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Autre­fois réputée pour son vin, son bois de con­struc­tion navale et son mar­bre bleu clair, l’île de Les­bos est aujourd’hui con­nue pour avoir vu s’échouer sur ses plages des cen­taines de mil­liers de réfugié·es venu·es depuis la Turquie en 2015. L’élan de sol­i­dar­ité né de l’émoi des habitant·es est quelque peu retombé, dans une Grèce où, à l’image de l’Europe, la ges­tion de la migra­tion reste prob­lé­ma­tique.

En sep­tem­bre 2015, il n’était pas rare de lire dans les jour­naux du monde entier : « L’île de Les­bos au bord de l’implosion ». Les images mon­traient des mil­liers de réfugié·es, la plu­part syrien·nes. Des femmes, hommes, enfants, des familles entières, têtes hors de l’eau à quelques mètres des plages, tout juste sorti·es de leurs embar­ca­tions pneu­ma­tiques, le gilet de sauve­tage encore sur le dos, remer­ciant le ciel d’avoir épargné leur vie. La majorité sont parti·es de Syrie, ont rejoint la Turquie où les camps de réfugié·es sont bondés, certain·es ont été contraint·es de pour­suiv­re leur chemin, direc­tion l’Europe, d’autres vien­nent d’Afghanistan, de la Bir­manie ou encore de l’Erythrée. Depuis le Nord-Ouest turc, les pre­mières îles grec­ques appa­rais­sent à l’horizon après deux heures seule­ment de nav­i­ga­tion. « Ils étaient des mil­liers à arriv­er chaque jour à Les­bos, leur mai­son était la rue, ils erraient comme per­dus sur notre île où les habitant·es se sont vite organisé·es pour leur apporter de l’aide », remar­que Emmanuel Chatzichalkias, avo­cat orig­i­naire de Les­bos. « Nous nous sommes rapi­de­ment mobilisé·es pour les deman­des d’asile et de nom­breuses ONG ont aus­si débar­qué ». Mais des heurts ont éclaté entre réfugié·es afghan·es et syrien·nes. Tous·tes voulaient quit­ter rapi­de­ment l’île via des bateaux affrétés par le gou­verne­ment grec afin de rejoin­dre le port d’Athènes et pour­suiv­re leur par­cours vers l’Europe de l’Ouest. D’autres images de vio­lence sont arrivées rapi­de­ment des fron­tières hon­groise et bul­gare où les forces de l’ordre et l’armée repous­saient vio­lem­ment ces hordes humaines, lais­sant certain·es mourir de froid aux portes de l’Europe.

« Pre­mier accueil, mise en place du camp de réfugié-es et blocage sur l’île »

A Les­bos, ce sont de mul­ti­ples organ­i­sa­tions human­i­taires, jour­nal­istes, volon­taires inter­na­tionaux venu·es des qua­tre coins du pays et du monde pour observ­er, aider. « Les­bos était une île com­plète­ment incon­nue du monde, une des îles les moins fréquen­tées par les touristes et en un seul mois elle est dev­enue le cen­tre du monde, beau­coup en ont prof­ité et en prof­i­tent encore », analyse Emmanuel Chatzichalkias, visant cer­taines ONG locales venues béné­fici­er des fonds des Nations unies pour des mis­sions human­i­taires auprès des réfugié·es. « Cette crise est dev­enue ain­si très lucra­tive pour des ONG, faisant appel à des volon­taires peu expérimenté·es venu·es faire plus du tourisme que con­tribuer à ce que la sit­u­a­tion s’améliore », renchérit Selene Mag­no­lia, activiste et pho­tographe qui a tra­vail­lé sur place à plusieurs repris­es.

D’après l’avocat, les habi­tant-es ten­ant des hôtels ou des cham­bres d’hôtes prof­i­tent égale­ment encore aujourd’hui de la présence étrangère. « Il n’y a jamais eu autant de « vis­i­teurs », car la men­tal­ité des locaux est assez rude et pas très accueil­lante avec les touristes en temps nor­mal, donc la baisse du tourisme et les dif­fi­cultés économiques de l’île est un mythe, car encore aujourd’hui il y a des ONG qui logent du per­son­nel ». Eux-mêmes descendant.es à 60 % de grec·ques migrant·es venu·es en nom­bre de Turquie en 1922, les habitant·es de Les­bos se sont montré·es sol­idaires dans l’accueil des réfugié·es. Mais l’enthousiasme de 2015 est retombé comme un souf­fle : aujourd’hui, bien des choses ont changé. Même si le flux de per­son­nes arrivant sur les côtes s’est tari, pas­sant de cen­taines de mil­liers à des mil­liers, les arrivées se pour­suiv­ent et le camp de Moria, l’un des plus impor­tants d’Europe, ne désem­plit pas.

Depuis l’accord entre les États européens et la Turquie signé le 18 mars 2016, l’unique camp accueil­lant les migrant·es a des allures de prison. L’accord prévoit que la Turquie régule les départs, et encour­age les réfugié·es à rester sur son sol con­tre des mil­liards d’euros ver­sés par l’Union européenne, dédiés à l’aide et à la prise en charge des réfugié·es. Sur l’île de Les­bos, cette déci­sion s’est traduite par une poli­tique d’endiguement des réfugié·es, interdit·es de rejoin­dre le con­ti­nent, et l’obligation qui leur est faite de deman­der l’asile en Grèce. Ils et elles doivent rester dans le camp de Moria jusqu’à la fin de la procé­dure, c’est-à-dire plusieurs années. Celles et ceux jugé·es non éli­gi­bles à l’asile en Grèce, sont ain­si facile­ment reconduit·es en Turquie, en une heure et demie de nav­i­ga­tion.

D’après la fon­da­tion RAJA, la poli­tique d’endiguement a entraîné d’importantes ten­sions sur les îles, en plus de la détéri­o­ra­tion des con­di­tions de vie. « La capac­ité max­i­male des instal­la­tions « hotspots », financées par l’Union européenne sur les cinq îles prin­ci­pales rece­vant des demandeur·s.deuses d’asile et des migrant·e.e.s est tou­jours de 6 338 places, alors que le nom­bre total de per­son­nes vivant dans ces instal­la­tions est de plus de 13 000. Le nom­bre total de per­son­nes sur les îles était de 14 822 à la mi-avril 2018 et est de 16 800 à la fin mai 2018. Des man­i­fes­ta­tions de résident·es locales·aux et des inci­dents xéno­phobes sem­blent être à la hausse. Env­i­ron 61 000 migrant·e.e.s et demandeurs·.deuses d’asile sont bloqué·e.e.s à tra­vers le pays », observe la fon­da­tion présente sur le site en juil­let 2018. Le jour­nal­iste Pav­los Kapan­tais explique : « Il est clair que le gou­verne­ment gère très mal la sit­u­a­tion, et de sur­croît doit se pli­er d’un côté aux déci­sions européennes et de l’autre aux déci­sions des Nations unies qui déci­dent de fer­mer des camps dans des régions où pour­tant la cohab­i­ta­tion entre habitant·es et réfugié·es se passe bien ».

Sit­u­a­tion cri­tique dans le camp de réfugié·es à Les­bos

Aujourd’hui la sit­u­a­tion des réfugié·es dans le camp de Moria, à Les­bos, est en effet cri­tique. Créé en 2011 sur une anci­enne zone mil­i­taire de 48 km², le camp de Moria a une capac­ité d’accueil de 3 000 per­son­nes et n’est pas adap­té à l’accueil des 7 500 per­son­nes vivant dans des tentes. Il est géré par le gou­verne­ment grec et béné­fi­cie de la coor­di­na­tion du UNHCR (Haut Com­mis­sari­at des Nations unies pour les réfugiés) qui emploie dif­férentes ONG. D’après Selene Mag­no­lia, « le camp a été éten­du récem­ment afin d’accueillir 2 000 per­son­nes sup­plé­men­taires, por­tant à près de 10 000 le nom­bre de réfugié·es et migrant·es présent·es à Les­bos ». Selon dif­férents témoignages recueil­lis sur place, il y a une volon­té poli­tique de laiss­er l’état du camp se dégrad­er afin de décourager la venue d’autres réfugié·es. Le dernier rap­port d’Oxfam inti­t­ulé « Per­son­nes vul­nérables, aban­don­nées au sein des hotspots en Grèce » est pour­tant alar­mant. Les souf­frances psy­chologiques de nombreux.ses habitant·es du camp détéri­orent la sécu­rité de tous ses occupant·es. Un seul médecin aurait été désigné par le gou­verne­ment grec pour les 2 000 nou­veaux arrivant·es. L’identification des cas les plus vul­nérables est mise en cause. « Femmes enceintes, enfants non accom­pa­g­nés, vic­times de tor­tures livrés à eux-mêmes », cite le rap­port. « Iden­ti­fi­er ces per­son­nes et sub­venir à leurs besoins est assuré­ment le devoir le plus élé­men­taire du gou­verne­ment grec et de ses parte­naires européens », con­fie Jon Cere­zo, respon­s­able de cam­pagne human­i­taire Oxfam France dans une inter­view accordée à Info Migrants. Surtout pour les per­son­nes ayant besoin de se faire trans­fér­er dans des hôpi­taux sur le con­ti­nent pour des soins spé­ci­fiques. On pour­rait y ajouter le devoir de sco­laris­er les enfants qui sont à Les­bos, privé·es d’école durant des années. La vul­néra­bil­ité est une déf­i­ni­tion juridique qui offre le droit à une procé­dure de demande d’asile nor­male aux per­son­nes âgées et aux mineur·es, mais aus­si aux vic­times notam­ment de traf­ic d’êtres humains, de vio­ls, ou encore de tor­tures. Des travailleur·ses sociales·aux du Greek Coun­cil for Refugees ont con­fié qu’un quart des per­son­nes qu’ils pren­nent en charge auraient dû être recon­nues comme vul­nérables.

Cepen­dant aujourd’hui, ces per­son­nes sont for­cées par le gou­verne­ment grec et par les déci­sions des États européens de rester sur les îles jusqu’à la fin de leur procé­dure. Prisonnier·es au cœur de cette véri­ta­ble « déten­tion admin­is­tra­tive », « ils sont oblig­és de rester entre 18 et 20 mois dans ce camp où on peut lire l’inscription « Bien­v­enue en prison ». « J’ai vu des per­son­nes com­mencer à faire la queue à 3 heures du matin pour recevoir un petit déje­uner », pré­cise Selene Mag­no­lia, choquée par cette sit­u­a­tion. L’attente inter­minable et l’absence d’occupation génèrent de grandes frus­tra­tions. L’un d’eux lui a même con­fié : « Moria est un endroit qui te change. Crois-moi. »

Sur place, les asso­ci­a­tions locales tirent la son­nette d’alarme mais ne sont pas enten­dues. Fin 2017, le maire de Les­bos, Spy­ros Gali­nos, avait d’ailleurs appelé à une grève générale afin d’attirer l’attention sur les dif­fi­cultés de l’île à gér­er les 8 000 migrant·es présent·es dans le camp de Moria, le manque d’infrastructures comme les san­i­taires, les douch­es, l’accès à l’eau et à des espaces dédiés à la cui­sine. Il dénonçait là le car­ac­tère non oblig­a­toire légale­ment de garder les réfugié·es à Les­bos durant toute la procé­dure de demande d’asile, volon­té de l’Union européenne afin de les garder le plus loin pos­si­ble des côtes européennes, appelant le gou­verne­ment à trans­fér­er la moitié des réfugié·es sur le con­ti­nent. Une grève avait égale­ment été entamée par des dizaines de policier·es respon­s­ables de la sécu­rité du camp et en sous effec­tif. Seuls les cas les plus vul­nérables iden­ti­fiés ont été trans­férés sur le con­ti­nent.

« En 2018, de plus en plus de per­son­nes ont pu rejoin­dre Athènes, le gou­verne­ment les a trans­férées un peu partout dans le pays suite à leur demande d’asile, et de nouvelles·aux réfugié·es arrivant de Turquie sont venu·es les rem­plac­er. Mais rien n’a changé à Moria, aucune nou­velle infra­struc­ture n’a été con­stru­ite », pour­suit l’avocat Emmanuel Chatzichalkias. « Tant que la Turquie prof­it­era des flux de réfugié·es, nous ver­rons à Les­bos de nouvelles·aux réfugié·es arriv­er. Car il y a un vrai traf­ic d’êtres humains et de passeurs en Turquie, je peux vous l’assurer. J’ai plusieurs témoignages venant de per­son­nes que je suis juridique­ment dans leur demande d’asile. »

Le jeu xéno­phobe

Comme le souligne le jour­nal­iste grec Pav­los Kapan­taïs, « En Grèce, on reste dans une ligne pro-immigré·es. Les trois derniers min­istres de l’Immigration ont été sen­si­bles à cette ques­tion durant leur man­dat et promet­taient des papiers pour tout le monde. Mais on a aus­si aujourd’hui au Par­lement des par­tis d’extrême droite très dan­gereux dont les dis­cours pèsent dans l’opinion publique ». Le change­ment de men­tal­ité s’est notam­ment fait sen­tir à Les­bos où l’opinion aujourd’hui n’est plus en faveur de l’accueil des réfugié·es. Les futures élec­tions munic­i­pales, prévues en mai 2019, pèsent sans aucun doute dans la bal­ance. « Les habitant·es restent partagé·es entre celles et ceux qui accueil­lent et four­nissent de l’aide et celles et ceux qui rejet­tent totale­ment les réfugié·es et par­fois sont violent·es. Mais l’ambiance générale n’est plus à l’heure de la sol­i­dar­ité. Les per­son­nes les moins éduquées, qui, déjà à l’époque de l’arrivée des réfugié·es, n’avaient pas com­pris les choix organ­i­sa­tion­nels du maire, tombent aujourd’hui dans des dis­cours racistes et xéno­phobes », s’alarme le juriste, inqui­et pour l’avenir sécu­ri­taire de l’Europe si rien n’est fait en matière d’intégration pour les pop­u­la­tions de migrant·es et de réfugié·es. « Le manque d’infrastructures, de ressources, la crise économique, la fatigue des gens con­stituent une porte ouverte à toutes sortes de pro­pa­gan­des et de fric­tions », souligne Selene Mag­no­lia.

D’après la pho­tographe, la société à Les­bos est désor­mais partagée en trois caté­gories de per­son­nes : les résident·es, les réfugié·es et les human­i­taires. « Il existe une sorte d’espacement sur­réal­iste entre les habitant·es qui mènent leur vie nor­male­ment, les migrant·es qui y intro­duisent de nou­velles cul­tures, tra­di­tions, ali­men­ta­tion et les activistes qui ont un impact sur la com­mu­nauté et man­i­fes­tent leur résis­tance aux poli­tiques anti-migrant·es insuf­flées par l’Europe », racon­te-t-elle. L’espoir réside dans les pro­jets pro­posés par les citoyen·nes de Les­bos, qui per­me­t­tent à certain·es réfugié·es de tra­vailler, de se nour­rir cor­recte­ment, de recom­mencer à vivre. A Tilos, autre île grecque où le camp a fer­mé faute de moyens, la mairesse est en train de chercher des fonds afin d’accueillir à nou­veau des réfugié·es et de les impli­quer dans un pro­jet de fab­ri­ca­tion de fro­mage de chèvre avec l’accord des habi­tants.

Hélène Bourgon avec Selene Magnolia à Lesbos, photographe et militante pour le respect des droits des personnes migrantes

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