Dans un système de santé très fragilisé, où la défiance entre soignants et administration est importante, les médecins s’inquiètent des conséquences que pourrait avoir l’épidémie de coronavirus.
Elle a l’impression d’être hypersensible à chaque réaction de son corps : « Je passe mon temps à prendre ma température », dit-elle. Lui tente de gérer son angoisse : « Je suis terrifié à l’idée de transmettre le virus à ma famille ». La peur a augmenté lorsque son épouse, enceinte, médecin également, a commencé à avoir des symptômes similaires à ceux du Covid-19. « On sera en première ligne, et on connait les capacités réelles de notre système de santé. Si nous affrontons une vague comme l’Italie, nous ne nous relèverons pas ». Ces deux médecins algériens sont très inquiets depuis l’apparition des premiers cas de Covid-19 dans le pays. Tous les deux travaillent dans une structure publique de santé où des services ont été transformés en « service Covid-19 », et où sont désormais hospitalisés ceux qui sont testés positifs.
En Algérie, l’alerte est venue au mois de février avec un ressortissant italien, salarié de la compagnie ENIE (entreprise nationale des entreprises électroniques), qui travaillait dans une base de vie de la région de Hassi Messaoud, à 800 kilomètres au sud de la capitale. Isolé, l’employé de ENIE a ensuite été rapatrié en Italie. Des dispositifs de surveillance des frontières ont été annoncés par les autorités. Depuis, les cas détectés ont augmenté, principalement dans la wilaya (préfecture) de Blida, au sud de la capitale, où le virus s’est d’abord propagé au sein d’une famille qui s’était rassemblée pour une fête, et dont certains membres venaient de France. Le 8 avril, les autorités annonçaient que 1 572 personnes avaient été testées positives au Covid-19 et que 205 personnes en étaient décédées depuis le début de l’épidémie dans le pays. La wilaya de Blida est confinée, 10 autres régions, dont la capitale sont sous couvre-feu de 15h à 7h du matin, les autres le sont de 19h à 7h du matin. Les écoles, les universités et les mosquées sont fermées.
Manque de masques
Dans les services de santé, les professionnels tentent, en plus de leur activité de soin, de pallier les manques qu’ils imputent à l’administration. Au CHU Mustapha Pacha, le plus grand hôpital du pays, Ahmed*, 32 ans, médecin dans un service où l’activité a été réduite du fait de l’épidémie, a vu les appels de détresse de ses collègues : « Les équipements de protection manquent. Officiellement, ils ne sont remis qu’à ceux qui sont en contact avec les patients des services Covid19. Le personnel para-médical recevait un masque par jour. Il n’y avait ni charlottes ni combinaisons de protection », témoigne-t-il. Un groupe de médecins et de chirurgiens dentistes dont il fait partie a d’abord tenté de récolter des dons. Les masques n’étaient plus disponibles chez les fournisseurs ou hors de prix. « On connaissait quelqu’un qui avait un atelier de couture. On a consulté des manuels sur internet et on s’est lancé dans la fabrication. On a proposé des prototypes à des collègues dans plusieurs structures pour qu’ils testent, et on les a améliorés », raconte-t-il. Début avril, ils mettent en place un réseau de cabinets de dentistes qui sont prêts à stériliser le matériel dans les autoclaves de stérilisation de leurs cabinets. « On leur dépose chaque jour quelques masques à stériliser. Puis le directeur d’un CHU s’est proposé de mettre à disposition les autoclaves de l’hôpital, à condition qu’on lui donne des protections quand son hôpital en aura besoin », explique Ahmed. La production s’améliore. En trois jours, Ahmed et ses amis ont réussi à produire 1 500 combinaisons de protection. Reste un problème : la distribution. « Malheureusement, aujourd’hui, il arrive qu’on donne à un médecin qui ne partage pas avec son service. On cherche à créer un mécanisme de suivi de nos distributions pour plus de transparence ». Alors que des groupes de bénévoles parvenaient à fournir masques et protections aux soignants, les autorités ont annoncé le 23 mars que les dons ne devaient être remis qu’à la Pharmacie centrale des hôpitaux (PCH), chargée elle, de distribuer équitablement. Des médecins ayant accepté des dons ont été rappelés à l’ordre par leur hiérarchie. « Je sais que si on remet les protections à la PCH, ça n’arrivera pas aux médecins », rétorque Ahmed. « On connait la mauvaise gestion de la tutelle. Je considère qu’il faut agir comme si elle n’était pas là, et s’organiser nous-mêmes ».
Primes
Les autorités algériennes ont accordé une prime mensuelle exceptionnelle au personnel du secteur de la santé, « mobilisés dans le cadre de la prévention et de la lutte contre la propagation du coronavirus ». 10 000 dinars (72 euros) pour le personnel administratif, 20 000 (145 euros) pour le personnel para-médical, 40 000 (290 euros) pour le personnel médical, « pour une durée de trois mois renouvelables ». En Algérie, un médecin spécialiste à l’hôpital gagne environ 70 000 dinars (508 euros) par mois. Le Président Abdelmadjid Tebboune a rendu hommage au personnel de santé, le 27 mars puis le 7 avril.
Mais certains soignants décrivent le système comme « en équilibre sur un fil ». En cause, les difficultés structurelles du système de santé algérien. « C’est de ça dont nous parlions quand nous manifestions en 2018. Ça fait mal au cœur de savoir qu’on avait raison et que personne ne nous a écouté à l’époque », déplore un chirurgien, mobilisé lors de la grève des médecins résidents, une année avant le mouvement de protestation national surnommé désormais « hirak ». Au-delà du manque de matériel de protection, les capacités d’accueil de patients en réanimation sont limitées. Le 23 mars, les autorités estimaient disposer de 460 lits dans 24 services de réanimation, mais aussi de « 3 333 appareils de respiration artificielle et 2 390 appareils d’anesthésie et de réanimation » qui pourraient être mobilisés. Pourtant, le 16 mars, le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche lançait un appel à manifestation d’intérêt pour la fabrication de respirateurs artificiels. Le 6 avril, le service de réanimation d’un hôpital de Blida, la région la plus touchée, annonçait avoir équipé des patients de masques de plongée de la marque sportive française Decathlon, auxquels ont été ajoutées des valves fabriquées par une imprimante 3D, des masques offerts par des donateurs. A l’hôpital Frantz Fanon, dans la même ville, ce sont aussi des dons qui ont permis d’équiper une extension du service de réanimation.
Un service de réanimation à 20 kilomètres
A l’ouest du pays, des soignants décrivent des services en manque de matériel, mais surtout des « conflits » dans l’organisation interne. « Les référents ne s’entendent pas entre eux. « Donc il y a des décisions prises qui entravent la réponse à l’épidémie », explique un réanimateur, dont l’hôpital a décidé d’installer un service spécial Covid-19 à une vingtaine de kilomètres du service de réanimation le plus proche. « Mais surtout, ça fait trois semaines que personne n’a trouvé de réponse pour la prise en charge des urgences non-covid ! ». « On n’a pas assez de kits de test pour les patients comme pour les soignants », explique une soignante qui effectue des gardes dans un service dédié aux cas Covid-19. « Il est possible que les soignants contaminés transmettent le virus à d’autres patients dans les établissements ». A Oran, ce sont des collectifs bénévoles qui ont procuré matelas et couvertures aux médecins qui se confinaient à l’hôpital. Ce sont eux également qui ont cuisiné pour les soignants et les patients. L’aide arrive finalement par les réseaux sociaux. C’est là que les médecins publient des vidéos pour partager leur expérience avec leurs confrères : algorithme de prise en charge, problématiques liées à certains symptômes, cas particuliers. C’est aussi par là que passent les appels pour trouver un véhicule, car les transports sont à l’arrêt, ou un logement, pour éviter de contaminer leurs familles. Et c’est aussi là que se trouve le réconfort. « Je suis rentrée d’une garde, je tremblais de peur et de colère », raconte Assia*. « J’ai expliqué sur les réseaux sociaux que j’avais été mise en danger par toute cette désorganisation. Des gens que je ne connais pas m’ont proposé de l’aide ou des masques. Ça m’a fait du bien. Parce que, face aux patients suspects Covid-19, on se sent très seuls ».
* Les prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat.
Photo : Manifestation des médecins résidents, Alger, 2018. Leïla Beratto