Le « parkour » sinueux des Égyptiennes vers l’émancipation

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Plus de huit ans après la révo­lu­tion de la place Tahrir, la société égyp­ti­enne est partagée entre résig­na­tion et rêves brisés. Les femmes, égale­ment actri­ces de ce mou­ve­ment social ayant ali­men­té le print­emps arabe, cherchent des lieux où s’exprimer, bravent par­fois les inter­dits, et passent out­re le qu’en-dira-t-on ou les regards dés­ap­pro­ba­teurs. Le park­our con­stitue pour cer­taines une échap­pa­toire, ce sport étant plus acces­si­ble et plus sou­ple que d’autres activ­ités.

Dans un parc situé der­rière la mosquée El Sed­dik, au sein du quarti­er Heliopo­lis du Caire, un petit groupe de jeunes s’entraîne à sauter sur des murets, arbres et autres obsta­cles que com­pose cet espace sableux, rel­a­tive­ment abrité des regards trop curieux. Ils ont entre 16 ans et la trentaine. Par­mi eux, une fille. Con­scien­cieuse­ment et à l’écart, elle effectue des séries de déplace­ments, saltos et autres mou­ve­ments pro­pres au park­our. Le principe de cette dis­ci­pline française est sim­ple : appren­dre à se déplac­er rapi­de­ment dans un envi­ron­nement urbain sans l’aide de matériel, en escal­adant tous les obsta­cles à mains nues. Si ce sport n’est pas nou­veau en Égypte, il était avant tout réservé aux hommes. Or, depuis quelques années, de plus en plus de jeunes femmes déci­dent de se lancer. Con­traire­ment à la gym­nas­tique par exem­ple, les entraîne­ments de park­our sont mixtes.

« Je suis fière de faire partie de la minorité de filles qui ne considère pas que les femmes doivent rester à la maison avec les enfants. Le parkour m’aide à me déstresser. L’objectif initial n’est pas de se défendre, mais cela peut servir en cas de besoin, et cela forge la personnalité »

Salma a 19 ans. Elle pra­tique par pas­sion le park­our depuis cinq ans, au sein du groupe Egyflow, majori­taire­ment com­posé de garçons. « J’avais enten­du par­ler du park­our par une amie, et puis j’avais vu des vidéos sur Youtube. J’ai demandé quand et où, on m’a répon­du à Shater­ton, et j’y suis allée ! » se sou­vient-elle. Salma est actuelle­ment étu­di­ante à la fac­ulté de chimie et se des­tine à devenir pro­fesseure. Comme pour la plu­part des filles, c’est avant tout un loisir, tan­dis que les garçons ten­dent à se pro­fes­sion­nalis­er. « Il n’y a pas beau­coup de filles qui font du park­our, dans mon cas j’ai été inspirée par Reem, une fille qui s’entraînait ici », ajoute-t-elle. En l’occurrence, Reem El-Taweel, qui esti­mait qu’il n’y avait pas suff­isam­ment d’espaces de lib­erté au Caire pour la pra­tique du park­our, s’est instal­lée avec son mari aux Émi­rats arabes unis, à Dubaï, pour y être entraîneuse de park­our à ses côtés.

Une minorité de femmes qui peine à se faire une place
Au club Fight & Park­our Fac­to­ry, dans le quarti­er de Nasr City, l’entraîneur, Ahmed Saleh, alias Kadri, a ini­tié le park­our en Égypte en 2007. Mal­gré la bien­veil­lance apportée aux femmes qui fréquentent la salle, les tal­ents de ces dernières n’apparaissent dans aucune des vidéos présentes sur la page Face­book, et le compte Insta­gram du club compt­abilise… une seule pho­to où fig­ure une femme, en train d’exécuter des trac­tions. À rai­son de trois ses­sions par semaine de deux heures, Ahmed con­seille, encadre et apprend à peaufin­er les tech­niques aux « traceurs » (ceux qui pra­tiquent le park­our) qui ont déjà un niveau pro­fes­sion­nel pour la plu­part, pen­dant que les filles appren­nent les mou­ve­ments de coor­di­na­tion. Certes, le groupe ne compte que 4 femmes pour 14 hommes, tou­jours est-il que les femmes restent rarement plus de quelques mois. L’une des raisons invo­quées étant que beau­coup de femmes sont dérangées d’avoir un entraîneur et non une entraîneuse.

Le cas de Salma, qui est soutenue par sa famille, aus­si bien morale­ment que finan­cière­ment, n’est pas partagé par toutes les filles ici en Égypte. Si le fait pour des filles de pra­ti­quer le park­our ne con­stitue pas en soi un prob­lème, les pères et frères raison­nent plutôt en ter­mes de pri­or­ité : fonder une famille, rester à la mai­son, s’occuper des enfants et faire la cui­sine. Au point que cer­taines filles qui pra­tiquent le park­our mentent à leur famille pour se ren­dre aux entraîne­ments. Et ce, y com­pris au Caire.

« Je suis fière de faire par­tie de la minorité de filles qui ne con­sid­ère pas que les femmes doivent rester à la mai­son avec les enfants. Le park­our m’aide à me déstress­er. L’objectif ini­tial n’est pas de se défendre, mais cela peut servir en cas de besoin, et cela forge la per­son­nal­ité » indique encore Salma, entre deux roues qu’elle exé­cute sous les con­seils de son entraîneur, Eyad. Salma a par ailleurs un emploi étu­di­ant en tant qu’entraîneuse au sein d’un parc de tram­po­line. De fait, le park­our con­fère davan­tage d’assurance aux femmes qui le pra­tiquent, et peut être mobil­isé en cas d’agression.

À Alexan­drie, le club Alexan­dria Insan­i­ty compte 40 per­son­nes, dont 10 femmes. Amr, l’un des entraîneurs, explique : « Ce n’est pas comme au Caire, c’est une plus petite ville ici. Le park­our n’a pas une bonne image, cela peut même être dan­gereux de le pra­ti­quer. En règle générale, les femmes vont préfér­er faire du fit­ness ou de la gym. Les familles ne sont pas toutes d’accord ». Con­crète­ment, les entraîne­ments à l’extérieur sont rares, encore plus pour les femmes.

L’Égypte, dernier pays arabe en matière de droits des femmes
En 2013, l’Égypte était con­sid­érée comme le « pire pays pour les femmes » par­mi 22 pays du monde arabe, selon l’étude de la Fon­da­tion Thom­son Reuters por­tant sur les droits des femmes dans le monde arabe, étude menée depuis les Print­emps arabes. Les sta­tis­tiques sont tris­te­ment claires : 90% d’entre elles ont déjà dû faire face au moins à une agres­sion physique ou ver­bale dans la rue. D’ailleurs, la pra­tique du sport est sou­vent résumée à cet argu­ment : les femmes sont cen­sées être pro­tégées par leur père ou leurs frères… Dans ce con­texte, bien que le park­our se développe de plus en plus auprès des jeunes Égyp­ti­ennes, reste que le sport est un priv­ilège de classe que toutes ne peu­vent pas se per­me­t­tre, faute de moyens financiers, de cul­ture et d’éducation.

Guillaume Bouvy
Tiphaine Gosse (photo)

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