Droits des homosexuels en Tunisie : une avancée lente mais réelle

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La jeune démoc­ra­tie fait fig­ure de bonne élève pour les droits des homo­sex­uels au Maghreb notam­ment grâce l’ac­tion de la société civile. Pour­tant, la lég­is­la­tion pénalise encore l’ho­mo­sex­u­al­ité.

Prison, tor­ture et agres­sion d’un côté ; asso­ci­a­tions, radio et fes­ti­val ouverte­ment « gay friend­ly » de l’autre : la Tunisie, dont la lég­is­la­tion punit jusqu’à 3 ans d’emprisonnement la sodomie, est un pays para­dox­al pour les homo­sex­uels. Si les mil­i­tants esti­ment que la sit­u­a­tion s’améliore depuis 2015, ils ont con­science que le chemin est encore long.

Offi­cielle­ment, les rela­tions sex­uelles entre adultes du même sexe sont un délit en Tunisie. L’ar­ti­cle 230 du code pénal punit jusqu’à trois ans de prison « l’ho­mo­sex­u­al­ité fémi­nine et mas­cu­line ». Il n’ex­iste pas de sta­tis­tique offi­cielle sur ces con­damna­tions. L’as­so­ci­a­tion Shams en a dénom­bré 26 en 2019, il y en aurait eu 115 en 2018 selon une autre asso­ci­a­tion, « Mawjou­dine, we exist ». La plu­part du temps, les peines ne dépassent pas 6 mois. Mais en 2015 – où a eu lieu un pic de ten­sion entre autorités et com­mu­nauté homosexuelle‑, six étu­di­ants avaient été con­damnés à trois ans de prison ferme et à cinq ans d’in­ter­dic­tion de séjour dans leur ville de Kairouan, au cen­tre du pays.

« C’est aussi une question d’accès à l’information sur les droits »

Pour prou­ver la rela­tion sex­uelle entre hommes, les policiers peu­vent deman­der à un médecin légiste de pra­ti­quer un test anal. Un exa­m­en cen­sé déter­min­er la pra­tique régulière de la sodomie qui n’est pour­tant pas fiable. Surtout, il est con­sid­éré comme une « tor­ture » par les défenseurs des droits de l’homme. Le test n’est cepen­dant pas automa­tique. Une per­son­ne accusée d’ho­mo­sex­u­al­ité peut en effet refuser le test. D’au­tant plus que les asso­ci­a­tions de défense des per­son­nes homo­sex­uelles ont beau­coup com­mu­niqué sur le sujet ces dernières années, aler­tant la com­mu­nauté inter­na­tionale et infor­mant les pre­miers con­cernés sur leurs droits. Depuis jan­vi­er, Avo­cats Sans fron­tière a démar­ré un pro­gramme d’aide légale. L’ONG suit actuelle­ment 12 affaires judi­ci­aires. « Sur les 12, au moins trois per­son­nes ont subi le test anal », explique Insaf Bouhafs, coor­di­na­trice de pro­jets chez ASF. « Nous suiv­ons le cas d’une per­son­ne qui a dit oui sous la pres­sion : les policiers ont tabassé une per­son­ne devant elle et elle a eu peur. D’autres dis­ent oui par esprit de coopéra­tion ou ne sont pas au courant de leurs droits. C’est donc aus­si une ques­tion d’ac­cès à l’in­for­ma­tion sur les droits. »

Mohamed Ali Rti­mi, tré­sori­er de l’as­so­ci­a­tion « Damj pour la jus­tice et l’é­gal­ité », estime qu’ « il y a moins de test anaux car les policiers ont peur de forcer la main. Cela peut aboutir à un acquit­te­ment. Et puis l’E­tat tunisien ne veut pas en faire trop sur l’ar­ti­cle 230 pour sauve­g­arder son image à l’in­ter­na­tion­al ».

Mais d’autres arti­cles peu­vent être util­isés con­tre les per­son­nes homo­sex­uelles. « Sup­primer le 230 ne servi­rait à rien, nous mili­tons pour sup­primer tous les arti­cles du 226 au 234. Ces arti­cles trait­ent de la moral­ité et des mœurs. Ils vio­lent les lib­ertés indi­vidu­elles. A l’in­verse, nous avons besoin de lois pour pro­téger les per­son­nes en sit­u­a­tion de vul­néra­bil­ité », détaille Mohamed Ali Rti­mi.
En prison ou pen­dant les procé­dures judi­ci­aires, les gays sont con­fron­tés aux vex­a­tions et par­fois à la tor­ture ou au viol. « Nous avons eu des cas de per­son­nes oblig­ées par les policiers de se désha­biller, de tailler une pipe ou de danser comme une femme. On peut égale­ment faire courir le bruit, dans la cel­lule où elle est enfer­mée, de son homo­sex­u­al­ité. Elle est alors vio­lée par ses co-détenus », explique Mohamed Ali Rti­mi.

« Le risque numéro 1 c’est la police. Le numéro 2 c’est la société »

Au quo­ti­di­en, les choses ne sont guère plus sim­ples. « Le risque numéro 1 c’est la police. Le numéro 2 c’est la société », affirme Ali Bous­sel­mi, co-fon­da­teur, directeur exé­cu­tif de Mawjou­dine we exist. « Ash »* en sait quelque chose. Né homme à Sidi Bouzid, ville mar­gin­al­isée du cen­tre tunisien, Ash se définit en femme qui aime les hommes. En juin, elle s’est enfuie de la mai­son famil­iale. Son père l’y avait enfer­mée après avoir coupé sa con­nex­ion Inter­net et ten­té de lui pren­dre son passe­port. Quelque temps plus tôt, il l’avait battue avec une casse­role et elle avait dû être hos­pi­tal­isée. Aujour­d’hui réfugiée à Tunis, elle est soutenue par l’as­so­ci­a­tion Mawjoudin we exist et cherche un tra­vail avec dif­fi­culté : « Je ne demande même pas aux restau­rants et cafés s’ils ont besoin de quelqu’un par exem­ple. Ils ne m’ac­cepteront jamais. » De même pour les soirées « il y a des lieux où l’on sait que nous ne sommes pas les bien­v­enues. » Dans la rue, Ash prend peur lorsqu’elle voit des policiers, mais sait garder son calme si on lui demande ses papiers. A 24 ans, elle a déjà effec­tué plusieurs for­ma­tions qui lui ont per­mis de con­naître ses droits et de se pro­téger : ne pas répon­dre aux ten­ta­tives d’hu­mil­i­a­tions des policiers – elle pour­rait être accusée d’at­teinte à un offici­er pub­lic dans le cadre de ses fonc­tions (arti­cle 125) -, effac­er chaque jour ses mes­sages privés sur son télé­phone (qui pour­raient servir de preuve), utilis­er une appli­ca­tion qui change les mots de passe régulière­ment…

Une coalition Queer Maghrebine sera prochainement mise en place

Le tableau n’est cepen­dant pas tout noir. « La société civile a per­mis de faire avancer les choses. C’est une force : tout le monde tra­vaille ensem­ble. Nous avons reçu le sou­tien d’artistes comme les actri­ces Fat­ma Ben Saï­dane ou Nadia Bous­set­ta », explique Ali Bous­sel­mi. Son asso­ci­a­tion a lancé, en 2018, le « Mawjoudin Queer Film Fes­ti­val » à Tunis. La deux­ième édi­tion a eu lieu en mars, sans aucun prob­lème. La soirée de clô­ture, qui a eu lieu à prox­im­ité du Min­istère de l’In­térieur, a rassem­blé plus de 1 000 per­son­nes. « Nous avions des craintes, car cer­tains invités sont venus habil­lés en femmes. Nous avons mis un pan­neau « soirée déguisée » par sécu­rité. Mais nous n’avons eu aucun souci. Les policiers sont venus à deux repris­es pour nous dire « On respecte les lib­ertés » », se sou­vient Ali Bous­sel­mi. Une coali­tion Queer Maghre­bine sera prochaine­ment mise en place. Deux réu­nions ont déjà eu lieu en Tunisie « car c’est le pays le plus sûr du Maghreb pour nous », estime Ali. Mohamed Ali Rti­mi se vante quant à lui d’avoir pu sor­tir le dra­peau gay à deux repris­es lors d’événe­ments publics.

L’as­so­ci­a­tion Shams a, elle, lancé en 2017 une radio gay. La pre­mière du monde arabe. Après avoir reçu des men­aces au début, « Shams rad », dif­fusée sur Inter­net, s’est instal­lée dans le paysage. Au début de l’été, Mounir Baa­tour, porte-parole de Shams, a annon­cé sa can­di­da­ture à la prochaine élec­tion prési­den­tielle. Ouverte­ment gay, l’av­o­cat souhaite porter sur le devant de la scène les ques­tions liées aux droits des minorités sex­uelles : « Ma can­di­da­ture est le con­stat de l’échec de plusieurs années de com­bat et de lutte pour les droits LGBT. Elle s’est imposée dans le sens « on n’est jamais mieux servi que par soi-même. » » Il n’est cepen­dant pas soutenu par l’ensem­ble de la com­mu­nauté. Des asso­ci­a­tions, dont Mawjoudin we exist, ont en effet pub­lié un com­mu­niqué et une péti­tion affir­mant que « Mr Baa­tour représente non seule­ment une men­ace, mais aus­si un énorme dan­ger pour notre com­mu­nauté. ». Le texte s’ap­puie sur des « plaintes recueil­lies par dif­férentes organ­i­sa­tions, de la part d’in­di­vidus ayant rap­portés avoir été abusés sex­uelle­ment par Mr Baa­tour » et sur « la stratégie d’out­ings (de Shams, ndlr) qui ne respecte pas la vie privée des indi­vidus et qui les expose à de nom­breux dan­gers. ». Si la sit­u­a­tion des per­son­nes homo­sex­uelles évolue en Tunisie grâce aux efforts de la société civile, celle-ci appa­raît divisée. « Mais aucune com­mu­nauté ne peut être totale­ment homogène. Et nous défendons juste­ment la diver­sité », sourit un mil­i­tant.

* Prénom mod­i­fié pour garan­tir la sécu­rité de l’in­di­vidu.

Reportage en Tunisie de Maryline Dumas (texte et photo)

Photo : Shams Rad est la première radio gay du Maghreb.

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