« L’indépendance n’est plus d’actualité, mais nous devons tout de même prendre conscience de notre sicilianité » Giovanni Privitera.
Au centre de la Mer Méditerranée, sur les coordonnées géographiques « 15–38 », se trouve la Sicile. Région autonome d’Italie, fière de 3 000 ans d’histoire au cours desquels elle a su préserver son identité malgré les vagues de colonisation, la Sicile est le cœur de la Méditerranée. Entre indépendantisme historique et autonomisme actuel, la Sicile nous interroge sur la notion de peuple et d’identité.
Rencontre avec Giovanni Privitera, sicilien et professeur de sociologie et d’italien à l’IEP d’Aix-en-Provence, il est l’auteur du livre « Les Siciliens. Misonéistes » de la collection « Lignes de Vie d’un peuple ».
Comme la Catalogne aujourd’hui, la Sicile a‑t-elle un jour rêvé d’indépendance ?
« Oui on peut dire qu’il y a eu un vrai rêve d’indépendance en Sicile. Mais pour comprendre ces revendications indépendantistes, il faut analyser l’histoire italienne dans son ensemble. Le territoire italien a été pendant longtemps divisé en plusieurs États et l’unification nationale n’est que très récente. L’Italie que l’on connait aujourd’hui a seulement 150 ans. L’unité nationale s’est construite de manière progressive et artificielle au-dessus de fortes identités régionales historiques, dont l’identité sicilienne. « Nous avons fait l’Italie, maintenant il nous faut faire les italiens » affirmait Massimo d’Azeglio, leader du mouvement du Risorgimento (« Renaissance ») au moment de l’unification italienne. A l’époque, seulement 5% de la population parlait l’italien.
C’est pour répondre à cette fragilité de l’identité nationale que Mussolini lance une grande campagne d’italianisation du pays. Par la force, il tente d’effacer les particularismes régionaux et impose une identité italienne homogène et artificielle. Le mouvement indépendantiste sicilien naît justement en réaction à cette volonté du régime fasciste de faire disparaître les identités régionales. Le Movimento per l’Indipendenza della Sicilia (MIS) est engagé dans une lutte pour l’autodétermination de la Sicile de 1943 à 1947. L’île est alors à deux doigts de devenir indépendante. Mais à l’issue de la Seconde Guerre Mondiale et de la chute du régime fasciste, la République Italienne est proclamée. La Constitution de 1948 affirme que la Sicile est une région autonome à statut spécial, comme quatre autres régions. On est alors à un tournant de l’histoire sicilienne : l’indépendantisme s’atténue peu à peu et laisse place à l’autonomisme. Il y a, à l’époque, un véritable engouement pour la nouvelle constitution et la Sicile s’inscrit pleinement dans cette construction républicaine, en tant que région autonome. »
L’indépendance de la Sicile est-elle toujours d’actualité ?
« Les mouvements séparatistes sont clairement minoritaires aujourd’hui en Sicile, mais l’idéal indépendantiste n’a pas tout à fait disparu. Le mythe de la nation sicilienne a des origines très anciennes, il a traversé de nombreux siècles et résiste encore aujourd’hui. Le Mouvement pour l’indépendance de la Sicile (MIS) a d’ailleurs été refondé en 2004. Certes minoritaire aujourd’hui, cette lutte a le mérite de poser la question de la conscience d’une identité sicilienne, d’une « sicilianité ». Elle interroge le rapport qu’ont les siciliens avec leur culture, leur langue, leur histoire. Et j’ai l’intime conviction qu’à ne pas avoir conscience de ses propres particularités culturelles, on risque, à la longue, de les exposer à une menace d’extinction. »
Comment s’affirme aujourd’hui l’identité sicilienne au sein de la République italienne ?
« L’identité sicilienne a cette particularité qu’elle a survécu à 3 000 ans de colonisation par des peuples aussi différents que les Arabes, les Normands, les Grecs, les Espagnols ou les Angevins. Elle s’est bien évidemment transformée au fil du temps, empruntant des éléments à chacun des peuples colonisateurs, mais elle n’a jamais disparu. Dans l’imaginaire collectif, la « sicilianité » est là de facto, et aucun système politique ne peut la mettre en danger. Les siciliens se sentent à la fois siciliens et italiens, comme je le dis dans mon livre « quand on est indépendant, il n’y a pas besoin d’être indépendantiste »…
Je pense que cette phrase résume bien le cas sicilien, si le mouvement indépendantiste s’est essoufflé, l’identité sicilienne est toujours là, bien présente et forte d’une longue histoire. Néanmoins, je pense qu’il y a, aujourd’hui, un manque de conscience des particularités de l’identité sicilienne. L’exemple qui me touche le plus est celui de la langue : le sicilien que je parle aujourd’hui n’est plus celui de mon grand-père, le dialecte sicilien s’italianise. Le sicilien est perçu comme une langue vulgaire, comme la langue des pauvres ou celle de la mafia, alors que l’italien est la langue qu’il faut parler, la langue des bonnes choses. Quand j’étais à l’école en Sicile, la maitresse nous punissait si on parlait sicilien, alors que c’est justement la langue qu’elle utilisait pour parler avec les autres professeurs. Il y a quelque chose de paradoxal avec le sicilien aujourd’hui : si on le parle au quotidien avec la famille et les amis, le dialecte apparait comme archaïque dans l’imaginaire collectif. En plus de cela, le sicilien n’a jamais été reconnu comme une langue minoritaire par l’État italien, il ne fait l’objet d’aucune protection réglementaire.
La « sicilianité » est-elle aujourd’hui menacée selon vous ?
« La sicilianité, en tant que langue et culture, est menacée par le silence des institutions italiennes.
La loi de 1999 sur les langues minoritaires en Italie est souvent présentée comme un gage de tolérance vis-à-vis des différentes langues parlées au sein de la République Italienne. Mais en réalité, les douze langues concernées par cette loi sont en grande majorité des langues étrangères comme le français, l’allemand ou le catalan parlées par certaines populations italiennes, alors que les dialectes régionaux comme le vénitien, le napolitain ou le sicilien ne sont pas officiellement reconnus. Ainsi, lors du Festival de Sanremo, le plus grand festival de chansons italiennes, regardé par plus de 10 millions de personnes à la télévision italienne, les chansons en dialectes régionaux étaient interdites jusqu’au début des années 2000.
Selon moi, l’art peut répondre au silence des institutions et faire vivre les identités régionales en Italie. Par exemple, depuis les années 80, un courant cinématographique sicilien s’est construit avec des réalisateurs comme Giuseppe Tornatore (Cinema Paradiso, Malèna) ou Emanuele Crialese (Terraferme, Respiro). Des éléments de sicilianité sont affirmés au travers de ces films, par l’utilisation du dialecte sicilien dans les dialogues, et une volonté de montrer la réalité de l’identité sicilienne.
Finalement, le défi de la protection de la sicilianité se pose à bien d’autres régions d’Italie et révèle un problème délicat : comment protéger et valoriser les cultures régionales sans pour autant fragiliser l’équilibre récent de l’unité nationale italienne ? »