Al Bawsala, une veille citoyenne sur les institutions tunisiennes

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A Tunis, ils se relaient pour assis­ter aux réu­nions par­lemen­taires depuis 2011. L’ob­jec­tif : rompre l’opacité qui entoure les pris­es de déci­sion et don­ner des out­ils aux citoyens.

Ce ven­dre­di 26 jan­vi­er 2018, dans les locaux d’Al Bawsala, à Tunis, l’ambiance est plutôt déten­due. Aujourd’hui, pas de plénière. Inutile donc d’envoyer une équipe retran­scrire les débats en temps réel et sur­veiller les votes, aux aguets depuis le bal­con de la grande salle de l’Assemblée des représen­tants du peu­ple (ARP), à cinq kilo­mètres d’ici. Mais l’équipe d’Al Bawsala [“la bous­sole” en arabe] garde tout de même un œil sur le par­lement. Car c’est devant le Palais du Bar­do, siège de l’institution, que doit se dérouler la nou­velle man­i­fes­ta­tion de Fech Nes­tannew, le groupe d’activistes à l’origine des protes­ta­tions con­tre la hausse du coût la vie et la nou­velle loi des finances qui ébran­lent la Tunisie depuis le début de l’année. « C’est quand même étrange d’avoir choisi un jour où il n’y a pas de plénière, et donc un jour où la plu­part des députés qui ont voté cette loi sont absents », com­mente Ness­ryne Jelalia, qui depuis quelques jours occupe le poste de direc­trice exéc­u­tive de l’association.

Al Bawsala est née en 2012, quelques mois après l’élection des députés de l’Assemblée nationale con­sti­tu­ante, qui avait pour tâche la rédac­tion de la nou­velle con­sti­tu­tion post-révo­lu­tion. Créée à l’initiative de six jeunes, l’as­so­ci­a­tion est rapi­de­ment dev­enue un acteur incon­tourn­able de mon­i­tor­ing de l’activité poli­tique en Tunisie. « La majeure par­tie de la nou­velle élite poli­tique était issue de l’op­po­si­tion à Ben Ali, et, légitime­ment, avait appris à évoluer dans une cul­ture d’opac­ité et de secret pour éviter la répres­sion poli­tique. Mais, après la révo­lu­tion, ces com­porte­ments n’avaient plus lieu d’être », explique Selim Khar­rat, l’un des mem­bres fon­da­teurs de l’ONG, et son prési­dent depuis sep­tem­bre. L’idée est alors de met­tre en place des out­ils per­me­t­tant aux citoyens et aux autres organ­i­sa­tions de la société civile de com­pren­dre les lois qui sont votées, mais aus­si de peser dans le proces­sus qui aboutit à la créa­tion de ces lois. Le pro­jet cen­tral, Marsad Majles, l’ob­ser­va­toire en ligne des activ­ités du Par­lement est lancé. Pro­gres­sive­ment, de nom­breuses fonc­tion­nal­ités sont ajoutées : biogra­phie des élus, suivi des com­mis­sions, live-tweet des débats, analyse des votes, et la veille se fait plus appliquée.  

Le citoyen comme pos­si­ble con­tre-pou­voir
« Le pos­tu­lat cen­tral, c’était, et c’est tou­jours, qu’un citoyen bien infor­mé est un citoyen à même de con­stituer un con­tre-pou­voir », explique Selim Khar­rat. « On par­tait de loin ! inter­rompt Ness­ryne Jelalia. Sous Ben Ali, il y avait une émis­sion qui s’appelait مداولات مجلس النواب [Délibéra­tions à la Cham­bre des Représen­tants], qui retrans­met­tait des mon­tages des gross­es déci­sions de l’Assemblée. Elle pas­sait à 23h30. On regar­dait sans intérêt, on ne savait pas vrai­ment qui étaient les députés, quel était le proces­sus de prise de déci­sion, ni même le rôle véri­ta­ble du Par­lement. »

Si Al Bawsala fait main­tenant par­tie du paysage de l’Assemblée tunisi­enne, cela ne s’est pas fait en un jour. Face à la tâche titanesque, les fon­da­teurs choi­sis­sent d’abord de tra­vailler avec un « pool choisi d’élus », con­va­in­cus par l’intérêt du pro­jet, qui réus­sis­sent à les faire entr­er au Par­lement et à leur trans­met­tre les pre­miers pro­jets de loi. D’autres ont plus de mal avec les valeurs de trans­parence et de redev­abil­ité prônées par l’association. Selim Khar­rat cite ain­si l’exemple d’une anci­enne salariée qui était rev­enue en pleurs après qu’une députée l’avait prise à par­ti dans les couloirs de l’institution, en accu­sant l’association d’être une « police de l’assemblée » qui n’aurait pas à sur­veiller « la plus haute autorité du pays ». « Les rela­tions entre Al Bawsala et les élus sont ain­si par­ti­c­ulière­ment ten­dues, explique Ness­ryne Jelalia, lors de débats sur des lois con­tro­ver­sées ou lorsque l’association dénonce des trich­es lors de votes par exem­ple ». Mais la présence de l’ONG à l’Assemblée s’est petit à petit nor­mal­isée : « Notre col­lab­o­ra­tion est aujour­d’hui beau­coup plus insti­tu­tion­nal­isée », note-t-elle.

Plaintes pour obstruc­tion à l’ac­cès à l’in­for­ma­tion
L’administration du Par­lement développe ain­si pro­gres­sive­ment ses pro­pres out­ils de veille des travaux de l’Assemblée, « comme cela est prévu dans le règle­ment intérieur de l’Assemblée », insiste la direc­trice de l’association. Même si, pour y par­venir, « il a fal­lu des plaintes pour obstruc­tion à l’ac­cès à l’in­for­ma­tion de notre part auprès du tri­bunal admin­is­tratif », regrette-t-elle. De nom­breux out­ils sont inspirés de ceux d’Al Bawsala, au plus grand ravisse­ment de Ness­ryne Jelalia : « Pour nous, le plus grand suc­cès de Marsad Majles serait qu’il dis­paraisse, que l’on n’en ait plus besoin et que nous puis­sions nous con­cen­tr­er sur le plaidoy­er et nos autres pro­jets. »

Emer­gence d’une opin­ion publique
Car si Marsad Majles — l’ob­ser­va­toire en ligne des activ­ités du Par­lement — reste la vit­rine la plus con­nue de l’association, ce n’est pas la seule corde à son arc. Accom­pa­g­nant le proces­sus de décen­tral­i­sa­tion des admin­is­tra­tions, le pro­jet Marsad Bal­a­dia est peut-être encore plus ambitieux que le pre­mier. L’ob­jec­tif est, au même titre que pour le Par­lement, de per­me­t­tre aux citoyens de com­pren­dre et de par­ticiper à la vie publique, cette fois-ci, locale, en obser­vant les munic­i­pal­ités. « Il y a là encore une plate­forme pour toutes les munic­i­pal­ités du pays, avec leur bud­get, les pro­jets de développe­ment locaux en cours, leurs dettes et les PV des réu­nions publiques con­stru­ites grâce à nos 300 obser­va­teurs locaux », explique Ness­ryne Jelalia. Le site Marsad Bud­get quant à lui met à dis­po­si­tion des citoyens des infor­ma­tions sim­pli­fiées et acces­si­bles sur le bud­get de l’Etat.

Avec ces nom­breux pro­jets qui restent à men­er, pour Selim Khar­rat, le bilan de la courte exis­tence de l’association est, mal­gré les obsta­cles, très posi­tif : « Finale­ment, ce qui a changé en 2011, et ce qu’Al Bawsala a com­pris, c’est l’émergence d’une opin­ion publique capa­ble d’ex­ercer une cer­taine pres­sion. Nous avons su dès le début la mobilis­er. Cela a été notre arme pour faire pres­sion sur les décideurs et pour remet­tre le citoyen au cen­tre des débats. »

Texte : Timothée Vinchon

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