore mobil­isées dans son entre­prise. Une par­tie de l’équipe est en effet passée en chô­mage tech­nique et une autre en télé­tra­vail à temps réduit.

« L’ac­tiv­ité de l’en­tre­prise est très forte­ment réduite mais nous sommes oblig­és de con­tin­uer à assur­er un min­i­mum car nous pro­duisons des pièces détachées auto­mo­biles qui restent indis­pens­ables (poids lourds chargés d’as­sur­er le trans­port de marchan­dis­es, véhicules pro­fes­sion­nels de san­té…) et puis il faut anticiper la ‘reprise’ avec beau­coup d’élé­ments incer­tains », racon­te-t-elle. Tous les matins, les mem­bres de l’équipe de per­ma­nence échangent en visio­con­férence. « Autant dire qu’au début ce n’était pas sim­ple. Nui­sances sonores, inter­férences, cris d’en­fants en arrière-plan… Mais petit à petit on com­mence à être mieux rodés. On coupe le micro quand on ne par­le pas et on essaye d’être plus effi­caces dans le traite­ment des sujets. »

Jour après jour, il sem­ble en effet que cha­cun tâtonne et trou­ve ses mar­ques dans cette nou­velle organ­i­sa­tion qui s’impose. Cette sit­u­a­tion inédite souligne finale­ment l’importance du con­tact direct, du ter­rain, ou des rela­tions au bureau comme gage d’une bonne organ­i­sa­tion dans l’entreprise ou la struc­ture. Si le numérique sem­ble par­fois inon­der nos vies, cette crise, elle, souligne le rôle pri­mor­dial du tra­vail réel.

*les prénoms ont été mod­i­fiés

Suite de l’entretien avec Vincent de Gaulejac

« Cette crise met en évi­dence la con­tra­dic­tion de nos sociétés mon­di­al­isées »

S’arrêter sur le télé­tra­vail, c’est tir­er le fil plus glob­al de l’organisation du tra­vail dans une économie cap­i­tal­iste. Ce mode d’or­gan­i­sa­tion exac­erbe des con­tra­dic­tions plus glob­ales et illus­tre l’interdépendance des enjeux selon le soci­o­logue.

Pour Vin­cent de Gaule­jac, le con­fine­ment amèn­era à repenser la ques­tion du tra­vail en pro­fondeur et pas seule­ment le proces­sus de révo­lu­tion numérique. Pour lui, les con­tra­dic­tions exac­er­bées et les injonc­tions para­doxales per­ma­nentes sont au cœur du mod­èle économique actuelle et vien­nent expli­quer égale­ment la crise du sys­tème de san­té. « A l’hôpital, ce mécan­isme per­vers est à son apogée. On réduit les lits, le matériel, les ressources humaines mais on célèbre actuelle­ment l’héroïsme de ceux qui ne comptent plus leurs heures pour se bat­tre ».

Le besoin de moyens entre en col­li­sion avec la cul­ture du résul­tat. « Les sys­tèmes de san­té sont soumis à l’idéologie ges­tion­naire man­agéri­ale mais les poli­tiques évac­uent ces ques­tions par l’héroïsme du corps médi­cal. L’humain devient ressource au ser­vice de l’organisation alors que con­cer­nant la san­té, ce devrait être inver­sé. » Les sys­tèmes de valeurs entrent en oppo­si­tion avec d’un côté la ges­tion et les béné­fices compt­a­bles et de l’autre la vie, la san­té, la sol­i­dar­ité, le bien vivre ensem­ble.

« Cette crise met en évi­dence la con­tra­dic­tion de nos sociétés mon­di­al­isées et les remet en ques­tion. Le débat est posé : va-t-on en tenir compte ou revenir à une cul­ture d’autant plus forte avec la crise car il fau­dra recon­stru­ire la crois­sance et l’économie pro­duc­tiviste ? » Il est trop tôt pour savoir ce que cela don­nera, Vin­cent de Gaule­jac le recon­naît. La société restera-t-elle au ser­vice du développe­ment économique et de la crois­sance ou l’économie se met­tra-t-elle au ser­vice de la société avec comme final­ité le bien com­mun ? Ce débat est au cœur de la pandémie.

En ce sens, l’histoire nous éclaire sans don­ner toutes les pistes. La crise de 2008–2009 est celle d’une bulle finan­cière. Ici, la ques­tion est celle de l’économie réelle avec l’arrêt par­tiel du tra­vail. Elle met en avant l’importance du tra­vail réel, des emplois les plus mal payés et mal con­sid­érés. Elle ren­voie plus selon le chercheur à la sit­u­a­tion d’après guerre où la ques­tion de la survie était cen­trale. Une ques­tion qui n’est donc pas nou­velle, mais qui pour les généra­tions actuelles coïn­cide avec l’effondrement du sys­tème tel qu’elles le con­nais­sent.

« There is no alter­na­tive », dis­ait Mar­garet Thatch­er en défen­dant le mod­èle libéral. Vin­cent de Gaule­jac note actuelle­ment un ren­verse­ment des dis­cours poli­tiques y com­pris chez ceux qui partageaient cette vision du monde de la “dame de fer” anglaise. Les con­cepts économiques eux-mêmes sont mis à mal : « Que dire du proces­sus de destruc­tion créa­trice face à l’urgence envi­ron­nemen­tale, à l’économie réelle, à l’humain ? », se demande Vin­cent de Gaule­jac. « La crise économique est abyssale et aura des con­séquences sociales par­mi toutes les pop­u­la­tions. Un tiers de l’humanité a besoin de sor­tir tra­vailler tous les jours pour se nour­rir. Le con­fine­ment en ce sens là n’a pas de sens et amène une sit­u­a­tion impos­si­ble », pour­suit le soci­o­logue. Sécu­rité, san­té, édu­ca­tion ou jus­tice, les enjeux sont mul­ti­ples pour réfléchir aux moyens de recon­stru­ire et redé­mar­rer l’économie tout en préser­vant la planète.

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