À Huelva, dans le Sud de l’Espagne, deux crassiers de 120 millions de tonnes de résidus industriels toxiques et faiblement radioactifs menacent la santé des citoyens. Un problème largement passé sous silence par les autorités.
« Il y a heureusement encore quelque chose de bon dans ce pays ! » lance José, 33 ans, étudiant en biologie, en dégustant une assiette de papas con choco, spécialité gastronomique typique de Huelva à base de pommes de terre et de calamars. La ville côtière du Sud de l’Andalousie, à la confluence des fleuves Odiel et Tinto, est tristement connue pour sa contamination industrielle. « Le silence est descendu sur la ville. Après les protestations et la fermeture de Fertiberia, plus personne ne parle de ce qui se passe ici. La chimiothérapie et les médicaments ne font pas la une des journaux en Espagne », explique José.
Huelva, ville de 150 000 habitants, entourée de marais et de réserves naturelles, paradis des flamants roses et des cigognes, est néanmoins l’un de lieux les plus pollués d’Espagne. Ici, le taux de cancer est supérieur de 25 % à la moyenne nationale. La ville compte également 14,8 % de plus de personnes asthmatiques. La faute aux activités économiques locales, liées systématiquement au pôle chimique industriel. Initié par Francisco Franco à l’époque de sa dictature militaire, un demi-siècle plus tard, les cheminées du pôle chimique sont encore la seule alternative au chômage. Dans les années 1970 et 1980, des entreprises multinationales comme Fertiberia, Atlantic Copper, Fertinagro, Cepsa, Enagas ou Ertisa se sont installées dans la ville. Un pôle industriel, source de plus de 5 000 emplois directs et de 4 500 emplois indirects en 2017, selon le syndicat des travailleurs CCOO de Huelva.
A la suite des rapports publiés en 2003 par l’Université Pompeu Fabre de Barcelone et l’Université Juan Carlos III de Madrid qui ont dénoncé la catastrophe écologique et sanitaire en cours à Huelva, le producteur de fertilisants pour l’agriculture, Fertiberia, a été forcé d’arrêter ses activités industrielles. « Mais les crassiers de 120 millions de tonnes de phosphogypses toxiques et faiblement radioactifs restent là, en plein air, à quelques centaines de mètres de la ville », souligne José. « Une subtile poussière blanche se soulève de ces terrils durant les jours de vent, elle recouvre les voitures, les arbres et les rues de la ville. Qu’on ne vienne pas me dire que cela ne fait pas mal à la santé », termine-t-il. Ces tas de scories de plus de 30 mètres de hauteur sont le résultat de plusieurs décennies de décharge sauvage, car les phosphogypses sont un sous-produit de l’industrie des fertilisants agricoles.
Dans les bars du quartier de Perez Cubillas, des hommes boivent de l’eau de vie et du whisky depuis le petit matin. Beaucoup sont victimes du chômage endémique qui touche toute l’Andalousie. C’est l’un des quartiers les plus pauvres de la ville. Il est aussi l’un des plus proches des crassiers de phosphogypses. « Le pôle chimique a déversé ses déchets à la porte de nos maisons. Les gains des entreprises partent à Madrid et Séville, il nous reste les cancers et le chômage », dénonce Paula, 63 ans, habitante d’un des petits corons (maison ouvrière) du quartier, alors qu’elle cherche à écumer les grosses flaques d’eau qui ont pénétré à l’intérieur de sa maison durant la dernière tempête.
La contamination industrielle qui cause ici de nombreux cas de maladies n’est pas au centre des conversations dans les estaminets de Perez Cubillas. À l’heure de l’apéritif, les verres de bière recouvrent le comptoir, l’atmosphère se remplit de fumée de cigarette, les vieux jouent aux cartes sur de vieilles tables aux nappes usagées. On discute du dernier match de football, de la main‑d’œuvre marocaine qui remplace les travailleurs espagnols durant la cueillette des fraises. Tout d’un coup, le silence se fait alors que passent à la télévision les images du Roi Felipe VI rendant hommage à la Vierge d’une importante basilique de Madrid. Quelques commentaires au moment où le roi baise les pieds de la vierge, puis les parties de cartes reprennent.
« Fertiberia voudrait couvrir les crassiers avec de la terre. C’est une solution économique, mais pas très efficace contre la radioactivité. Selon Greenpeace Espagne, l’élimination et le recyclage lui coûteraient environ 220 millions d’euros », explique Juan Manuel Buendia, porte-parole de la plateforme citoyenne Mesa de la ria. « L’entreprise jouit d’un grand pouvoir d’influence : son président Juan Miguel Villar Mir a été nommé Marquis par le roi Juan Carlos en 2011. L’actuelle ministre de l’Environnement, Isabel Tejerina, a été cadre de l’entreprise par le passé. Certains scientifiques ont même nié les résultats de leurs propres recherches », termine Juan Manuel Buendia. Son association combat depuis plus de 15 ans la contamination industrielle à Huelva. L’association se bat pour la fermeture complète et définitive de la zone industrielle de Huelva et la récupération des plages de la ville.
La situation est dans une impasse, la voix de Mesa de la ria se perd face à celle de l’AIQBE, l’association des entreprises du pôle chimique de Huelva, qui prétend avoir tout fait pour défendre l’environnement et la santé de citoyens. Les syndicats tergiversent. « Certaines recherches scientifiques prouvent que beaucoup de tumeurs de Huelva sont dues à la mauvaise hygiène de vie d’une partie de la population : ici on fume et on boit beaucoup. Tant qu’on n’est pas sûr et certain des responsabilités du pôle chimique, on ne peut pas agir », estime Diego Roman, chargé de santé au travail et environnement pour le syndicat des travailleurs de Huelva. Certains pointent du doigt la corruption et l’omerta, d’autres affirment que les extrémistes déchargent toutes les responsabilités sur les entreprises de Huelva. Restent 120 millions de tonnes de phosphogypses, toxiques et faiblement radioactifs, stockées en plein air à moins de 500 mètres du centre-ville de Huelva, et des plantations de fraises commercialisées dans toute l’Europe.
Reportage et photos : Samuel Bregolin à Huelva
Photo de Une : Le pôle chimique de Huelva @ Paco Romero pour Mesa de la ria
La guerre des études
Les études scientifiques ne s’accordent pas sur le lien entre le pôle chimique et le fort taux de tumeurs et cancers dans la ville. La guerre des scientifiques fait rage… Quelques liens pour en apprendre plus :
Le quotidien El Paìs : https://elpais.com/diario/2007/08/31/sociedad/1188511202_850215.html
Le site Cadenaser : http://cadenaser.com/emisora/2018/01/15/radio_huelva/1516015436_451750.html
L’association Mesa de la Ria : http://mesadelaria.es/huelva/?p=3414
Pollution en Espagne, PMC National Institues of health (en anglais) : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1847682/
El Paìs, sept études scientifiques qui démontrent qu’il n’y a pas de relation entre cancers et industries à Huelva selon la Direction générale de la Santé publique espagnole :
https://elpais.com/diario/2007/09/01/andalucia/1188598925_850215.html