Vénétie et Lombardie : la locomotive italienne déraille de la voie romaine

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Le lion ailé de Saint-Marc en Vénétie et les tablettes en Lom­bardie sont les deux sym­bol­es des référen­dums qui ont eu lieu en Ital­ie du Nord dans la foulée de la Cat­a­logne. A Venise et dans le Nord-Est, c’est l’image de la tra­di­tion et de l’identité du dra­peau de la Sérénis­sime république qui est mise en avant, alors que Milan et le Nord-Ouest poussent plutôt vers un mod­èle idéal d’innovation et pro­posent aux électeurs un tout nou­veau – et très cher – sys­tème de vote élec­tron­ique. L’objectif com­mun reste l’autonomie à la sauce padane, en atten­dant une réforme ter­ri­to­ri­ale qui devrait pass­er par une réforme de la Con­sti­tu­tion ital­i­enne.

Organ­isé légale­ment, à la dif­férence de la Cat­a­logne, le résul­tat du scrutin qui s’est tenu en Vénétie est clair : sur les 57% des électeurs qui ont voté, 98% ont demandé plus d’autonomie à Rome. En Lom­bardie l’affluence a été plus faible (38%), mais le quo­rum n’était pas req­uis et les par­ti­sans d’un région­al­isme fort représen­tent plus de 95% des préférences exprimées.

ENTRE IDENTITARISME, POPULISME ET DÉMOCRATIE DIRECTE

« Il y a une tra­di­tion de dif­féren­ci­a­tion cul­turelle en Ital­ie du Nord par rap­port à d’autres régions, mais la seule expres­sion poli­tique indépen­dan­tiste, lim­itée à un par­ti et à une cer­taine péri­ode, n’est pas com­pa­ra­ble à la Cat­a­logne ou à l’Écosse, où il y a une série de mou­ve­ments de longue durée pro­fondé­ment enrac­inés dans la société », pré­cise Francesco Nicoli, écon­o­miste poli­tique à l’Université d’Amsterdam. « En Cat­a­logne, une plu­ral­ité de par­tis représen­tent la pen­sée indépen­dan­tiste. Dans le cas de la Lom­bardie, avant la Ligue du Nord (par­ti pop­uliste séparatiste et con­ver­ti au fédéral­isme et à l’autonomisme, NDLR) la tra­di­tion séces­sion­niste n’existait pas. En Vénétie le sens d’autonomie est plus aigu et lié à des raisons his­toriques. Les résul­tats des référen­dums le mon­trent claire­ment », pré­cise l’économiste.

Oubli­er l’idée d’une Padanie indépen­dante. Dans cette région légendaire de l’Italie septen­tri­onale créée poli­tique­ment par les lead­ers séces­sion­nistes dans les années 1990, les prési­dents des régions Lom­bardie et Vénétie, Rober­to Maroni et Luca Zaia, deux per­son­nal­ités de la Ligue du Nord, se sont faits porte-parole d’un besoin trans­ver­sal des citoyens. L’ancien slo­gan « Rome, la voleuse » a été rem­placé à Venise par le plus local « Paroni a casa nos­tra », « A nous d’être patrons, chez nous », en patois véni­tien. Une for­mule à suc­cès pro­posée par Luca Zaia, qui a rassem­blé le plus de suf­frages. D’après Lau­ra Pup­pa­to, séna­trice véni­ti­enne du Par­ti démoc­rate (prin­ci­pal par­ti de cen­tre-gauche ital­ien), c’est la pro­pa­gande qui explique le résul­tat dif­férent : « depuis 2010, Luca Zaia a aug­men­té les dépens­es en com­mu­ni­ca­tion dans le bud­get de la Région avec une insis­tance à la lim­ite de l’obsession pour le véni­tien (langue régionale) et le dra­peau. Il a voulu con­solid­er l’idée que le peu­ple véni­tien est qual­i­ta­tive­ment meilleur que le peu­ple ital­ien, en cachant les prob­lèmes réels et les inef­fi­cac­ités du gou­verne­ment région­al de la Ligue du Nord. Cette recherche d’un enne­mi externe a fait pass­er le mes­sage que nous vivri­ons mieux en auto­suff­i­sance ».

Ques­tion posée lors du référen­dum en Vénétie “Veux-tu que davan­tage de formes et de con­di­tions par­ti­c­ulières d’au­tonomie soient attribuées à la Vénétie?” (Sil­via Ric­cia­r­di)

Cepen­dant, les référen­dums n’ont pu compter seule­ment sur l’appui des électeurs de la Ligue du Nord. Les sen­si­bil­ités poli­tiques en faveur de plus d’autonomie se sont appuyées sur des représen­tants engagés de tous les bor­ds allant du cen­tre-gauche jusqu’à l’ex­trême droite. La séna­trice du Par­ti démoc­rate Simon­et­ta Rubi­na­to a mené sa cam­pagne en faveur de l’au­tonomie avec son hash­tag #spal­latavene­ta, #coup d’épaule véni­tien. Le Mou­ve­ment 5 étoiles, M5S, ni de droite ni de gauche, est une for­ma­tion pop­uliste, anti-estab­lish­ment, actuelle­ment pre­mier par­ti d’Italie dans les sondages. Depuis sa nais­sance en 2009, il est en pre­mière ligne pour défendre la démoc­ra­tie directe. Ses dirigeants s’in­spirent des idées de gauche comme de droite pour touch­er les électeurs déçus des par­tis poli­tiques tra­di­tion­nels. Ste­fano Buffag­ni, élu du con­seil région­al de la Lom­bardie du M5S, a mené une cam­pagne pour l’autonomie de Milan et s’avoue con­va­in­cu qu’il n’existe pas d’autre choix car la volon­té poli­tique de Rome manque com­plète­ment : « Un vote au Par­lement a été ten­té sans aucun résul­tat. Quand tu donnes la pos­si­bil­ité aux citoyens de s’exprimer, cela per­met de met­tre vrai­ment la ques­tion sur le tapis. Et la déci­sion du gou­verne­ment d’ouvrir des négo­ci­a­tions est arrivée immé­di­ate­ment après le référen­dum. Si l’affluence avait été plus faible, on n’aurait pas pu démon­tr­er que ce sujet tient au cœur des citoyens. En tout cas, le référen­dum est un instru­ment de par­tic­i­pa­tion ».

Mais cet instru­ment de par­tic­i­pa­tion à la vie poli­tique, n’est pas gra­tu­it : les coûts des scruti­ns se sont élevés à 50 mil­lions d’euros en Lom­bardie, où pour la pre­mière fois dans l’histoire de l’Italie le vote par tablette était expéri­men­té, et à 14 mil­lions d’euros en Vénétie selon la plus tra­di­tion­nelle et sobre méth­ode du papi­er et du cray­on. La région Émi­lie-Romagne aurait pour­tant pu don­ner l’exemple : des dis­cus­sions sur l’autonomie avec Rome ont été abor­dées sans dépens­es ni scrutin et sont main­tenant en cours. La déci­sion d’organiser un référen­dum quelques mois avant la fin de la lég­is­la­ture paraît sin­gulière : « Le prési­dent de la région Vénétie a décidé d’activer une con­sul­ta­tion dans la phase pré-élec­torale. Son but n’est pas l’autonomie prévue dans la Con­sti­tu­tion, mais plutôt une autonomie à statut spé­cial », sou­tient la séna­trice Lau­ra Pup­pa­to.

LA QUESTION OUVERTE DE LA REFORME CONSTITUTIONNELLE

Au-delà de la Ligue du Nord et des forces poli­tiques pro ou con­tre les ref­er­en­dums, la ques­tion de l’autonomie est liée en Ital­ie à une réforme struc­turelle pro­cras­tinée depuis longtemps. Après le oui des peu­ples de Vénétie et Lom­bardie, rien n’a con­crète­ment changé sauf la posi­tion de force des prési­dents des deux régions et l’obligation du gou­verne­ment de Rome de prévoir à son agen­da poli­tique la ques­tion de la décen­tral­i­sa­tion et de la révi­sion de la Con­sti­tu­tion.

Un effort dans ce sens a été fait par le Par­ti démoc­rate avec la réforme Boschi, refusée par l’électorat. Le 4 décem­bre 2016, les ital­iens ont en effet voté lors d’un autre référen­dum. Il s’agissait cette fois d’un change­ment glob­al dans les vingt régions. Ce moment a con­sti­tué le prin­ci­pal échec poli­tique de Mat­teo Ren­zi, le prési­dent du Con­seil qui a démis­sion­né après avoir misé toute sa crédi­bil­ité poli­tique sur cette réforme. Sur les 65% d’électeurs votants, seuls 40% étaient favor­ables à la réforme pro­posée par le cen­tre-gauche.

« La réforme de 2016 prévoy­ait dif­férentes formes d’autonomie et une Cham­bre du Par­lement dédiée aux Régions. Ces idées ont été bête­ment rejetées pour con­tr­er Mat­teo Ren­zi », affirme la séna­trice Lau­ra Pup­pa­to. « La réforme con­sti­tu­tion­nelle de 2001 était déjà utile, mais avec des lacunes sur la divi­sion des com­pé­tences entre États et Régions. Les deux derniers référen­dums ont pro­duit un résul­tat à l’opposé de ce qui était atten­du. Cela aurait pu être autrement si les électeurs avaient été infor­més et rationnels, ils auraient alors voté OUI au référen­dum sur la réforme con­sti­tu­tion­nelle en 2016 et NON au référen­dum sur l’au­tonomie en 2017 », pré­cise la poli­tique de Vénétie.
Mais si les dif­férentes forces poli­tiques sont toutes con­va­in­cues de l’exigence d’une réforme ter­ri­to­ri­ale glob­ale qui devrait met­tre en ordre les com­pé­tences entre le pou­voir cen­tral et les régions, c’est le rôle de l’État et le degré de décen­tral­i­sa­tion qui change selon les par­tis. « Dans les ter­ri­toires avec des exi­gences dif­férentes, la voix des électeurs a per­mis de don­ner une recon­nais­sance à une exi­gence que la poli­tique de Rome n’avait pas com­pris : celle de déléguer plus de ressources aux ter­ri­toires » affirme Ste­fano Buffag­ni.

Cette ten­ta­tive de résoudre un prob­lème nation­al par le biais des régions économique­ment plus fortes ne per­met pas de régler le vrai prob­lème. Si la France est arrivée en 2015 à réduire les régions de 22 à 13, de l’autre côté des Alpes ce besoin inachevé risque d’augmenter le décalage entre Nord et Sud de l’Italie. Lom­bardie et Vénétie con­stituent la loco­mo­tive ital­i­enne, avec des PIB régionaux alignés sur l’Allemagne plus que sur le sud du Pays (respec­tive­ment 36 600 euros par habi­tant en Lom­bardie et 31 600 euros en Vénétie, con­tre 17 100 en Cal­abre ou 17 600 en Sicile). Avec les derniers référen­dums, le risque de déraille­ment de la voie romaine, pour­rait affaib­lir les liens soci­aux et sol­idaires et créer un effet cen­trifuge. Mais l’argent ne fait pas le bon­heur, sans l’autonomie.

Photos et texte Silvia Ricciardi

Francesco Nicoli est chercheur en économie poli­tique et gou­ver­nance transna­tionale à ACCESS Europe et maître de con­férence à l’U­ni­ver­sité d’Am­s­ter­dam. Il a obtenu son doc­tor­at à l’U­ni­ver­sité de Tren­to et il a été chercheur invité au Cen­tre for Euro­pean Pol­i­cy Stud­ies (CEPS) de Brux­elles et à la Her­tie School of Gov­er­nance de Berlin. Ses prin­ci­paux travaux por­tent sur l’in­té­gra­tion fis­cal européenne, l’é­conomie et la crise de la zone euro, le développe­ment de l’eu­roscep­ti­cisme et l’eu­ropéani­sa­tion des iden­tités.
Il a été assis­tant de recherche au think tanks brux­el­lois Bruegel et Euro­pean Pol­i­cy Cen­tre.

Pub­li­ca­tions :

Demo­c­ra­t­ic legit­i­ma­cy in the era of fis­cal inte­gra­tion :
http://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/07036337.2017.1298591

Hard-line Euroscep­ti­cism and the Euro­cri­sis : evi­dence from a pan­el study of 108 elec­tions across Europe : http://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/jcms.12463/abstract

La liste com­plète des pub­li­ca­tions : https://francesconicoli.wordpress.com/2015/06/19/publications/

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