Syrie — Après la prison, elles sortent du silence

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Depuis le début de la révo­lu­tion syri­enne, 10 026 femmes ont été arrêtées ou ont dis­paru suite à une arresta­tion, dont 837 filles de moins de 18 ans. Tor­turées, par­fois vio­lées, humil­iées, les femmes détenues dans les geôles du régime de Bachar-el-Assad décrivent l’après. Sou­vent ostracisées par leurs familles et par la société, elles ont con­fié leur détresse aux micros ten­dus par des femmes jour­nal­istes du média Ayni Aynak (Mes yeux, Tes yeux). La cam­pagne « Sur­vivors or not yet » (Sur­vivantes ou pas encore) met en lumière le des­tin de ces êtres humaines dev­enues des ombres.

« J’ai quit­té une prison pour une plus grande prison », c’est le sen­ti­ment con­fié par Rita, jeune syri­enne détenue durant deux ans dans dif­férentes geôles du régime syrien à Alep, Homs et Damas. En 2014, alors qu’elle était en route pour Alep où elle étu­di­ait à l’université, des sol­dats en poste au pre­mier check­point à l’entrée de la ville l’arrêtent « sans rai­son ce jour là mais peut-être pour avoir par­ticipé aux man­i­fes­ta­tions pour la lib­erté à Alep  », con­fie t‑elle. « Ensuite, j’étais détenue sous terre, je ne voy­ais pas la lumière, pas le soleil, rien. J’étais avec d’autres femmes qui ne savaient pas pourquoi elles étaient là et dont les familles ne savaient pas qu’elles étaient là, comme oubliées du monde. » Les ser­vices de police ou des ren­seigne­ments se gar­dent d’informer les familles. « Je n’ai pas eu de nou­velles de ma famille durant un an puis un jour au tri­bunal lors d’une audi­ence, une per­son­ne de ma ville natale m’a recon­nue et je lui ai dit d’avertir mes par­ents que j’étais à la prison d’Adra proche de Damas. Ma mère est venue me voir seule­ment deux fois l’année suiv­ante, faute de pou­voir pay­er le tra­jet depuis Kafer Nabel notre ville d’origine ».

Jointe par Skype, Rita explique l’initiative du média Ayni Aynak (mes yeux, tes yeux) dont elle fait par­tie, d’initier une cam­pagne médi­a­tique qui donne la parole aux femmes anci­en­nement détenues pour ren­dre vis­i­ble leur dif­fi­cile réin­té­gra­tion dans la société. Active du 15 avril au 30 mai 2019, la cam­pagne a per­mis l’organisation de ren­con­tres dans six villes syri­ennes : Al Bab, Aza­az, Afrin, Kafer Nabel, Idleb et Has, toutes situées dans le nord ouest syrien, et pour les trois dernières, où le régime tente de repren­dre la main en bom­bar­dant quo­ti­di­en­nement. La dis­cus­sion avec Rita sera d’ailleurs entre­coupée à plusieurs repris­es en rai­son des attaques aéri­ennes. Rita était respon­s­able de cer­taines ren­con­tres à Idleb et Kafer Nabel. « Étant moi-même con­cernée par le sujet, je peux les com­pren­dre, partager leur cha­grin et ori­en­ter les dis­cus­sions. De nom­breuses femmes ont peur de par­ler, c’est pourquoi on les a invitées à pren­dre la parole devant des gens soucieux des droits humains et qui font par­tie de dif­férentes organ­i­sa­tions comme les casques blancs mais aus­si devant les médias comme Radio Fresh. Il est impor­tant que la société écoute ce qu’elles vivent et qu’elle soit vig­i­lante face aux rejets dont elles sont vic­times ». Rita a sen­ti ce rejet en sor­tant de prison mais sa famille l’a accueil­lie comme avant, mal­gré les vel­léités exprimées par le voisi­nage. « Les familles de mes amies leurs dis­aient de ne plus me fréquenter. Une femme m’a racon­té que son mari l’a rejetée et elle n’a pas pu revoir ses enfants ». Les ex-pris­on­nières sont con­sid­érées comme fau­tives et donc peu recom­mand­ables dans la société, con­traire­ment à l’homme accueil­li en héros. Ain­si, dès leur sor­tie de prison, des femmes se retrou­vent exclues de leurs pro­pres familles, con­traintes de quit­ter leur vil­lage, par­fois oblig­ées de divorcer, d’abandonner leur foy­er, ou encore d’y rester mais sous le regard accusa­teur des proches et du mari « bien gen­til de l’accepter à nou­veau ». « Elles doivent repar­tir de zéro, elles n’ont plus rien. C’est vrai­ment très injuste. On a vécu des sévices, dif­férentes sortes de tor­tures. On voit la mort der­rière les bar­reaux et quand on sort après avoir survécu à tout ça, on subit les injus­tices infligées par la société. Pourquoi ? », s’indigne Rita. « On espère telle­ment retrou­ver la lib­erté après la prison mais on retrou­ve la prison des familles, de la société, des maris. Mes par­ents, eux, m’ont encour­agée dès ma sor­tie à repren­dre le cours de la vie, à étudi­er, à ne pas baiss­er les bras. »

Syrie-Idleb-Des femmes et des hommes de dif­férentes asso­ci­a­tions syri­ennes dont les casques blancs par­ticipent à un ate­lier où d’an­ci­ennes détenues témoignent.

« Sur­vivors or not yet »
Un an aupar­a­vant, les jour­nal­istes de la plate­forme « Aiyni, Aiynek » avaient récolté une douzaine de témoignages qui met­taient en avant la vul­néra­bil­ité des anci­ennes détenues dev­enues rebus. Appuyées par le réseau ASML Syr­ia (asso­ci­a­tion syri­enne des médias libres), elles déci­dent alors d’en faire une cam­pagne inti­t­ulée « Sur­vivors or not yet » (Sur­vivantes ou pas encore) relayée par 16 médias syriens. Ren­dre audi­ble ces voix pris­on­nières hors de l’espace privé a per­mis de sor­tir ce phénomène de l’invisibilité, de ral­li­er petit à petit la société à leur cause et de retrou­ver la pos­si­bil­ité de s’exprimer. « Cer­taines désirent rester anonymes, d’autres ont préféré écrire ce qu’elles vivent. Con­fi­er leur his­toire à un pub­lic aver­ti a per­mis à cer­taines filles de se libér­er de leur tor­peur, car ici on a beau­coup d’organisations, d’associations, de con­seils citoyens qui sont à l’écoute», pour­suit Rita, « mais dans la société et dans le droit syrien elles sont con­sid­érées comme fau­tives ». Mal­gré cet envi­ron­nement hos­tile et d’après Rita, les pro­jets qui leurs sont des­tinés sont bien accueil­lis dans les villes où pren­nent place les activ­ités liées à la cam­pagne « Sur­vivors or not yet ». Les ren­con­tres et ate­liers per­me­t­tent de créer un espace d’expression et de ren­con­tre néces­saire afin de pos­er les pre­mières pier­res à l’élaboration d’un pro­jet de société pour que le des­tin de ces femmes ne soit pas éter­nelle­ment muselé. Les médias impliqués dans la cam­pagne ont con­tribué et con­tribuent encore aujourd’hui à met­tre en avant leurs témoignages prou­vant les incar­céra­tions arbi­traires qu’elles subis­sent. « Pour une mère, le sim­ple fait d’aller deman­der la libéra­tion de sa fille détenue peut con­stituer un motif d’incarcération », con­state par exem­ple Lucie Zagrad mem­bre de ASML en France.

Se recon­stru­ire seule relève d’un courage sans lim­ite dont elles ne sont pas toutes dotées à la sor­tie de ce que cer­taines décrivent comme « L’enfer des pris­ons d’Assad ». Au cœur des ques­tion­nements ins­tigués par ces ren­con­tres avec la société civile, il est ques­tion de lib­ertés, de celles qui con­sti­tu­aient le socle du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire entre­pris par une par­tie de la pop­u­la­tion syri­enne et qui se retrou­vent aujourd’hui con­fron­tées à cer­taines lim­ites ancrées dans les mœurs de la société. « Aujourd’hui je peux dire que je suis libre de m’exprimer. Ici, à Kafer Nabel depuis le début de la révo­lu­tion on a clamé nos opin­ions car on est dans une zone qui a été libérée du régime. Même si on est sous la men­ace des bombes ou oblig­és de se déplac­er, c’est tou­jours plus facile de vivre sous les bombes que de vivre sous ce régime », témoigne Rita. Dans cette province d’Idleb, dernière poche de résis­tance, de nom­breux déplacés de la Ghou­ta ori­en­tale et d’ailleurs vivent dehors, « sous les arbres » et se nour­ris­sent de feuilles d’olivier. Ils ne pour­ront sûre­ment pas ren­tr­er chez eux comme le rap­pelle Rita qui craint elle aus­si la destruc­tion totale de sa ville et de toute la terre ver­doy­ante d’Idleb à laque­lle elle tient.

Texte : Hélène Bourgon. Photos : Ayni Aynak
Article anglais média Ayni Aynak : ICI

Lien vers une vidéo en arabe d’une rencontre organisée par Ayni Aynak en Syrie et retransmise par Radio Fresh : ICI

Une Syrienne à Marseille

Nahed est une jeune syri­enne. Elle vit à Mar­seille après avoir obtenu un visa pour rejoin­dre la France en 2015. Lors d’un échange avec des citoyens du pour­tour méditer­ranéen invités par 15–38 à venir partager leurs déf­i­ni­tions de la lib­erté, elle con­fie son ressen­ti.

« En Syrie, c’est dif­férent des autres pays, et d’autres pays du Moyen Ori­ent. On manque beau­coup de lib­erté, et cela ne date pas de la guerre. On manque de lib­erté de la presse, de lib­erté de mou­ve­ment car on ne peut pas par­tir où on veut. Les visas nous sont sys­té­ma­tique­ment refusés presque partout. On n’a pas la lib­erté de penser, et c’est pour ça qu’on a fait la révo­lu­tion qui est aujourd’hui une guerre. On man­quait de dig­nité, on a donc demandé nos droits, on a demandé beau­coup de choses lors de la révo­lu­tion. Avant c’est vrai on avait beau­coup de sécu­rité mais quand on tente de s’impliquer ou de s’approcher de la poli­tique, on s’approche de la mort.
Moi je n’ai pas eu de prob­lème avec le régime, mais il y a beau­coup de per­son­nes pris­on­nières poli­tiques qui ont dis­paru, elles sont peut-être mortes, sans que la famille ne sache si elles sont vivantes ou non.
On manque de beau­coup de choses en Syrie. Je ne peux pas exprimer ce que je ressens main­tenant.
Ici, oui j’ai eu beau­coup de choses pos­i­tives avec mes enfants, je suis libre de m’exprimer, de cir­culer. Mal­gré tout, mon pays me manque, mais sans le prési­dent actuel.
J’aimerais vous expli­quer beau­coup de choses mais les mots me man­quent.
Ce soir j’ai enten­du vos his­toires par rap­port à la vio­lence que vivent les citoyens partout, mais le pire reste en Syrie. Finale­ment, dans les autres pays ils arrivent à obtenir quelque chose, à avoir un résul­tat et des lib­ertés, mais nous on a per­du les citoyens, on a per­du notre pays, on devient des migrants, c’est le pire. »

Cet article, comme tous les articles publiés dans les dossiers de 15–38, est issu du travail de journalistes de terrain que nous rémunérons.

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