En Algérie, les villes se transforment pour répondre à la crise du logement

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Pri­or­ité poli­tique revendiquée, la con­struc­tion de loge­ments pour per­me­t­tre aux Algérien·nes d’accéder à la pro­priété a trans­for­mé le vis­age des villes algéri­ennes. Partout dans le pays se con­stru­isent des cités, faites de bar­res d’immeubles, mais insuff­isam­ment équipées. Ce qui a un impact sur les modes de vie.

« Ici, c’est le bloc F. Il y a autant de blocs que de let­tres de l’alphabet, et ils con­tin­ueront encore ». Les immeubles se suiv­ent, iden­tiques, à perte de vue. Les rues sont vides. Il n’y a guère que quelques ouvri­ers et des futur·es habitant·es qui vien­nent repér­er le loge­ment qui leur a été attribué avant d’en recevoir les clés. Au pied de la colline, sur la grande avenue prin­ci­pale, du linge est sus­pendu aux fenêtres, quelques mag­a­sins et cafés sont ouverts au rez-de-chaussée des immeubles. Env­i­ron 4 000 loge­ments ont été attribués et sont habités. A terme, la nou­velle ville de Sidi Abdel­lah, à 25 kilo­mètres à l’ouest d’Alger, en comptera 50 000. « Mes par­ents ont fait une demande de loge­ment AADL en 2001, racon­te Ous­sama. Ils l’ont obtenu début 2018 ». Lancée en 2000, l’AADL per­met aux habitant·es qui gag­nent entre 24 000 dinars et six fois le Salaire min­i­mum (fixé à 18 000 dinars), et qui ne sont pas pro­prié­taires, d’acheter un F3 à 2,1 mil­lions de dinars (env­i­ron 15 600 euros) ou un F4 à 2,7 mil­lions de dinars (plus de 20 100 euros). Les pro­prié­taires doivent pay­er 25 % du prix, divisé en 4 tranch­es, lors de l’attribution du loge­ment. Puis ils s’acquittent de men­su­al­ités de 6 500 ou 8 400 dinars pen­dant 20 ans. Mais pour que les loge­ments soient effec­tive­ment con­stru­its, il a fal­lu atten­dre longtemps. « On a gran­di dans l’appartement de mes grands-par­ents, à Hus­sein-Dey, mes par­ents, ma soeur et moi. Aujourd’hui, on est content·es d’avoir plus d’espace », sourit Ous­sama. Le jeune homme ne vient pour­tant que les week-ends. « Comme il n’y a pas beau­coup de moyens de trans­port, je dors chez ma grand-mère la semaine, pour pou­voir aller au tra­vail. Et c’est à Hus­sein Dey que j’ai mes amis, c’est là-bas que j’ai mes entraîne­ments de sport ». Dans son nou­veau quarti­er, il appré­cie le calme mais il souligne le manque des équipements : « Il y a un com­mis­sari­at, une mosquée et un lycée. Mais il n’y a qu’un seul café et quand ma mère veut faire des cours­es, on retourne à Alger ».

A 400 kilo­mètres de là, dans la périphérie d’Oran, Amin gare sa camion­nette au pied d’un immeu­ble vide. En cette fin de journée, cet entre­pre­neur en bâti­ment de 32 ans vient faire avancer les travaux de son nou­veau loge­ment AADL. « Quand on a obtenu les clés, il a fal­lu tout refaire. Le car­relage n’était pas droit, le branche­ment de l’électricité était fait n’importe com­ment, et la pein­ture, c’était dés­espérant », soupire-t-il. Il a déjà dépen­sé 300 000 dinars pour remet­tre à neuf son apparte­ment. La plu­part de ses futurs voisins sont dans le même cas. « La for­mule AADl est un moyen d’avoir accès à la pro­priété, et c’est posi­tif. Mais il y a beau­coup de con­traintes ». Il sait que les his­toires de loge­ment ne sont « jamais sim­ples ». En 2007, ses par­ents ont eux aus­si béné­fi­cié d’un loge­ment grâce à l’aide de l’État. A cette époque, le loge­ment, acheté sur plan, coûte 2,5 mil­lions de dinars. L’État en paie 500 000 dinars et sou­tient les entre­pre­neurs privés qui les con­stru­isent en ven­dant des ter­rains à prix réduits et en sub­ven­tion­nant les matières pre­mières. « Au final, le loge­ment était plus petit que ce qui avait été promis. On n’a jamais pu y habiter et mes par­ents cherchent à le ven­dre aujourd’hui », explique Amin.

Con­stru­ire vite et beau­coup

En 2018, 200 000 loge­ments ont été attribués selon les autorités algéri­ennes. Depuis l’arrivée au pou­voir d’Abdelaziz Boute­fli­ka en 1999, la poli­tique du loge­ment a été l’une des pri­or­ités des autorités. En 2016, 2,8 mil­lions de loge­ments avaient été livrés, dont env­i­ron 1 mil­lion entre 2014 et 2016. Une poli­tique du chiffre se met en place, il faut con­stru­ire vite et beau­coup. Les pro­grammes sont alors con­fiés à des entre­pris­es étrangères, prin­ci­pale­ment chi­nois­es ou turques, et pour rentabilis­er les coûts, la taille des pro­grammes de loge­ments aug­mente. Les autorités créent ce qu’on appelle les « villes nou­velles » ; d’immenses aligne­ments d’immeubles regroupés en périphérie loin­taine d’une ville. Par­mi ces villes, Sidi Abdel­lah où vivent Ous­sama et sa famille.

Les grands ensem­bles archi­tec­turaux font par­tie de l’histoire du pays. Alors que l’Algérie est tou­jours un départe­ment français, et que Jacques Cheva­lier le maire de la cap­i­tale, l’architecte Fer­nand Pouil­lon y con­stru­it les bâti­ments de Diar Es Saa­da (732 loge­ments), Diar el Mahçoul (1 550 loge­ments) et la cité de Cli­mat de France (5 000 loge­ments). A l’époque, l’objectif des autorités est de rel­oger la pop­u­la­tion algéri­enne musul­mane qui vit dans des bidonvilles. En 1958, alors que la guerre d’indépendance a com­mencé, d’autres grandes cités sont con­stru­ites dans le pays, après que le général De Gaulle ait lancé le Plan de Con­stan­tine. C’est là que se généralisent les ensem­bles de plus de 1 000 loge­ments, car pour les autorités français­es il faut « faire vite » pour con­tre­car­rer le FLN (Front nation­al de Libéra­tion).

A l’indépendance, les autorités algéri­ennes rompent avec ces deux dynamiques. La crise du loge­ment a été atténuée : de nom­breux loge­ments lais­sés vacants par le départ des Européen·nes ont per­mis à des familles de se loger. En 1974, le gou­verne­ment crée les zones d’habitat urbain nou­velles (ZHUN). « Les autorités voulaient loger le plus grand nom­bre d’habitant·es, à un coût moin­dre, mais avec une utopie social­iste : les nou­veaux loge­ments devaient per­me­t­tre de trans­met­tre aux habitant·es les valeurs de moder­nité et de vivre-ensem­ble. Il y avait une réflex­ion sur la com­po­si­tion archi­tec­turale », explique Safar Madani Zitoun, soci­o­logue et urban­iste à l’Université d’Alger 2. Mais la crise du loge­ment reprend, les besoins aug­mentent. « Au final, parce qu’il le fal­lait, on vide les ZHUN de leur aspect idéologique, et on con­stru­it des loge­ments sim­i­laires de partout, à Alger comme à Béchar. Il y avait une idée égal­i­tariste. Cela a abouti à une stan­dard­i­s­a­tion archi­tec­turale dans tout le pays », ajoute Safar Madani Zitoun.

La cité de Diar El Kef, au dessus du quarti­er de Bab el Oued, en mai 2016. Elle a été con­stru­ite lors de la guerre d’indépendance, à la faveur du Plan de Con­stan­tine. Crédit : Bachir.

En périphérie, insuff­i­sance de ser­vices et exclu­sion

L’intervention du Fonds moné­taire inter­na­tion­al (FMI) et la mise en place des réformes struc­turelles en 1994 impact la poli­tique d’habitat : les types de loge­ments con­stru­its par l’Etat doivent se diver­si­fi­er. C’est ain­si que nais­sent les dif­férentes for­mules : loge­ment social, AADL, LSP ou LPP pour les plus aisé·es. Pour­tant, la péri­ode de ter­ror­isme [1] a généré un exode rur­al impor­tant et provo­qué une nou­velle crise aiguë du loge­ment. En 1999, lorsque Abde­laz­iz Boute­fli­ka est élu Prési­dent, il donne la pri­or­ité à la Réc­on­cil­i­a­tion nationale. Dans la Charte qu’il pro­pose au vote lors d’un référen­dum, il promet l’amnistie aux ter­ror­istes qui déposent les armes s’ils ne sont pas respon­s­ables de meurtre, mais aus­si la con­struc­tion de loge­ments pour favoris­er la réc­on­cil­i­a­tion. Cinq ans plus tard, 600 000 habi­ta­tions ont été édi­fiées : c’est un tiers de ce qui a été con­stru­it entre l’indépendance et son arrivée au pou­voir.

Mais les urban­istes s’inquiètent des aspects négat­ifs con­séquents à cette con­struc­tion de masse. Le pre­mier con­stat, partagé égale­ment par les habitant·es, c’est le manque de ser­vice. Dans une étude sur la ville de Bat­na (au sud est d’Alger) pub­liée en 2003, Fari­da Naceur et Abdal­lah Farhi soulig­nent que le fait qu’hormis une école pri­maire et un col­lège, la ZHUN‑1, avec 3 100 loge­ments et plus de 23 000 habitant·es, n’offre pas les ser­vices néces­saires pour répon­dre aux besoins des habitant·es : « Cette insuff­i­sance de ser­vices au niveau de la Z.H.U.N. con­traint les occupant·es à se déplac­er au cen­tre-ville même pour les besoins de pre­mière néces­sité. Les déplace­ments au cen­tre-ville sont fréquents, ce qui induit une réduc­tion des temps de séjour à l’intérieur des cités et entrave les pos­si­bil­ités de con­sol­i­da­tion des liens de voisi­nage. En con­séquence, sont ren­for­cées les atti­tudes de repli des habitant·es à l’intérieur de leur loge­ment. La non-con­nais­sance entre voisin·es des dif­férents blocs rend dif­fi­cile l’identification des auteur·es des actes de van­dal­isme », écrivent-ils.

Le soci­o­logue et urban­iste Madani Safar Zitoun a étudié la région de Con­stan­tine et sa grande nou­velle cité « Ali Mend­jli ». Il évoque égale­ment une « immense cité dor­toir ». Il souligne cepen­dant que depuis 2014, les choses se sont améliorées, grâce à la cen­tral­i­sa­tion des bud­gets. Jusqu’à présent, le min­istère de l’Habitat ne gérait que la par­tie loge­ments du quarti­er et la con­struc­tion d’une école ou d’un cen­tre de san­té rel­e­vait du min­istère de l’Éducation ou de la San­té. « Désor­mais, l’OPGI, l’Office de pro­mo­tion et de ges­tion immo­bil­ière, rassem­ble tous les finance­ments liés au secteur dont il a la charge. Cette cen­tral­i­sa­tion per­met aux écoles d’être con­stru­ites beau­coup plus rapi­de­ment. Avant, 10 ans pou­vaient s’écouler entre l’arrivée d’habitant·es et l’ouverture d’une école dans un nou­veau quarti­er. L’architecte qui des­sine les immeubles de loge­ment peut aus­si s’occuper de l’école, ce qui per­met une plus grande cohérence archi­tec­turale », explique Madani Safar Zitoun.

L’urbaniste Rachid Sidi Boume­dine estime pour sa part que la poli­tique de loge­ment de l’Etat, qui vise à con­stru­ire des grands ensem­bles en périphérie loin­taine, posera un prob­lème d’exclusion. Notam­ment, parce que c’est dans ces grands ensem­bles que les autorités rel­o­gent les familles qui vivaient dans des habi­tats pré­caires : « Les familles s’appuient sur leur tis­su social ancien, famil­ial ou trib­al, ou celui qu’elles ont con­sti­tué au cours de leur vie dans la ville. Le rel­o­ge­ment a une facette de délo­ge­ment qui entraîne (…) des muti­la­tions ou des démem­bre­ments de ces réseaux et de ces grappes famil­iales », analyse Rachid Sidi Boume­dine. L’urbaniste affirme qu’à terme, Alger se divis­era entre les quartiers cen­traux habités par les plus rich­es et où se situeront les com­merces de luxe, et de l’autre les plaines et les faubourgs indus­triels qui deviendraient des « Med­i­na Dje­di­da » (nou­velles villes) et leurs souks (marchés) spé­cial­isés : « le cap­i­tal­isme algérien aura ain­si réus­si, sub­rep­tice­ment, avec un autre stand­ing mais avec le même résul­tat glob­al, à recon­stituer à la fois une ville formelle et une « ville arabe » où les habitant·es des bidonvilles habit­eraient ».

L’utopie d’une ville mod­erne

Cepen­dant, Madani Safar Zitoun nuance : « Il y a effec­tive­ment un sen­ti­ment d’exclusion des habitant·es, qui se sen­tent loin de la ville, la sen­sa­tion égale­ment d’être dans un ghet­to où il n’y a pas de vie. Cepen­dant, les rel­o­ge­ments en Algérie se font par groupe de 200 ou 300 familles. Les sol­i­dar­ités peu­vent se main­tenir. Même si cela génère des sit­u­a­tions d’affrontements, entre groupes d’individus, lorsque des jeunes ten­tent de s’attribuer des espaces publics pour gag­n­er de l’argent, pour en faire des park­ing par exem­ple. Il y a effec­tive­ment des zones où il y a des sit­u­a­tions explo­sives, mais il y en a beau­coup d’autres plus sere­ine ». Aujourd’hui, les urban­istes algériens, à l’initiative de l’Université d’Alger 2 et de l’Ecole publique d’architecture et d’urbanisme (EPAU) étu­di­ent les dif­férentes formes de mobil­i­sa­tions citoyennes qui se créent dans ces nou­veaux quartiers. « On con­state qu’il existe des exem­ples con­crets où les habitant·es pren­nent en charge les prob­lèmes de leur zone d’habitat et parvi­en­nent à amélior­er l’espace dans lequel ils vivent, en créant des espaces com­muns, comme des jardins com­mu­nau­taires », résume Madani Safar Zitoun.

Au rez-de-chaussée du Musée d’art mod­erne d’Alger, les archi­tectes Nacym et Sihem Bagh­li, ont réu­ni le 26 jan­vi­er 2019 des professionnel·les de la ville autour du pro­jet « Djisr El Djazair ». Au départ, il y a un pro­jet un peu fou de pont qui relierait les baies d’Alger d’est en ouest, en faisant de la mer un point cen­tral, par­tie prenante de la cap­i­tale. Mais ce cou­ple veut surtout redy­namiser la réflex­ion autour d’un pro­jet de société : com­ment bien vivre dans la ville ? Après avoir présen­té leur pro­jet archi­tec­tur­al en 2017, ils lan­cent un con­cours de pro­jet au sein de la com­mu­nauté étu­di­ante puis poussent au débat. Ce jour-là, alors que le mod­éra­teur inter­roge sur « la ville de demain », Yas­mine Ter­ki, respon­s­able de Cap-Terre, le cen­tre algérien du pat­ri­moine cul­turel bâti en terre, tranche : « Quand j’ai cher­ché des mod­èles de ville intel­li­gente, je ne les ai trou­vés que dans les cen­tres his­toriques. Ils étaient le pro­duit de notre cul­ture et respec­taient notre envi­ron­nement. Or aujourd’hui, on pro­duit des villes folles qui détru­isent la planète, qui nous détru­isent ». A l’issue de la ren­con­tre, après avoir con­sulté des cen­taines de professionnel·les, Nacym et Sihem Bagh­li annon­cent qu’un groupe de tra­vail sera con­sti­tué, avec un objec­tif : faire en sorte que l’utopie d’une ville nou­velle, où il fait bon vivre, devi­enne un jour réal­ité.

Texte : Leïla Beratto
Photo de Une : La nouvelle ville de Sidi Abdellah, en périphérie d’Alger, en juillet 2018. Elle contiendra, à terme, 50 000 logements. Crédit : Bachir.

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