Face au mouvement révolutionnaire qui gagne l’Algérie depuis maintenant quelques semaines, il nous a semblé pertinent d’entendre les voix de Syriens rencontrés ces dernières années durant nos temps de vie en Syrie ou au Liban, et aujourd’hui à Marseille. Au terme de huit ans de conflit au départ lié à un mouvement révolutionnaire anti-régime né dans différentes régions du pays, les Syriens font face aujourd’hui à une dure précarité sous le même régime. Ils sont contraints d’accepter la présence de puissances extérieures venues transformer leur révolution en un conflit armé qui a tué plus de 370 000 civils et qui tue encore aujourd’hui.
Comme nous l’avions fait pour le dossier Syrie où des personnalités algériennes avaient partagé leurs souvenirs de la décennie noire qui a secoué le passé algérien, ici de jeunes Syriens comparent les soulèvements d’une partie du peuple, qui en Algérie comme en Syrie, refuse la continuité d’un régime mafieux et se bat pour la réappropriation du pays par le peuple et pour le peuple.
Abed vit à Marseille : il se définit comme opposant au régime syrien et a dû quitter la région de Massayaf proche de Homs, dans l’Ouest de la Syrie en février 2015. Il est passé ensuite par la Turquie avant d’obtenir un visa pour la France où sa demande d’asile a été acceptée.
Extrait du récit d’Abed à retrouver en son ci-dessous.
« C’est tout un système qu’il faut demander à changer et pas seulement la personne au pouvoir »
« Bien sûr, je suis les événements en Algérie et en tant que Syrien, je peux dire que la révolution est une idée très forte, pas toujours confortable avec des moments très difficiles, où l’on peut perdre beaucoup de choses pour atteindre notre but.
Le problème ce n’est pas une personne, c’est tout un régime. On peut avoir un même Bouteflika mais avec un autre nom, c’est ça pour moi le problème. Comme chez nous il y a Bachar el-Assad mais après il y a le régime, et des problèmes à tous les niveaux comme l’éducation, au niveau culturel, au niveau politique et de la liberté d’expression. Ce qui a contribué à la naissance de la révolution et aujourd’hui on a toujours les mêmes problèmes. Concernant les Algériens, je leur conseille vivement de s’unir contre tout le régime et pas seulement contre une personne.
On sait bien qu’au début le régime va essayer de tromper le peuple en mettant quelqu’un d’autre au pouvoir, mais on sait que le pays souffre de plusieurs problèmes clés comme l’emploi qui pousse de nombreux jeunes à quitter le pays. Donc il faut vraiment traiter les racines du problème et se concentrer là-dessus, et faire attention à ne pas tomber dans les pièges tendus par les politiciens. Pour cela, il faut lire l’histoire, apprendre du passé et se cultiver sur la question. Il faut vraiment apprendre des autres expériences que l’on a pu voir partout dans le monde. »
HB : Donc cela passe par l’éducation ?
« Oui et c’est tout le jeu des dictateurs au Moyen-Orient. Par le passé, Hafez el-Assad, le père de Bachar el-Assad, interdisait des romans, des films. Il a œuvré à détruire la conscience des peuples, et c’est pour cette raison que l’on trouve de nombreux Syriens complètement perdus par rapport à ce qu’il s’est réellement passé dans le pays et qui n’arrivent pas à juger aujourd’hui le vrai du faux, notamment face à la propagande médiatique du régime. Ce scénario est visible partout dans le monde arabe à cause de ces présidents. Pour la Syrie, la révolution est toujours dans le cœur des Syriens et cela peut être une base pour reconstruire. »
Voir son histoire et son témoignage de vie publiés dans le cadre des dossiers 15–38.
Kawa a la trentaine, il est originaire de Amouda, petite ville située dans le nord-est de la Syrie. Ses origines kurdes mais avant tout syriennes, comme il le précise, l’ont poussé à suivre et à participer activement à la révolution syrienne. Huit ans après, il a dû se réfugier à Erbil au Kurdistan irakien voisin où ses conditions de vie sont difficiles et où il ne se sent pas libre en tant qu’individu. Il a été joint par Skype.
« La révolution doit rester pacifique car si elle se militarise, des groupes et d’autres pays s’en mêleront. La révolution échappera aux citoyens mobilisés. »
« Je suis ce qu’il se passe en Algérie via France 24 et d’autres médias et je constate que l’Histoire se répète. Chez nous, le général Hafez el-Assad a pris le pouvoir avec l’aide de l’armée et le soutien du parti Baath, et en Algérie, Bouteflika avec l’occupation et l’influence de la France.
Aujourd’hui, les Algériens ont un droit de manifester et c’est une bonne chose que nous n’avions pas en Syrie en 2011 où tout le monde se faisait arrêter, traquer. Ils se battent pour la défense de leurs droits qui ne sont pas respectés. Une situation qui pousse des centaines d’entre eux sur les chemins de l’exil. Ce sont les mêmes raisons qui poussent aujourd’hui les citoyens de différents pays à sortir dans la rue, la réponse des régimes n’est cependant pas la même.
En Algérie, les gens sont en train de dire : « Merci d’avoir fait la guerre aux radicaux, et d’avoir protégé le pays. Mais en même temps vous nous avez volé le pétrole, les richesses du pays et nous n’avons rien. Il y a ainsi là-bas un Général pour le sucre, un Général pour le pain etc… tout est contrôlé. Aujourd’hui, l’armée ne tue pas les manifestants mais les politiciens ont la même méthode en tête pour régler le problème. Ils vont prendre le temps de trouver une solution, ils trouveront peut-être quelqu’un d’autre mais ils ne changeront pas de système. Pourtant, on voit bien dans les rues et à travers les slogans que le peuple ne veut plus aucune personne issue de ce régime, de ce système.
Ce que j’apprécie dans ce mouvement né en Algérie, c’est l’unité des Algériens sans marquer leur appartenance à un groupe ou à une communauté. Une différence avec la Syrie où Hafez el-Assad, au pouvoir durant 30 ans (1970–2000), a travaillé pendant des dizaines d’années à ce que la société soit bien divisée entre les différentes communautés (kurdes, chiites, druzes, sunnites, chrétiennes, ismaéliennes…). C’est pourquoi il a été difficile de construire une unité dans notre mouvement révolutionnaire. Par exemple, le choix du drapeau de la révolution qui a repris le drapeau syrien mais en modifiant le rouge en vert et en ajoutant une étoile a été fait sans concertation avec les différentes parties de la révolution sur le territoire. Certaines communautés se sont approprié cette décision. Des communautés comme les Frères musulmans ont fait beaucoup de mal à notre révolution. C’est encore le cas aujourd’hui. Ils se servent de la religion pour faire passer des idées politiques et imposer leur contrôle sur des régions du nord-ouest. En Turquie ou en Syrie, on compte environ 200 organisations en partenariat avec les Frères musulmans turcs. Ils ne pensent qu’à eux, et non à l’intérêt de la population. La même chose s’est passée en Égypte avec les Frères musulmans.
Lors de mes déplacements dans plusieurs régions comme celle d’Idleb (nord-ouest), j’ai rencontré des jeunes qui m’ont rapporté qu’ils ne les aidaient pas à contrer le régime syrien malgré leurs moyens exorbitants et qu’ils cherchaient surtout à contrôler des territoires et les populations comme c’est le cas en Turquie. Erdogan a ainsi militarisé notre révolution dès le début. Ils disent aujourd’hui à l’Europe qu’ils continuent à soutenir la révolution à Idleb et à Alep mais il n’en est rien. A l’intérieur, les Syriens n’ont plus d’espoir. Ils ne croient plus en la révolution. Ils voient les autres pays se battre sur leurs terres et sont impuissants.
J’ai donné ma vie pour cette révolution. Huit années… Et aujourd’hui, je suis épuisé, j’ai des séquelles à tous les niveaux.
Ce qui nous ferait du bien, c’est que les leaders de notre révolution parlent de leurs erreurs, certains ont honte d’avoir conduit des batailles où des milliers de jeunes Syriens ont perdu la vie. Je pense qu’avec l’arrivée de groupes radicaux en 2013 et de Daech en 2014, ils auraient dû prendre la décision de tout arrêter. On aurait pu éviter la mort de nombreux civils dans les batailles qui se sont multipliées contre le régime et contre ces groupes, et avec des moyens restreints. Aujourd’hui, la situation humanitaire est déplorable partout dans le pays et tue chaque jour des enfants, des femmes et des hommes qui n’avaient rien demandé.
Quel genre de vie offre-t-on aujourd’hui aux Syriens ? Personne ne pense à cela et l’argent continue d’affluer en direction de groupes qui n’apportent rien aux populations. Seules quelques personnes, comme Raed Fares (voir photo ci-dessous) tué en novembre 2018 dans la région d’Idleb par ces mêmes groupes radicaux, avaient des solutions à apporter en créant des centres pour l’éducation des femmes et pour les enfants et de la formation aux médias, toujours dans un esprit pacifique.
Si le régime tombe, qui reprendra le flambeau ? Aucun groupe politique ne s’est organisé.
Les Algériens doivent faire attention car les pays arabes ne cessent d’interférer pour changer la donne et peuvent changer leur destin à tout moment. Ils peuvent exploiter leur vie comme c’est le cas en Syrie. Rester pacifique et garder cette unité que l’on voit sans faire de différence entre les communautés est une bonne chose. »
Retrouvez les projets de Kawa en Syrie.
Discussion avec Khaldoun, originaire de Raqqa, actuellement au Liban où il poursuit, comme à l’intérieur de la Syrie, des projets éducatifs en direction des enfants syriens. Lui aussi est épuisé par ces années de souffrance et séparé de sa famille restée en Syrie.
« Les gouvernements, les régimes, les systèmes sont comme des démons et même si nous sommes en droit de réclamer nos droits et l’arrêt du vol de nos richesses, ils seront toujours plus forts »
« Je pense que Bouteflika ne va pas rester mais le système qui l’entoure, lui, restera. Car dans le monde arabe, c’est toujours la même histoire, le même jeu auquel s’adonnent nos dirigeants.
C’est un point positif qu’ils restent pacifiques, pour l’instant il n’y a pas de destructions. La police n’est pas contre le peuple contrairement à la France où cela devient très dangereux de manifester.Dans le monde arabe, le prix à payer est toujours fort car il n’y a pas de droits. Mais je suis sûr que le régime va finir par attaquer les manifestants et cela ne restera pas longtemps pacifique.En Syrie, on n’a même pas eu de changement de président et en plus le régime a détruit tout le pays. Tout cela pour garder le contrôle total sur les ressources et l’économie.
Les citoyens peuvent changer un peu la donne, mais ils ne peuvent pas déstabiliser ces régimes qui sont comme des démons intouchables.
C’est partout pareil, les citoyens s’unissent mais ils ne sont pas autorisés à critiquer ou à aller contre le pouvoir. Pourtant, on a besoin d’arrêter nos gouvernements qui sont en train de voler nos richesses, et nos droits. Des choses se passent et se construisent à travers ces mouvements, mais ce n’est pas suffisant.
Au Liban par exemple, l’économie va mal et cela engendre des conflits, entre les gens et bientôt peut-être contre le gouvernement. Car sans le respect des droits, sans un minimum d’égalité dans la société et sans services publics, cela poussera peu à peu les gens à la révolte. Comme cela a été le cas en Syrie où nous nous sommes révoltés pour deux raisons : politique et économique.
Et aujourd’hui, nous avons peur de rentrer, nous ne pouvons pas et en même temps, nombreux sont ceux qui n’ont plus rien. 70 % des Syriens n’accordent aucune importance à la présence du régime, ils veulent juste reprendre leur vie et leurs propriétés mais cela n’est pas possible. (cf article).
Le régime n’a pas cessé ses pratiques et va continuer à s’approprier tout le pays. Par exemple, des terrains entiers dans des villes appartiennent au régime. Il a des contrats avec des familles qui louent ces terres durant plusieurs années mais il garde le droit de les reprendre à n’importe quel moment.
J’espère que le régime n’arrivera pas à diviser encore plus la société syrienne avec la religion et sa propagande quotidienne via les médias, comme il le fait depuis le début de la révolution.
Il sait aujourd’hui qu’il va reprendre toutes les terres du pays sauf peut-être là où il y a une présence américaine aux frontières irakiennes, jordaniennes ou à Raqqa.
J’espère que les Algériens arriveront à obtenir quelques changements sans qu’il y ait de destructions comme cela a été le cas en Tunisie. Par exemple, on a vu la police déposer les armes en Algérie devant les manifestants, ce qui n’aurait jamais pu se passer en Syrie sans une défection ensuite. Le Maghreb est différent car leur Histoire est différente. Mais n’oublions pas qu’en Syrie aussi, au début durant les premiers mois on ne demandait pas la chute du régime. Puis ce dernier s’est mis à tuer des personnes pacifiques. Il s’était d’ailleurs préparé à des actions militaires répressives depuis les soulèvements qui ont débuté en 2010 en Tunisie et en Égypte. Ils ont utilisé la population via la propagande en divisant les Syriens et en les montant les uns contre les autres. Les familles comptent leurs morts aujourd’hui.
Le pire c’est que le régime syrien est responsable d’au moins un million de morts (directement ou indirectement) et aujourd’hui, on ne parle pas de justice pour tous ces morts mais de reconstruction ! J’espère fortement que l’Algérie n’aura pas à vivre cela, cette humiliation, cette réalité insupportable, et que les gens vont rester unis.
Ce qu’il se passe en France avec l’envoi de l’armée contre les citoyens alors qu’elle devrait être là pour défendre la pays contre les menaces extérieures, me fait penser au Moyen-Orient. Cela fait peur, espérons qu’il n’y ait pas de morts. »
Retrouvez les projets de Khaldoun en Syrie.