A Masayaf, les mafieux font régner leur loi

Regard de Syrie : Masayaf à l’ouest de Homs, dans la province de Hama. Région sous le con­trôle du régime syrien. Tarek est arrivé en France il y a...

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Regard de Syrie : Masayaf à l’ouest de Homs, dans la province de Hama. Région sous le con­trôle du régime syrien.

Tarek est arrivé en France il y a quelques mois. Il est né à Masayaf, ville de 30 000 habi­tants (aujour­d’hui beau­coup plus) où est con­cen­trée une par­tie de la com­mu­nauté ismaéli­enne syri­enne, une minorité musul­mane chi­ite. Les nom­breux vil­lages qui peu­plent la région sont, eux, majori­taire­ment alaouites (branche du chi­isme), com­mu­nauté à laque­lle appar­tient Bachar el-Assad. Il nous par­le de la sit­u­a­tion très com­pliquée de Masayaf où des mafieux, « les Isabats » se sont imposés.

Tarek : « On peut dire que la majorité des habi­tants de Masayaf étaient opposants au régime de Bachar el-Assad. Il y a donc eu des man­i­fes­ta­tions au début de la révo­lu­tion, mais elles se sont vite estom­pées car la ville est entourée de vil­lages alaouites où sont présen­tent les forces de sécu­rité et l’ar­mée qui sont venues en nom­bre dans la ville pour met­tre fin aux man­i­fes­ta­tions.

Mais il y avait beau­coup d’ac­tivistes de la révo­lu­tion à Masayaf puis ils sont par­tis et ont tra­vail­lé depuis d’autres villes comme Alep, Damas, et même de Der­aa et de Raqqa, de beau­coup d’en­droits. Ils ont fait des doc­u­men­taires, des films con­cer­nant les événe­ments dans les autres villes syri­ennes, en suiv­ant les dif­férentes man­i­fes­ta­tions, les révo­lu­tion­naires et les activistes qui se sont engagés.

Et toi, as-tu par­ticipé aux man­i­fes­ta­tions ?
Moi j’ai par­ticipé aux pre­mières man­i­fes­ta­tions en 2011.

Pourquoi as-tu man­i­festé ?
Comme beau­coup de Syriens nous sommes descen­dus dans la rue à Masayaf parce qu’on ne pou­vait pas exprimer nos opin­ions poli­tiques. Il y a des lois qui l’in­ter­dis­ent et le régime peut arrêter n’im­porte qui pour n’im­porte quelle rai­son, ce pou­voir arbi­traire dure encore main­tenant et ce depuis 40 ans.
Il y avait beau­coup de per­son­nes de Masayaf enfer­mées dans les pris­ons depuis de nom­breuses années. Il y a même des opposants alaouites orig­i­naires de notre région qui sont dans ces pris­ons depuis longtemps parce qu’ils par­laient de poli­tique sans avoir for­cé­ment fait de l’ac­tivisme. Cela date aus­si des années 1980. Les adhérents au par­ti com­mu­niste, ils étaient nom­breux dans notre région, n’avaient pas le droit de s’ex­primer comme les par­ti­sans des frères musul­mans. Avant et pen­dant les années 1980, le régime syrien a tué beau­coup de gens, d’ac­tivistes issus de ces par­tis donc cela les forçait à par­tir de Syrie sans pou­voir revenir.

Toi tu étais étu­di­ant en 2011 ?
Oui, j’é­tais étu­di­ant en économie à Alep. Et en 2011, on a com­mencé à man­i­fester au sein du cam­pus puis au moment des vacances sco­laires d’été on est allé man­i­fester dans d’autres quartiers de la ville. En mai 2012, de nom­breuses man­i­fes­ta­tions ont eu lieu à l’in­térieur du cam­pus et de nom­breux agents des forces de sécu­rité sont entrés ain­si que des chabi­has. Je me sou­viens que juste avant nos exa­m­ens de juin ils ont demandé à tous les étu­di­ants du cam­pus de par­tir dans la journée. On était 20 000 à devoir par­tir, et ils nous créaient des prob­lèmes quand on voulait pren­dre nos habits et nos livres. Je me sou­viens que c’é­tait vrai­ment un jour som­bre pour nous. Puis j’ai loué une cham­bre, j’ai passé mes exa­m­ens et suis ren­tré à Masayaf. Je ne suis retourné à Alep qu’en 2014. Je suis resté 20 jours, c’é­tait très dur, pas un jour avec de l’élec­tric­ité, pas un jour avec de l’eau courante, il y avait des bom­barde­ments tout le temps, tout avait changé depuis notre départ en juin 2012. J’ai mis neuf heures pour y aller au lieu de deux heures en temps nor­mal. J’é­tais retourné à Alep pour voir si l’on pou­vait encore étudi­er, car sinon ils vous oblig­ent à vous engager dans l’ar­mée syri­enne, et bien-sûr je ne voulais pas. J’ai passé un exa­m­en puis je suis allé le mon­tr­er aux bureaux min­istériels de l’ar­mée. Je suis resté en Syrie jusqu’en 2014, puis vu la sit­u­a­tion, j’ai pris la déci­sion de par­tir du pays début 2015.

Après juin 2012, tu as vécu à Masayaf avec ta famille ?
Oui et j’ai com­mencé à tra­vailler pour rassem­bler de l’ar­gent car je me dis­ais : je veux par­tir. On peut dire aujour­d’hui que 90% des jeunes ont quit­té Masayaf. Car la sit­u­a­tion est très spé­ciale ici, la majorité des vil­lages envi­ron­nants sont alaouites et les forces armées sont très présentes. Et il est impor­tant de rap­pel­er que par­mi les alaouites beau­coup sont opposants au régime. Il y avait même eu quelques petites man­i­fes­ta­tions con­tre le régime dans ces vil­lages mais ces per­son­nes ont été enlevées et ont dis­paru. On ne sait pas ce que le régime a fait d’eux. Je me sou­viens, on me l’a racon­té sou­vent, cela s’est passé dans trois vil­lages. Ils infli­gent plus de souf­france à l’op­posant alaouite qu’à l’op­posant sun­nite. Le régime a tou­jours dit qu’il pro­tégeait les minorités mais si vous pensez dif­férem­ment, il vous inflige un sort bien pire qu’aux autres.

C’est pourquoi beau­coup de jeunes et des opposants au régime ont préféré par­tir pour tra­vailler depuis d’autres villes car ils savaient que le cas spé­ci­fique de Masayaf pou­vait les con­duire à des sit­u­a­tions bien pire qu’ailleurs. Plusieurs l’on rap­porté. C’est comme s’ils man­i­fes­taient à l’in­térieur d’une branche de la sécu­rité. Par con­tre des mil­liers de gens sont arrivés d’autres villes où il y avait des vio­lences car ici, à Masayaf il n’y a pas de bom­barde­ments. On était 50 000 habi­tants, aujour­d’hui on est peut-être 400 000. On ne trou­ve même pas une cham­bre de libre actuelle­ment. Les gens vien­nent de Damas, de Hama, d’I­dleb, de Raqqa, de Homs, de partout.

Com­ment s’est passé l’ac­cueil des nou­veaux arrivants, des nou­veaux habi­tants ?
Il y a eu beau­coup de sol­i­dar­ité, de l’en­traide aus­si. Des organ­i­sa­tions aus­si sont venues pour dis­tribuer des vivres. Cer­tains de ces gens sont venus sans rien, après la destruc­tion de leur mai­son, ils n’ont plus d’ar­gent, plus d’habits. Mais les vil­lages envi­ron­nants eux, se sont méfiés des nou­veaux arrivants, en se dis­ant qu’ils étaient peut-être des ter­ror­istes, des com­bat­tants et en se deman­dant : “Com­ment sont-ils entrés dans Masayaf ?” Je me sou­viens, il y avait beau­coup de stress à cause de la sit­u­a­tion. Et la guerre s’est dur­cie, avec dif­férents groupes comme ceux de l’ar­mée syri­enne libre et de Jabat el Nos­ra. Les gens avaient peur de ce qu’il se pas­sait dans les autres villes et que cela vienne jusqu’à nous. Et cela a apeuré aus­si les forces de sécu­rité car les per­son­nes déplacées arrivaient par cen­taines.

En 2013, sont apparus les « his­abats », des sortes de mafieux. Ils sont du coin, n’avaient rien, cer­tains vien­nent de la rue et le régime s’en est servi, leur a demandé d’aider les infor­ma­teurs, les chab­bi­has et même l’ar­mée, à con­trôler les gens qui arrivaient dans la région, à col­la­bor­er avec le régime, et puis ils sont devenus impor­tants, menaçants, un vrai sul­tana à Masayaf. Même les ser­vices de sécu­rité ont des prob­lèmes d’au­torité car ce sont eux qui con­trô­lent toute la ville. Et les points de con­trôle se sont mul­ti­pliés pour éviter qu’il y ait des prob­lèmes à Masayaf. C’est une ville peu­plée d’is­maéliens et les gens qui arrivaient des autres villes sont eux, des sun­nites, les vil­lages envi­ron­nants sont alaouites, et il y a aus­si des chré­tiens. Donc tout ça stres­sait les gens, ils avaient peur des débor­de­ments car les sun­nites vien­nent de zones con­sid­érées, et relayées par le régime, comme ter­ror­istes.

Le nom­bre de ces mafieux s’est mis à aug­men­té con­sid­érable­ment. Ils étaient 100 ou 200, main­tenant ils sont peut être des mil­liers. Ils ont instal­lé des check­points partout pour voir qui entre et qui sort. Même les forces de sécu­rité les craig­nent. Et toutes les marchan­dis­es qui arrivent à Masayaf sont sous leur joug, comme le mazout. C’est pour cette rai­son que les prix ont beau­coup aug­men­té ; le litre de mazout était à sept livres syri­ennes, main­tenant il est à 300. Pareil pour l’essence et pour les vivres, ils pren­nent un gros pour­cent­age en plus des prix qui ont déjà beau­coup aug­men­té. Notre région était peu­plée d’ar­bres, il n’y en a presque plus car ils les ont coupés et ven­dus.

Dans ce con­texte, com­ment font les habi­tants de Masayaf pour con­tin­uer à vivre, à acheter des fruits, des légumes, à se chauf­fer, à tra­vailler ?
C’est très dif­fi­cile, et celui qui arrive encore aujour­d’hui à louer une mai­son est un prince. Même les plus rich­es sont dans une sit­u­a­tion déli­cate. Con­cer­nant ceux qui sont encore fonc­tion­naires de l’État, comme les profs, ils sont payés 20 000 livres syri­ennes. Main­tenant ils ne peu­vent même pas louer une mai­son par exem­ple. Con­cer­nant le chauffage, les gens ne peu­vent plus acheter du mazout pour le poêle, donc ils achè­tent du bois et cer­taines familles sont mortes d’as­phyx­ie pen­dant leur som­meil à cause de la fumée du bois. J’ai con­nu trois familles, le père, la mère et les enfants sont morts d’as­phyx­ie.

Sinon, les habi­tants reçoivent de l’ar­gent de leurs jeunes qui sont par­tis tra­vailler en Europe, en Turquie, au Liban ou en Jor­danie. Mais la sit­u­a­tion est vrai­ment dif­fi­cile et on ne sait pas com­bi­en ces mafieux pren­nent en plus sur les marchan­dis­es dont a besoin la pop­u­la­tion. Fin 2013, ils ont com­mencé à enlever des jeunes et deman­der des rançons à leurs familles. Je me sou­viens du moment où ils ont enlevé un jeune d’une famille con­nue. Il est arrivé qu’ils pren­nent l’ar­gent et fassent dis­paraître l’o­tage. En 2014 c’est devenu une pra­tique courante voir quo­ti­di­enne.

Toi tu avais peur de te faire enlever par ces gens, les « Isabats » qui prof­i­tent de l’ar­gent ?
Ils enl­e­vaient en pri­or­ité et en majorité les opposants au régime.Les ser­vices de ren­seigne­ment qui savent quelle famille est avec l’op­po­si­tion, ne font rien pour sauver ou pro­téger ces gens, s’ils sont opposants ils peu­vent donc mourir. En 2014, ils ont essayé de m’en­lever trois fois. Mais à chaque fois ça n’a pas fonc­tion­né. Une fois je reve­nais de chez un ami qui habitait plus loin. Il fai­sait nuit et une voiture s’est approchée, elle n’avait pas de numéros, j’ai vite pris des petites rues étroites où les voitures ne passent pas. Je n’en ai pas trop par­lé. La deux­ième fois non plus car la sit­u­a­tion était dif­fi­cile et j’é­tais con­cen­tré sur mon tra­vail pour enfin pou­voir par­tir de là. La troisième fois, fin 2014, j’ai dit à ma famille que je voulais vrai­ment par­tir car sinon j’é­tais des­tiné à rester enfer­mé à la mai­son. J’avais rassem­blé un peu d’ar­gent donc je suis par­ti début 2015.

De nom­breux jeunes hommes ont été enlevés à cette péri­ode et on peut dire que c’est la deux­ième rai­son pour laque­lle les jeunes sont par­tis en masse de Masayaf. La rai­son prin­ci­pale étant l’en­gage­ment oblig­a­toire dans l’ar­mée. Il faut savoir qu’ils demandaient par­fois des sommes exor­bi­tantes entre 30 et 40 mil­lions de livres syri­ennes, plus que le prix d’une mai­son. Ils ont enlevé un quar­an­te­naire très riche. Lui est revenu vivant, mais la plu­part du temps c’é­tait des jeunes en dessous de 30 ans.

Et toi, tu as réus­si pen­dant ces années à tra­vailler pour pou­voir par­tir, quel était ton pro­jet ?

Tous ces jeunes qui par­tent de Syrie, n’ont pas de projet.Nous par­tons de Syrie et puis on voit ce qu’il se passe après. Donc quand je suis arrivée en Turquie, je n’avais pas de pro­jet mais j’avais un ami sur place. Puis il y a eu une longue péri­ode et j’ai pu trou­ver du tra­vail à Gazien­tep, dans une organ­i­sa­tion pour les médias.

Gazien­tep, puis com­ment es-tu venu de Turquie jusqu’en France ?
J’é­tais mar­ié en Syrie, donc une fois ma sit­u­a­tion un peu sta­ble à Gazien­tep, ma femme a pu me rejoin­dre et on a trou­vé du tra­vail à mi-temps car la sit­u­a­tion était dif­fi­cile. Moi j’é­tais tech­ni­cien du son, pour des mon­tages et du mix­age. Mais la sit­u­a­tion à Gazien­tep n’é­tait pas bonne, les per­son­nes qui tra­vail­laient pour les médias se fai­saient men­ac­er et assas­sin­er. Le média syrien pour lequel je tra­vail­lais aus­si.

Les gens qui y tra­vail­laient étaient sur les listes noires de groupes comme Daech et Jabat el Nos­ra en Syrie et ils les retrou­vaient en Turquie. Donc je voulais par­tir de Turquie mais on n’avait pas assez d’ar­gent, par la mer on pre­nait le risque de mourir et il fal­lait pay­er 3 000 à 4 000 euros. J’ai rapi­de­ment décidé d’aller voir les ambas­sades et j’avais une préférence pour la France, c’est la pre­mière ambas­sade où nous avons pu entr­er.

Celle d’Alle­magne, ils n’ont pas répon­du, la Suède non plus. Donc on a com­mencé les démarch­es et après avoir passé un entre­tien, nous avons obtenu un visa en cinq mois, cela a été rapi­de, on a eu de la chance.

Titre

L’entretien avec Tarek en arabe

Hélène Bourgon
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