A ma gauche, les tours de la cité d’Air Bel. A ma droite, les barres du quartier de La Mazenode. En toile de fond, le massif de Saint-Cyr, aux parois blanches vertes, entre calcaire et garrigue. Entre la rocade L2 et la voie ferrée, une micro-ferme a vu le jour : me voici au Talus, au bout de la rue Saint Pierre, dans le 12ème arrondissement de Marseille. Un an et demi plus tôt, ce terrain appartenant à l’État était une décharge. Il a fallu apporter 700 tonnes de remblais composé de broyat de bois et de compost pour recréer un sol propice à la culture sur sol vivant. Aujourd’hui, pendant que les choux déploient généreusement leurs feuilles, huit jeunes en service civique s’activent dans le potager. Entretien avec Carl Pfanner, co-fondateur de cette ferme urbaine participative.
Quel est ton parcours ?
Au lycée, je me suis intéressé aux questions écologiques. En école de commerce, j’ai commencé à expérimenter la partie « promesse d’un avenir écologique par la grande échelle, par des outils économiques et d’entreprises », c’est-à-dire comment peut-on transformer la société par sa production et sa consommation. Puis j’ai travaillé dans le domaine des voitures électriques chez Tesla Motors, à Londres et à Lyon. J’ai ensuite cherché à comprendre le stockage d’énergie électrique qui m’apparaissait être la clef du développement technologique de la mobilité durable et des énergies renouvelables. J’ai travaillé dans une start-up de batteries en lithium-ion rechargeables en Ardèche. Après avoir exploré cette version de l’écologie qu’on appelle technologique, ce secteur de la croissance verte, j’ai abouti à la conclusion qu’il n’y a pas de solution technologique au problème écologique. Toute consommation d’énergie, quelle que soit la source d’énergie, est source de pollutions et d’impacts négatifs. Le problème est donc plutôt notre niveau de vie, notre niveau de développement, notre consommation et notre nombre plutôt que « quelle technologie on utilise ? ». Il y a ce qu’on appelle un effet rebond quand on ouvre une technologie moins polluante au plus grand nombre : elle va être moins chère, plus accessible, donc son utilisation explose… Donc l’impact revient en arrière. C’est le problème de la croissance infinie dans un monde fini.
« Il n’y a pas de solution technologique au problème écologique. Toute consommation d’énergie, quelle que soit la source d’énergie, est source de pollutions et d’impacts négatifs. »
Qu’est-ce qui t’a donné l’envie de faire de l’agriculture ?
C’est la compréhension de cet aspect de l’écologie et mon envie de travailler dans un environnement plus en lien avec la nature. Pour moi, l’un des problèmes est l’artificialisation et la déconnexion de l’humain vis à vis de la nature. Moralement et éthiquement, j’avais besoin de me replacer au centre de ça. J’ai donc cherché les moyens de me réorienter vers quelque chose de plus naturel. Je me suis intéressé à l’agriculture, à la permaculture, à la nature ne ville, aux problèmes de l’urbanisation. J’ai migré à Marseille où je me suis investi dans l’association Heko Permaculture, lancée par Frédéric Denel, notre président. Heko Permaculture cherche à recréer des micro-fermes en milieu urbain, périurbain voire rural. On a cherché à monter des projets de micro-fermes urbaines pendant deux ans, dont pas mal ont échoué. On a passé du temps à explorer tout l’écosystème des acteurs, collectivités, entreprises, habitants, associations pour voir ce qui était possible ou pas, les freins techniques, etc. On a aujourd’hui trois projets : un jardin en permaculture dans l’école primaire de la Pointe Rouge, un îlot de 25 bacs potagers avec deux animations par semaine en cœur de cité, à Frais Vallon dans les quartiers Nord. Et Le Talus, projet qui a émergé début 2018, après un an et demi de préparation. On en avait marre de faire de la théorie, de la prospection et des études, on a voulu être dans l’action.
Quelle est ta vision de l’agriculture urbaine ?
L’agriculture urbaine est un trait d’union entre des bassins de consommation urbains et des bassins de production ruraux. Le monde urbain et le monde rural sont déconnectés, les villes consomment ce qui est produit en campagne mais ces mondes ne se comprennent pas, n’ont pas du tout les mêmes réalités. Cette déconnexion a abouti à l’industrialisation généralisée de l’agriculture et de la gestion de la nature, et nos villes sont étrangères à la nature, à la biodiversité. Or, le monde urbain et le monde rural fonctionnent de manière connexe. Il s’agit de remettre la nature au cœur de la ville pour que les populations urbaines puissent comprendre, agir, se retrouver. Au Talus, nous cherchons à rendre ce projet durable. Pour nous, ça signifie avoir une triple viabilité : environnementale (refuge de biodiversité et travail en harmonie avec la nature par le maraîchage, les haies, la mare) ; sociale (un projet urbain se doit d’être ancré localement, la ferme urbaine a une vocation de lien social) ; et enfin une viabilité économique pour tenir sur le long terme et ne pas avoir un modèle qui dépende uniquement de la perfusion des collectivités ou des fondations privées.
Penses-tu que l’agriculture urbaine peut jouer un rôle dans l’autonomie alimentaire pour les années à venir ?
Oui, c’est possible. Il y a 70 ans, Marseille était autonome en alimentation, Paris et la plupart des villes l’étaient aussi. Le terme maraîcher vient du quartier du Marais à Paris où les agriculteurs de la ceinture maraîchère, qui passait par ce quartier, nourrissaient Paris. Ici, nous sommes sur l’ancienne ceinture alimentaire de Marseille. Aujourd’hui, c’est une autoroute ! Est-ce que c’est possible dans le contexte actuel ? C’est compliqué, parce que le système a changé. Avec les logiques de marché, les prix sont tirés vers le bas. Avec les logiques technologiques, on ne paye plus l’humain pour son travail mais pour son capital. D’où la disparition des agriculteurs au profit d’une agriculture industrielle plus forte en « capitaux machines » qu’en « capitaux humains ». Si on enlève les hommes des champs, on ne peut pas faire ce genre d’agriculture. Il y a tout un tas de gens comme nous qui font de l’agriculture urbaine avec un mix entre du moderne et de l’ancien. On évite la chimie et le labour, qui sont tous les deux destructeurs de l’agriculture mais qui sont inévitables quand on pratique une agriculture industrielle à grande échelle. Donc c’est possible, mais le contexte actuel ne le favorise pas et c’est dur d’aller à contre-courant d’un système qui nous contraint.
Quels sont les potentiels pour l’agriculture urbaine à Marseille ?
Il y a du potentiel de par l’urgence écologique et les questionnements au sein de la société. Les politiques s’y intéressent, les entreprises sont soucieuses de leur impact — même si c’est un oxymore puisque toute activité économique et toute multiplication des échanges engendrent nécessairement une dégradation écologique. Donc aujourd’hui la volonté existe, mais plutôt en terme d’image : on a envie de projeter une image positive vis à vis de l’environnement alors que le système va à l’encontre. L’autre potentiel, c’est que les gens ont envie d’une alimentation plus saine et locale, et se posent des questions.
Quels sont les freins à l’agriculture urbaine à Marseille ?
Le système n’est pas adapté à ce genre de projet qui va à contre-courant. Notre projet est vu comme une petite initiative bien sympathique, qui donne du vert en ville, qui va dans le bon sens et qui montre des choses. D’après moi, on est dans des problèmes radicaux donc il faut proposer des solutions radicales. Si je devais faire des recommandations politiques, elles seraient classées dans de la politique radicale. Si on veut que ça se passe, il faut rester modéré et travailler avec ce qu’on a. Par contre, si on veut gagner en échelle, il faut passer à un cran supérieur qui est inacceptable pour énormément d’acteurs de la société civile et économique.
Et ce cran supérieur, qu’est-ce que c’est ?
Généraliser ce type de méthodes, en recréant des espaces de vie, dédiés à l’interaction et aux rencontres, et utiliser des techniques agricoles naturelles. Mais ça va à l’encontre du système capitaliste qui rémunère beaucoup le capital mais qui rémunère très peu le travail. Donc il y a des freins énormes, et toute la bonne volonté que peuvent afficher les acteurs aujourd’hui est bonne à prendre, mais loin d’être suffisante.
Ici au Talus, comment impliquez-vous les habitant.es ? Sentez-vous un intérêt de la part des habitant.es ?
Nous faisons un travail de concertation sociale depuis le démarrage du projet, en 2018. Nous avons fait un gros travail de diagnostic territorial sur la perception et les besoins de tous les acteurs alentour. On essaie de comprendre comment ce lieu peut bénéficier à tous.tes de manière large. Aujourd’hui, il y a un véritable enjeu de mixité sociale. Le lien social intergénérationnel fonctionne très bien ici. Le lien social inter-communautaire est un peu plus compliqué puisque le système projette des communautés dans des réalités différentes. Et du coup, ça nous rattrape. En fonction des populations, il n’y pas les mêmes vecteurs de pédagogie et d’intérêt, donc il n’y a pas une seule solution pour tout le monde, même si la nature a ce potentiel là de connecter toutes les populations. Mais à l’image de l’urbanisation, il y a des ghettos, en fonction des niveaux de vie notamment. Nous devons nous adresser à chaque population de manière différente pour essayer de créer un commun. Et ça, c’est un travail énorme : ça signifie de notre part d’avoir une ouverture d’esprit importante et de faire des propositions adaptées. On est ce qu’on est, mais on a la volonté de proposer quelques chose. On a la chance d’avoir une équipe de 10 personnes à temps plein grâce au service civique, on ne pourrait pas faire tout ce travail sans ce dispositif de l’État. Il faut qu’on trouve une pérennité pour que le projet ne soit pas juste une étincelle fonctionnelle à un moment donné et qu’elle s’écroule le lendemain. Notre enjeu, c’est de trouver des systèmes, des propositions et des activités qui continuent de faire vivre le lieu tout en favorisant l’inclusion sociale.
« On essaie de comprendre comment ce lieu peut bénéficier à tous.tes de manière large. Aujourd’hui, il y a un véritable enjeu de mixité sociale. Le lien social intergénérationnel fonctionne très bien ici. Le lien social inter-communautaire est un peu plus compliqué. On doit s’adresser à chacune des populations de manière différente pour essayer de créer un commun. »
Dans l’équipe du Talus, 8 employés sont en service civique : est-ce que certain.es jeunes sont issu.es des quartiers alentour ?
Au Talus, nous recrutons principalement des personnes qui ont des compétences parce qu’on n’est pas un projet d’insertion. Notre but n’est pas d’insérer les gens dans l’emploi, notre but est de créer une dynamique. Et pour ça, on a besoin de s’appuyer sur des compétences et sur une grande motivation. Donc oui, certain.es sont « issu.es des quartiers » mais ils.elles ont tous.tes un niveau d’études et des compétences, c’est un choix que nous avons fait. Le Talus est aussi pour elles.eux une expérience dans leur découverte du monde économique, ils.elles découvrent des réalités et cette expérience peut leur permettre de s’investir dans l’environnement où il y a très peu d’emplois. Donc c’est aussi une bulle. Il y a du positif mais aussi du négatif. On ne peut pas tout faire…