Droit à l’autodétermination, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, droit de décider, dans le contexte de la crise politique en Catalogne, ces notions sont souvent utilisées. Représentant un même concept donnant le droit à un peuple de se constituer en Etat indépendant, cette notion reconnue en droit international au moment de la décolonisation ne s’applique pas à tous. 15–38 ouvre le débat avec deux juristes, Emanuel Castellarin, professeur de droit public à l’Université de Strasbourg, et Anthony Sfez, doctorant à l’Université Paris 2 et membre chercheur à l’École des Hautes Études hispaniques et Ibériques (Casa de Velasquez).
Le droit à l’autodétermination des peuples est consacré en droit international pour les peuples colonisés, mais certains courants considèrent aujourd’hui qu’il peut être étendu à d’autres peuples. Qu’en pensez-vous ?
Anthony Sfez
Le concept apparaît dans des décisions de la Cour internationale de justice mais aussi dans des résolutions de l’ONU. Le champ d’application touche les colonies; séparées par une mer de l’État central et avec une population différenciée ethniquement.
La question d’étendre ce principe à d’autres minorités se pose à l’éclatement de l’URSS. Mais la doctrine internationale répond négativement. Le droit à l’autodétermination n’est donc aujourd’hui encore pas étendu aux autres peuples.
Mais cela ne veut pas dire que cela soit interdit. Si une sécession réussit, le droit international qui est neutre, le constate. Il prend en compte les moyens d’accession à la sécession. Les États restent les dépositaires de cette reconnaissance car le droit international est un droit inter-étatique. Ils examineront également les moyens mis en place par l’Etat central pour empêcher d’y parvenir.
Emanuel Castellarin
Au vu de la réaction de la communauté internationale aux processus sécessionnistes depuis le milieu des années 1990 (notamment au Kosovo) et jusqu’aux consultations récentes en Catalogne et au Kurdistan irakien, l’élargissement de la liste de situations ouvrant droit à l’autodétermination externe, et donc à la constitution d’un État indépendant est très improbable à moyen terme.
Cela dit, raisonner en termes de droit à l’autodétermination externe ou, au contraire, d’interdiction de la sécession, risque de faire oublier l’essentiel. En droit international, la plupart des processus sécessionnistes relèvent d’une faculté : ils ne sont pas illicites. Cela ne veut pas dire que les processus sécessionnistes se produisent dans le vide juridique ou qu’ils sont régis uniquement par le droit national. Seulement, il faut reconnaître qu’il s’agit avant tout de processus politiques dont l’issue dépend surtout de circonstances factuelles.
Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes mène-t-il forcément à l’indépendance ?
Emanuel Castellarin
Sur le plan juridique, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’implique pas un droit à l’indépendance (autodétermination externe), sauf pour les peuples soumis à la colonisation, à l’apartheid ou à l’occupation étrangère. En dehors de ces situations, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes s’exerce dans le cadre des États existants, par la participation adéquate à leurs structures institutionnelles (autodétermination interne).
En dépit de cette distinction classique, il me semble que la fonction du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dans la société internationale contemporaine n’est plus claire. A partir de 1789, il a été le vecteur de valeurs qui correspondaient à des demandes sociales répandues (le principe de nationalité contre le principe de légitimité, la décolonisation contre la colonisation). Aujourd’hui, on assiste à une demande de nouvelles solutions conceptuelles, politiques et juridiques, mais quelles sont les réponses du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Soit ses effets coïncident avec l’existant (son exercice dans le cadre d’un État déjà constitué), soit il aboutit au même résultat qu’aux 19ème et 20ème siècles (la création d’un nouvel État).
Or, on constate que les processus sécessionnistes actuels partent d’exigences qui ne peuvent être satisfaites qu’à une échelle à la fois moins étendue que l’État (comme la modulation de la charge fiscale selon les préférences locales) et plus étendue que l’État (comme l’intégration européenne). En définitive, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes peine à s’articuler avec les autres outils disponibles pour corriger les défauts de l’État (droits individuels, intégration européenne, coopération internationale).
Comment appliquer un droit alors que la notion même de peuple n’est pas définie elle-même ?
Emanuel Castellarin
Il est impossible d’échapper à un certain arbitraire. Sur le plan objectif, la notion de peuple suppose au minimum un ensemble d’individus, mais pas nécessairement une unité ethnolinguistique ou religieuse. Sur le plan subjectif, il n’est pas toujours aisé d’apprécier les expressions de l’identité d’une communauté qui prétend être un peuple (par exemple, quelle valeur accorder à une déclaration d’indépendance adoptée par une assemblée représentative à une courte majorité ?).
Toutefois, il ne faut pas exagérer les enjeux juridiques de ce débat. D’une part, les droits du peuple se confondent en partie avec l’exercice collectif de droits individuels (liberté d’expression, d’association, etc). D’autre part, en pratique les questions essentielles sont plus techniques. Par exemple, pour le référendum d’autodétermination prévu en Nouvelle-Calédonie pour 2018, la définition du corps électoral est une tâche philosophiquement plus modeste mais pratiquement cruciale.
Plus généralement, ce débat mérite sans doute d’être dépassé. Il ne faut pas perdre de vue les défis auxquels les peuples sont actuellement confrontés : à l’époque des droits individuels et de la mondialisation, la question essentielle est celle de l’articulation entre les espaces politiques et juridiques dans lesquels les peuples agissent (État, collectivités infra-étatiques et supra-étatiques).
Anthony Sfez
Quelques éléments peuvent être utilisés pour aider à la définition de ce qu’est un peuple, comme la langue ou la culture. Mais plus généralement, la notion de peuple reste subjective avec une définition plus philosophique que juridique qui tend à reconnaître qu’être un peuple c’est d’abord se considérer comme un peuple.
Pour les Kurdes irakiens, certains courants évoquent la « sécession remède ». Une théorie apparue après l’éclatement de l’URSS qui implique une notion d’exaction et qui peut être appliquée par exemple au cas du Kosovo. En cas de « violences manifestes » la sécession peut être autorisée. Mais ce n’est pas encore unanimement admis.
Ces théories ne sont pas encore reconnues en droit applicable dit positif (Cour Internationale de Justice, résolution des Nations Unies, coutume). Dans le cas de la Catalogne, les deux camps revendiquent des valeurs acceptables, l’Espagne étant un Etat reconnu comme démocratique.
Le poids des États Nations dans l’élaboration du droit international ne freine-t-il pas toute tentative de faire évoluer ce droit ?
Emanuel Castellarin
Oui, certainement. Cependant, les États ne sont ni les seuls acteurs des relations internationales ni les seuls sujets de droit international. Les individus, les personnes morales, les entreprises, les groupes armés non-étatiques, etc. influencent l’évolution du droit international directement et indirectement, car les politiques (y compris extérieures) de l’État reflètent en définitive les orientations de la société.
Par ailleurs, l’évolution du droit international n’est pas uniforme dans l’espace : étant donné un socle commun de normes universelles, les normes spéciales propres à chaque région du monde rendent parfois envisageables des évolutions qui ne sont pas politiquement et juridiquement possibles ailleurs. Surtout en Europe, les États restent incontournables, mais beaucoup d’autres acteurs influencent l’évolution du droit.
Pensez-vous que la Catalogne puisse un jour faire reconnaître son indépendance face à des États qui auront tendance à soutenir l’État central espagnol ? Quelle serait la solution intermédiaire ?
Emanuel Castellarin
Comme l’indiquent les déclarations récentes des États (européens et non) et de l’Union européenne, il est très improbable que l’indépendance de la Catalogne soit reconnue. Certes, la reconnaissance n’est pas un élément constitutif de l’État sur le plan juridique, mais une non-reconnaissance unanime est rédhibitoire sur le plan pratique.
En réalité, comme le démontre l’émotion suscitée dans l’opinion publique internationale par la consultation du 1er octobre, les implications de la situation catalane sont loin d’être anodines. Le « droit de décider » invoqué par les autorités catalanes ne relève pas du droit positif et son exercice soulève de redoutables questions théoriques et pratiques, mais l’idée que la population d’un territoire puisse choisir librement son avenir s’appuie sur de solides bases philosophiques. Face à des situations inattendues, la réaction de la société internationale peut réserver des surprises, comme en 1991 à l’occasion de la reconnaissance internationale de la Slovénie et de la Croatie.
Les solutions intermédiaires pour l’avenir de la Catalogne sont encore incertaines. Sur le plan interne, comme il était prévisible dès le début, il est difficile d’imaginer une solution sans négociations entre les autorités catalanes et l’État espagnol. L’Espagne pourrait passer du régionalisme actuel à une forme de fédéralisme, avec une différenciation accrue des statuts juridiques des entités territoriales. Sur le plan européen, la situation catalane démontre que les processus sécessionnistes ne sont pas uniquement des affaires internes à chaque État. Cependant, le développement de l’interaction formelle entre des entités qui aspirent à l’indépendance et les autres sujets de droit international (en particulier l’Union européenne) reste encore une hypothèse théorique.
Anthony Sfez
Le rapport de force penche pour le moment en faveur de l’Espagne. Économiquement, institutionnellement, et militairement, la Catalogne n’a pas tous les moyens pour s’imposer. Le soutien international est plutôt du côté de l’État central qui bénéficie d’une bonne réputation, ayant accordée une autonomie réelle à la Catalogne.
L’un des enjeux côté Catalan est donc de faire pencher la balance de son côté en appelant des États étrangers à reconnaître la légitimité de sa revendication. Le story-telling catalan actuel vise à montrer que le gouvernement régional propose de discuter face à un État central autoritaire qui ne répond pas au dialogue. C’est un véritable conflit des récits. Le point de fracture se trouve dans l’utilisation de la violence du côté de l’État espagnol.