En Égypte, les villes du désert désertées

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Depuis les années 1970, des « villes nou­velles » ont poussé tout autour du Caire, dans le désert. Les rich­es Égyp­tiens y trou­vent un moyen de s’extraire de la méga­lo­pole surpe­u­plée et pol­luée, et les gou­verne­ments suc­ces­sifs promet­tent aux plus pau­vres de leur offrir des loge­ments « dignes » dans ces nou­velles cités. Mais celles-ci restent sou­vent à moitié vides. Au moment où le Prési­dent Abdel Fat­tah El Sis­si fait con­stru­ire une gigan­tesque « Nou­velle Cap­i­tale », on peut se deman­der pour qui, ou pour quoi, ces « cités du désert » con­tin­u­ent de sor­tir du sable.

« La fontaine », « Dream­land », « Odys­sia », « Sce­nario »… Sur de larges pan­neaux pub­lic­i­taires, le long des autoroutes qui cein­turent Le Caire, les noms ron­flants des villes nou­velles en con­struc­tion s’affichent sur fond de jardins idylliques, de couch­ers de soleil ou d’enfants tout sourire. Les images promet­tent une vie par­a­disi­aque à leurs futurs habi­tants, que cette vision de calme et de ver­dure ne peut que charmer, alors qu’ils sont coincés dans l’embouteillage qua­si per­ma­nent du Caire… Cer­taines de ces villes nou­velles seront situées dans la « Nou­velle Cap­i­tale » que le Prési­dent Abdel Fat­tah El Sis­si fait con­stru­ire à 60 kilo­mètres à l’Est du Caire. Un pro­jet pharaonique s’il en est : une ville sept fois plus grande que Paris, des­tinée à accueil­lir 6 mil­lions d’Égyptiens, des cen­taines de mil­liers de loge­ments, les min­istères, un nou­veau par­lement, un aéro­port, des hôtels de luxe, des cen­tres com­mer­ci­aux, d’im­menses mosquées et églis­es… Tout cela pour 45 mil­liards de dol­lars — un bud­get qui n’est pas encore bouclé. Lancé en 2016, le chantier de cette ville à voca­tion admin­is­tra­tive bat son plein, les ouvri­ers y tra­vail­lent vingt-qua­tre heures sur vingt-qua­tre… El Sis­si prévoit d’y installer les pre­miers fonc­tion­naires à l’été 2019.

Ce cal­en­dri­er ambitieux, le chercheur et urban­iste améri­cain David Sims, spé­cial­iste des « villes du désert » égyp­ti­ennes, doute qu’il soit respec­té, comme il doute que l’ensemble du pro­jet soit mené à son terme. « Dans le meilleur des cas, il y aura les bâti­ments gou­verne­men­taux, où l’on vien­dra tra­vailler. Mais per­son­ne n’habitera là-bas », estime-t-il. Pour lui, il est évi­dent que l’un des objec­tifs du prési­dent égyp­tien, en lançant ce pro­jet de nou­velle cap­i­tale, est poli­tique : il s’agit de redor­er l’image du régime mil­i­taire auprès des Égyp­tiens, alors qu’un cer­tain mécon­tente­ment pop­u­laire vis-à-vis de la sit­u­a­tion économique com­mence à se faire sen­tir. « L’armée détient la moitié des 15 entre­pris­es qui tra­vail­lent en ce moment sur le chantier. Et les pro­jets de loge­ments qui doivent entour­er la Nou­velle Cap­i­tale sont des­tinés aux Égyp­tiens for­tunés et de la classe moyenne, c’est-à-dire ceux qui, pour la plu­part, sou­ti­en­nent El Sis­si. »

L’affirmation du pou­voir via ces grands travaux — qui est l’enjeu sym­bol­ique de la poli­tique égyp­ti­enne des villes nou­velles depuis quar­ante ans, de Sadate à Moubarak — passe tou­jours par les mêmes argu­ments : il faut désen­gorg­er la cap­i­tale égyp­ti­enne, qui n’est pas assez mod­erne et étouffe sous ses 23 mil­lions d’habitants et son per­pétuel nuage de pol­lu­tion… « Le Caire souf­fre d’embouteillages, les infra­struc­tures sont insuff­isantes, c’est bondé partout et ce n’est pas assez beau. Pour toutes ces raisons, nous avons lancé la nou­velle cap­i­tale, qui sera à la pointe dans tous les domaines. On veut que ce soit notre nou­velle image, le nou­veau vis­age de l’Égypte », expli­quait ain­si Khaled Soli­man, mil­i­taire en charge de la com­mu­ni­ca­tion du gou­verne­ment égyp­tien, en févri­er dernier. Des paroles des­tinées à soign­er l’image du régime à l’intérieur comme à l’extérieur des fron­tières du pays.

Échecs à répéti­tion

Mais si David Sims qui vit et tra­vaille au Caire depuis 1974, est si pes­simiste, c’est que ce dis­cours a pri­ori rationnel n’a que très rarement abouti à des pro­jets réus­sis. « Étrange­ment, nous n’avons jamais eu les don­nées du recense­ment de 2017 con­cer­nant la pop­u­la­tion des villes nou­velles. Mais en 2006, on sait qu’il y avait 800 000 habi­tants seule­ment dans toutes les villes nou­velles en Égypte, 11 mil­lions d’Égyptiens vivant dans les quartiers informels du Caire », rap­pelle le chercheur. Pour lui, seuls les pro­jets du 6 Octo­bre et de New Cairo peu­vent être qual­i­fiés de suc­cès relat­ifs, tan­dis que la ving­taine d’autres villes nou­velles con­stru­ites depuis quar­ante ans en Égypte sont majori­taire­ment vides, cer­taines n’ayant même jamais été ter­minées. « Dif­férentes études uni­ver­si­taires ont cal­culé qu’entre 60 et 70 % des loge­ments con­stru­its dans les villes nou­velles en Égypte depuis les années 1970 étaient vacants », renchérit Khaled Mostafa, un archi­tecte égyp­tien qui a fait une thèse sur huit villes con­stru­ites autour du Caire. Il a étudié en par­ti­c­uli­er Badr City, ville à voca­tion indus­trielle située à 45 kilo­mètres du Caire sur la route de Suez, dont les pre­miers occu­pants sont arrivés en 1995. « Les habi­tants de Badr City – qui n’est occupée qu’à 30 % – se plaig­nent de dif­férentes choses : les ser­vices promis par le gou­verne­ment sont inex­is­tants, les « zones com­mer­ciales » men­tion­nées sur les plans, absentes, et il n’y a que du sable à la place des jardins prévus… », rap­porte Khaled Mostafa.

Or, le prob­lème prin­ci­pal de ces villes nou­velles, c’est la dis­tance : elles sont sou­vent situées à plusieurs kilo­mètres d’un cen­tre urbain. « L’absence de trans­ports publics est la pre­mière cause d’échec des pro­jets à voca­tion sociale, parce que leurs habi­tants n’ont en général pas les moyens d’acheter une voiture », estime Khaled Mostafa. « Un habi­tant de Badr City m’a dit qu’il dépen­sait la moitié de ses revenus dans les trans­ports, pour aller tra­vailler dans son mag­a­sin au Caire chaque jour. » Comme les bus et autres lignes de métro promis par les autorités ne voient en général pas le jour, des réseaux informels de minibus, comme il en existe partout en Égypte, se met­tent en place. « Il faut savoir que moins de 15 % de la pop­u­la­tion du « grand Caire » pos­sède une voiture », souligne David Sims.

Autre écueil : les habi­tants n’ont pas le droit d’ouvrir un com­merce au rez-de-chaussée d’un immeu­ble. « La con­cep­tion des villes nou­velles repose sur le « zon­ing », le fait d’attribuer une fonc­tion dif­férente à chaque quarti­er : rési­den­tielle, com­mer­ciale, admin­is­tra­tive… », déplore Khaled Mostafa, qui pro­pose juste­ment, dans sa thèse, d’aménager les rez-de-chaussée de Badr City en com­merces et espaces col­lec­tifs. David Sims fait le même con­stat : « Les ingénieurs urban­istes qui dessi­nent les villes nou­velles égyp­ti­ennes pren­nent tou­jours les ban­lieues améri­caines pour mod­èle, alors que l’on sait que ça ne fonc­tionne pas. Ils sont restés blo­qués au XXe siè­cle. C’est un énorme gaspillage d’argent. »

Investisse­ment à court terme et « appro­pri­a­tion »

Pourquoi alors, les dirigeants égyp­tiens s’acharnent-ils à lancer, encore et encore, des pro­jets de villes nou­velles ? Pourquoi ne tra­vail­lent-ils pas plutôt à « rem­plir » et à amélior­er celles qui exis­tent déjà, ou à via­bilis­er les quartiers informels ? Pourquoi sem­blent-ils inca­pables de com­pren­dre que ce mod­èle urbain est inef­fi­cace ? Au-delà des enjeux sym­bol­iques déjà évo­qués, il existe aus­si quelques raisons économiques. Ces chantiers font tra­vailler des cen­taines de mil­liers d’ouvriers : alors que l’économie égyp­ti­enne n’a jamais vrai­ment redé­col­lé après la révo­lu­tion, ces emplois peu qual­i­fiés sont salu­taires. « L’un des objec­tifs du pou­voir est effec­tive­ment de faire tourn­er le secteur de la con­struc­tion avec ces grands travaux. Mais vous ne pou­vez pas bâtir une poli­tique économique sur la con­struc­tion, ça n’est pas un moteur », regrette David Sims.

Ce mod­èle fonc­tionne aus­si parce qu’il repose sur une « bulle spécu­la­tive » : dans les villes nou­velles des­tinées aux class­es moyennes et supérieures, les apparte­ments ou maisons se vendent en fait assez bien, donc les entre­pris­es privées qui lan­cent ces pro­jets obti­en­nent un « retour sur investisse­ment ». Mais les villes en ques­tion ne sont pas habitées pour autant, car ces achats immo­biliers sont sou­vent un « place­ment ». « En Égypte, lorsqu’on a de l’argent de côté, on préfère acheter un apparte­ment plutôt que dépos­er cet argent dans une banque », souligne Nicholas Sim­cik Arese, chercheur en anthro­polo­gie et urban­isme à l’université d’Oxford.

Sa thèse porte sur Haram City, le pre­mier pro­jet de loge­ment social en Égypte bâti dans le cadre d’un parte­nar­i­at pub­lic-privé : une branche de la société Oras­com a con­stru­it la ville et la gère aujourd’hui. « L’État égyp­tien a ven­du le ter­rain à Oras­com pour presque rien, en van­tant un pro­jet qui prof­it­erait aux plus pau­vres. Ces loge­ments ont finale­ment été ven­dus, avec prof­it, à des foy­ers des class­es moyennes », résume le chercheur. Ter­minée en 2007, cette cité de 50 000 loge­ments (400 000 étaient prévus dans le pro­jet ini­tial) était à moitié occupée en 2013, d’après Nicholas Sim­cik Arese. Mais elle se dis­tingue par un événe­ment sin­guli­er : en août 2010, puis févri­er 2011, pen­dant le soulève­ment con­tre Hos­ni Moubarak, 231 familles d’Égyptiens mal-logés ont investi les apparte­ments de Haram City, et ont réus­si à y rester jusqu’à aujourd’hui. Le « man­ag­er » de la ville, employé d’Orascom, a ten­té par dif­férents moyens d’expulser ces « squat­teurs », mais ces derniers ont su se ren­dre indis­pens­ables : « Quand on habite Haram City, il faut faire plusieurs kilo­mètres pour trou­ver un mécani­cien. Lorsqu’il fait très chaud, l’été, il faut aus­si rouler longtemps pour acheter une pastèque à ses enfants… Les « squat­teurs » ont fourni ces ser­vices aux habi­tants « offi­ciels » de Haram City, et une inter­dépen­dance s’est créée petit à petit », racon­te Nicholas Sim­cik Arese. Si bien que le « man­ag­er » a finale­ment renon­cé à les évac­uer de force…

Cet exem­ple très local de « réin­ven­tion » des villes nou­velles pour­rait-il inspir­er le gou­verne­ment égyp­tien et le pouss­er à chang­er de méth­ode en matière de poli­tique urbaine ? À défaut de vivre dans des « villes de rêve », les Egyp­tiens peu­vent tou­jours en rêver.

Un désastre écologique

Les villes nou­velles ne sont pas seule­ment jugées inutiles pour résoudre la crise du loge­ment égyp­ti­enne, elles sont aus­si une plaie pour l’environnement. À Al Rehab, l’une des lux­ueuses « gat­ed com­mu­ni­ties » situées à l’Est du Caire, on « arrose le désert » pour y créer des jardins lux­u­ri­ants et ali­menter des étangs et fontaines. Du côté du gou­verne­ment, on affirme que les cités idéales en pro­jet seront « intel­li­gentes » et ali­men­tées en élec­tric­ité via des éner­gies renou­ve­lables, mais les quelques pan­neaux solaires et éoli­ennes – quand ils exis­tent – sont loin de com­penser le traf­ic routi­er sup­plé­men­taire généré par ces nou­veaux ensem­bles. « Cer­taines villes nou­velles, où presque per­son­ne ne vit, sont illu­minées la nuit », souligne David Sims. « Et à l’Ouest de la ville du 6 Octo­bre, il y a un immense marécage, vis­i­ble sur Google Map : c’est là qu’ont atter­ri les eaux usées de la ville depuis 30 ans… » Autant d’exemples qui, selon le chercheur, mon­trent que la pro­tec­tion de l’environnement est loin d’être au cen­tre des préoc­cu­pa­tions des urban­istes et décideurs égyp­tiens.

Reportage : Nina Hubinet
Photo de Une : “Une rue de villas et d’immeubles d’appartements individuels sort du sable à New Cairo.” @Jason Larkin, Cairo Divided — New Cairo — 2010

Jason Larkin est un pho­tographe bri­tan­nique inter­na­tionale­ment recon­nu pour ses pro­jets doc­u­men­taires soci­aux au long cours, ses por­traits envi­ron­nemen­taux et ses reportages sur les paysages. Son approche immer­sive et “lente” du jour­nal­isme per­met de met­tre en lumière d’im­por­tantes ques­tions sociales, économiques et poli­tiques. Sa série Cairo Divid­ed a été réal­isée en 2010.

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