Après 2011, la lutte contre la corruption face au pouvoir croissant des puissances de l’argent

Au sud de la Méditer­ran­née, des régimes sont tombés. D’autres ont promis plus de lib­erté. Mais la puis­sance finan­cière est restée, elle, aux mains des mêmes acteurs. «Les...

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Au sud de la Méditer­ran­née, des régimes sont tombés. D’autres ont promis plus de lib­erté. Mais la puis­sance finan­cière est restée, elle, aux mains des mêmes acteurs.

«Les quelques mil­i­tants qu’il reste ne mili­tent plus, parce qu’ils n’ont plus de pro­tec­tion. On a beau­coup de mal à médi­a­tis­er les affaires de cor­rup­tion, même la presse est réprimée.» Hal­im Fed­dal a la voix fatiguée. Cet Algérien de la région de Chlef se bat depuis des années con­tre la cor­rup­tion. Il fait par­tie des fon­da­teurs de l’Association nationale de lutte con­tre la cor­rup­tion, une asso­ci­a­tion qui n’a jamais obtenu les agré­ments néces­saires de la part des autorités. Sur la boîte mail de l’as­so­ci­a­tion, il assure recevoir des infor­ma­tions sur de nou­velles affaires, «presque tous les jours», «prin­ci­pale­ment sur des affaires locales». Sour­cils fron­cés, lunettes rec­tan­gu­laires, il par­le désor­mais de «pré­da­tion organ­isée». Pour lui, la mod­i­fi­ca­tion du Code des marchés publics en 2016 a été fait «sur mesure, sous la pres­sion de l’oligarchie». Harcelé, men­acé, licen­cié, et tou­jours sans tra­vail même si la jus­tice lui a don­né rai­son, Hal­im Fed­dal est cer­tain d’une chose : «la poli­tique de la rente est un catal­y­seur de la cor­rup­tion».

Le poli­to­logue algérien Mohamed Hachemaoui con­sid­ère que la cor­rup­tion est le coro­laire des régimes autori­taires. En 2012, il écrit dans la Revue inter­na­tionale de poli­tique com­parée : «En Algérie comme au Maroc, la cor­rup­tion, insti­tu­tion­nal­isée dès les fon­da­tions des régimes, par­ticipe d’un sys­tème poli­tique informel. Dans les deux cas, la cor­rup­tion est tirée par l’abus de pou­voir et l’impunité. Les sys­tèmes pré­to­rien et monar­chique, en dif­fu­sant une cor­rup­tion endémique au bas de l’échelle et une grande cor­rup­tion au som­met de la pyra­mide, per­me­t­tent aux gou­ver­nants de frag­menter l’élite stratégique, d’adoucir l’ordre autori­taire, de neu­tralis­er le con­flit de classe et d’assurer la survie de leurs régimes. Le sys­tème de cor­rup­tion, qui pré­side à la mise en œuvre des pro­grammes de développe­ment autant qu’à l’allocation des ressources, génère cepen­dant le mal-développe­ment, aggrave la dés­in­té­gra­tion et creuse les iné­gal­ités, lesquelles font vol­er en éclats le «pacte social» et ali­mentent la prise de parole et la dis­si­dence».

En 2011, la réponse de la rente Lorsqu’en 2011, des man­i­fes­ta­tions écla­tent dans toute la région, le poli­to­logue l’analyse de la façon suiv­ante : «le ressen­ti­ment et la colère des lais­sés-pour-compte du nou­v­el autori­tarisme néolibéral sont canal­isés à tra­vers le rejet du « raïs » et de son « clan », qui incar­nent dans les représen­ta­tions pop­u­laires l’autoritarisme et la cor­rup­tion». En Algérie, cette année là, après des man­i­fes­ta­tions con­tre le coût de la vie et le chô­mage et de mul­ti­ples grèves, les autorités algéri­ennes mul­ti­plient par deux les salaires des fonc­tion­naires et recru­tent dans la fonc­tion publique. La réponse sera la rente.

«Les régimes qui ont le mieux tra­ver­sé les soulève­ments sont ceux qui ont pu les étein­dre grâce à la dépense publique», résume le diplo­mate Charles Thé­paut dans Le monde arabe en morceaux (Armand Col­in, 2017). Si ce n’en est pas le début, l’année 2011 accentue la poli­tique algéri­enne de la rente. Ain­si en 2013, après des man­i­fes­ta­tions de chômeurs dans la région sahari­enne de Ouar­gla, le gou­verne­ment a annon­cé toute une série de mesures d’urgences (sup­pres­sion du taux d’intérêt pour les prêts ban­caires, développe­ment de la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle…) mais il a aus­si relancé le développe­ment des infra­struc­tures (tramway, loge­ments soci­aux, usine de désalin­i­sa­tion de l’eau…).

La cor­rup­tion comme out­il poli­tique Si les mou­ve­ments soci­aux de 2011 ont per­mis des change­ments poli­tiques, plus ou moins impor­tants, ils n’ont pas fon­da­men­tale­ment changé l’opacité de cer­tains mécan­ismes économiques. Mohamed Hachemaoui souligne que mal­gré la chute de Hos­ni Moubarak en Egypte, c’est bien l’armée égyp­ti­enne qui garde la main mise sur une impor­tante par­tie de l’économie du pays. Selon l’organisation Glob­al Finan­cial Integri­ty (GFI), l’Égypte perd plus de six mil­liards de dol­lars par an, à cause des activ­ités finan­cières illicites et de la cor­rup­tion gou­verne­men­tale. Fin 2015, Hicham Geneina, prési­dent de l’Au­torité égyp­ti­enne de con­trôle des comptes publics, annonce que la cor­rup­tion publique atteint 600 mil­liards de livres (env­i­ron 60 mil­liards d’euros). Quelques mois plus tard, il est démis de ses fonc­tions par le prési­dent Abdelfa­tah Al Sis­si et con­damné par un tri­bunal du Caire à un an de prison avec sur­sis pour «dif­fu­sion de fauss­es infor­ma­tions».

 

En Algérie, en 2016, un organe nation­al de préven­tion et de lutte con­tre la cor­rup­tion, sous l’autorité du prési­dent Boute­fli­ka, est instal­lé à Alger. Le pays est aus­si à l’origine d’une série d’initiatives con­tre la cor­rup­tion dans les organ­ismes poli­tiques africains. Mais dans son arti­cle «Qui gou­verne (réelle­ment) l’Algérie?», pub­lié dans la revue Poli­tique Africaine, Mohamed Hachemaoui nuance : «la cor­rup­tion par­ticipe d’un mécan­isme insti­tu­tion­nel de con­trôle poli­tique et de régu­la­tion des con­flits». La lutte con­tre la cor­rup­tion est notam­ment util­isée par le départe­ment du ren­seigne­ment et de la sécu­rité (DRS) selon le chercheur : «Le DRS, qui a fait des enquêtes afférentes à la grande cor­rup­tion un domaine réservé, orchestre derechef le débal­lage, par presse inter­posée, d’une série de scan­dales visant l’entourage immé­di­at du prési­dent Boute­fli­ka».

En Algérie, la nou­velle puis­sance du FCE Au delà des acteurs poli­tiques tra­di­tion­nels, ceux qui lut­tent con­tre la cor­rup­tion en Algérie font face à un nou­v­el acteur : les grands chefs d’entreprise. Depuis 2014, et l’élection du prési­dent Abde­laz­iz Boute­fli­ka pour un 4e man­dat, le Forum des Chefs d’entreprise, regroupe­ment de patrons, a pris plus d’importance dans les déci­sions poli­tiques. Le FCE est dirigé par Ali Had­dad, patron d’une entre­prise de BTP dont le suc­cès est lié aux com­man­des éta­tiques. L’homme est proche de Saïd Boute­fli­ka, le frère du prési­dent, et il fait par­tie de ceux qui ont soutenu la can­di­da­ture du Prési­dent pour un 4e man­dat.

Ce nou­veau pou­voir des puis­sances de l’argent s’illustre à l’été 2017, lorsque le Pre­mier min­istre Abdel­mad­jid Teb­boune est demis de ses fonc­tions, trois mois après avoir été nom­mé. «La vision du Pre­mier min­istre ne cadrait pas avec la vision du prési­dent», a expliqué une source gou­verne­men­tale à l’AFP. Dans les faits, le pre­mier min­istre avait annon­cé une série d’enquêtes sur l’attribution de marchés de gré à gré, dont les très poli­tiques usines de mon­tage auto­mo­bile, des enquêtes pour fraude fis­cale, et de nou­velles régle­men­ta­tions pour les impor­ta­tions.

Pho­to : L’an­cien Pre­mier min­istre algérien Abdel­malek Sel­l­al invité lors d’une réu­nion du Forum des Chefs d’en­tre­prise (FCE) à Alger en 2014. Le FCE sera l’un des sou­tiens de la can­di­da­ture d’Ab­de­laz­iz Boute­fli­ka pour un 4e man­dat. (Crédits : Leïla Berat­to)

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