Les réseaux sociaux pour démocratiser la question des violences de genre

Blog, cartes inter­ac­tives, recueil de témoignages en ligne, les nou­velles ini­tia­tives pour lut­ter con­tre les vio­lences sont portées par de jeunes activistes qui veu­lent avant tout faire de...

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Blog, cartes inter­ac­tives, recueil de témoignages en ligne, les nou­velles ini­tia­tives pour lut­ter con­tre les vio­lences sont portées par de jeunes activistes qui veu­lent avant tout faire de la sen­si­bil­i­sa­tion.

Sur la carte, les points sont rouges. Cha­cun d’entre eux cor­re­spond à un fait de har­cèle­ment ou une agres­sion con­tre une femme. Depuis 2004, l’équipe de Harass Map a recueil­li plus de 1500 témoignages en Egypte. A la faveur du développe­ment de l’usage des télé­phones porta­bles, les créa­teurs du pro­jet ont décidé de doc­u­menter le har­cèle­ment pour mieux en par­ler et pour mieux le com­bat­tre. Sur leur site inter­net, ils expliquent qu’au lieu d’attendre une action de l’état, il leur sem­blait «impor­tant de faire quelque chose sur le ter­rain pour répon­dre au fait que la société accepte le har­cèle­ment sex­uel». Ce recueil de témoignages per­met aux mem­bres de l’association de sen­si­bilis­er des indi­vidus et des insti­tu­tions dans toute l’Egypte pour «décon­stru­ire les stéréo­types, arrêter d’excuser les agresseurs, et con­va­in­cre le pub­lic de dénon­cer et de com­bat­tre le har­cèle­ment».

En Egypt, le pro­jet Har­rass Map doc­u­mente les cas d’a­gres­sion et de har­cèle­ment sig­nalés anonymement par les inter­nautes.

En France, le Pro­jet croc­o­dile s’adressait lui aus­si à la société. Une bande-dess­inée en ligne racon­te les agres­sions et le har­cèle­ment récur­rents dans la rue et les trans­ports en com­mun, en incar­nant les agresseurs par des per­son­nages de croc­o­diles vert-fluo. Dans cette bande-dess­inée, l’auteur fait régulière­ment le rap­pel de ce qu’est le «con­sen­te­ment», la loi en ce qui con­cerne le har­cèle­ment, ou explique aux témoins d’agression com­ment ils peu­vent agir pour pro­téger les vic­times. Les his­toires dess­inées étaient toutes basées sur des témoignages reçus par l’auteure. En 2014, le blog est devenu une bande-dess­inée éditée en papi­er, puis il a été traduit en anglais et en brésilien.

Le pro­jet Croc­o­dile illus­tre en bande-dess­iné des his­toires d’a­gres­sion et de har­cèle­ment en France.

En Turquie, c’est le site d’information indépen­dant Bianet qui crée une carte des fémini­cides, mise à jour chaque mois, grâce au tra­vail d’enquête des jour­nal­istes. Un tra­vail de doc­u­men­ta­tion qui ne per­met plus de nier le prob­lème des vio­lences. Les réseaux soci­aux, les out­ils numériques sont mis à prof­it par les nou­veaux acteurs, qui ne se définis­sent pas for­cé­ment comme mil­i­tants.

Sus­citer réac­tions et réflex­ions .

En Algérie, où les asso­ci­a­tions fémin­istes sont his­torique­ment présentes dans la société, de nou­velles ini­tia­tives ont un peu bous­culé les habi­tudes. Ain­si, deux jeunes slameuses oranais­es, Toute Fine et Sam Mb ont pub­lié au mois de jan­vi­er dernier une vidéo inti­t­ulée «La Rue» où elles dénon­cent le har­cèle­ment. La plas­ti­ci­enne Souad Douibi a organ­isé deux per­for­mances dans les rues du cen­tre-ville d’Alger. L’une, où elle écrit Imraa (femme) à l’encre sur son corps, sur les murs et les sols des rues. L’autre où elle inscrit Ne9i mokhek (net­toie ton esprit) sur des bouts de papi­er qu’elle dis­tribue aux pas­sants. Les réac­tions sont sou­vent amusées, par­fois ulcérées ou vio­lentes. La page Face­book Sawt Nssâ (la voix des femmes) réper­to­rie aus­si des cas d’agressions, de har­cèle­ments, d’insultes. «Il y a une cas­sure entre la très dynamique mou­vance fémin­iste des années 80, 90 et la jeune généra­tion actuelle, estime le jour­nal­iste trente­naire Red­ha Menas­sel qui réalise en ce moment un doc­u­men­taire sur les femmes. Le code de la famille, une salafi­sa­tion galopante des esprits, un sys­tème édu­catif ban­cal et dix ans de guerre civile ont suf­fit à provo­quer un net recul en matière de lib­ertés indi­vidu­elles en général et des droits de la femme en par­ti­c­uli­er. Le fémin­isme est tou­jours là, mais il a muté ! Il n’est plus l’apanage de quelques asso­ci­a­tions ou par­tis, ce sont les ini­tia­tives indi­vidu­elles qui essayent de faire avancer les choses. Des actions toutes sim­ples comme faire du jog­ging dans la forêt de Bouchaoui, rouler en vélo de nuit, sor­tir en jupe ou se réap­pro­prier les cafés de la cap­i­tale devi­en­nent de véri­ta­bles actes de résis­tance».

Moins de car­cans admin­is­trat­ifs, plus d’initiatives indi­vidu­elles, c’est aus­si ce qui car­ac­térise le débat sur le sex­isme et le har­cèle­ment qui a lieu en France depuis quelques années. L’année dernière, Mar­i­anne Alex, doc­tor­ante en com­mu­ni­ca­tion à l’université d’Avignon, pro­pose ain­si à ses étu­di­ants de mas­ter de mon­ter un pro­jet pour lut­ter con­tre le sex­isme à l’université. Résul­tat : ils déci­dent de lancer une expo­si­tion pour dénon­cer les affich­es sex­istes de soirées étu­di­antes, de créer une charte pour les asso­ci­a­tions étu­di­antes, et d’inscrire les numéros des instances à con­tac­ter en cas de har­cèle­ment sur le site inter­net de l’université. «Le plus dif­fi­cile à l’u­ni­ver­sité, c’est cer­taine­ment d’en par­ler, de savoir à qui s’adress­er dans des cas de pro­pos sex­istes mais aus­si d’har­cèle­ments ou d’a­gres­sions sex­uelles, racon­te Romane, l’une des étu­di­antes. Nous souhaitions donc à la fois met­tre en lumière des cel­lules / pro­jets qui exis­tent déjà mais dont on par­le si peu, par la mod­i­fi­ca­tion de la charte et du site notam­ment, mais aus­si de pro­pos­er un dis­posi­tif per­me­t­tant à des vic­times, qui ne trou­veraient pas de place pour cela au sein de leur insti­tu­tion, de témoign­er libre­ment : le Tum­blr». C’est comme ça que naît en décem­bre 2016 «Paye ta fac», inspiré dans la forme de «Paye ta schnek», plate­forme de recueil de témoignage de har­cèle­ment et de sex­isme ordi­naire lancée par Anaïs Bour­det en 2012. En cinq mois, la plate­forme recueille plus de 900 témoignages. «On a l’impression que le Tum­blr a libéré la parole, explique Romane. Cer­tains nous ont dit qu’ils en avaient par­lé en cours, des écoles et des uni­ver­sités ont pub­lié des com­mu­niqués (internes et/ou publics) ou des arti­cles au sujet de témoignages qui con­cer­naient leurs struc­tures. On voulait expos­er cette réal­ité et je crois que l’on peut dire qu’on a, dans une cer­taine mesure, réus­si». Si les témoignages sont par­fois perçus comme de «petites blagues» qui ne sont «pas graves», Romane et les autres por­teurs du pro­jet espèrent qu’en les regroupant de cette manière, le pub­lic fini­ra par com­pren­dre qu’ils sont «prob­lé­ma­tiques».

Les réseaux soci­aux, des ini­tia­tives du ter­rain.

Dans la lignée de «Paye ta fac», un autre tum­blr est né en 2017 : «Paye ton treil­lis» recueille des témoignages de femmes de l’armée française. Leïla Minano, jour­nal­iste française mem­bre du col­lec­tif You­Press et auteure, avec sa con­soeur Julia Pas­cual, de l’enquête «La guerre invis­i­ble», sur les vio­lences sex­uelles con­tre les femmes dans l’armée française, estime que l’initiative est impor­tante. «Le stade de sex­isme dans le milieu de l’armée française est telle­ment impor­tant, que libér­er la parole, c’est déjà un pas. Car c’est une insti­tu­tion où rien ne se dit, où une col­lègues est harcelée dans le bureau d’à côté, et vous n’en saurez rien», racon­te-t-elle. Après la sor­tie de l’enquête des deux jour­nal­istes, le min­istère de la Défense français a lancé un plan nation­al de lutte con­tre les vio­lences, une enquête interne a été menée et des officiers ont été con­vo­qués à Paris. «L’initiative du Tum­blr a été lancée par la base. Mais faire chang­er les choses néces­site une vraie volon­té poli­tique», ajoute-t-elle.

Rup­ture de trans­mis­sion entre généra­tions.

«La sen­si­bil­i­sa­tion est le moyen le plus effi­cace de lut­ter con­tre les vio­lences, renchérit Thine­hi­nane Makaci, trente­naire et porte-parole de l’association algéri­enne Thar­wa n’Fadhma n’Soumer. Les vio­lences ne sont pas un fait isolé qui arrive par hasard bien en con­traire, c’est toute une con­struc­tion sociale et psy­chologique chez les deux sex­es qu’il faut décon­stru­ire. Il ne faut pas penser à éch­e­lon­ner les vio­lences par degré d’importance puisqu’elles ont toutes la même orig­ine : le patri­ar­cat». Mais cette vision des luttes provoque par­fois des diver­gences avec les fémin­istes des généra­tions précé­dentes. «Je refuse l’idée de scis­sion, une lutte reste une lutte, rétorque la jeune femme. Chaque généra­tion de mil­i­tantes a ses pro­pres mécan­ismes, son pro­pre lan­gage mil­i­tant, et, oui, par­fois, les deux généra­tions ont du mal à cohab­iter». Kari­ma Ram­dani, chercheur au CNRS, poli­to­logue et spé­cial­iste des fémin­ismes dans l’Algérie colo­niale, con­state elle aus­si une sépa­ra­tion : «Il existe en Algérie un fémin­isme d’état, un fémin­isme d’associations laïques, et un fémin­isme musul­man. Le dia­logue entre ces mou­ve­ments est dif­fi­cile à établir, mais surtout, il se dou­ble d’un con­flit généra­tionnel. Dans le cas de l’Algérie, il me sem­ble que c’est lié à l’absence de trans­mis­sion d’expérience qu’une généra­tion de mil­i­tantes à une autre. L’un des enjeux aujourd’hui, est de con­stru­ire une mémoire des fémin­ismes».

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