Sur la route de l’Europe, l’Algérie devient pays d’accueil

Plus de 100 000 migrants sub­sa­hariens sont instal­lés en Algérie selon les asso­ci­a­tions. Sans statut ni papiers, ils n’ont pas accès au marché du tra­vail. Mais les ini­tia­tives...

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Plus de 100 000 migrants sub­sa­hariens sont instal­lés en Algérie selon les asso­ci­a­tions. Sans statut ni papiers, ils n’ont pas accès au marché du tra­vail. Mais les ini­tia­tives bal­bu­tiantes de la société civile ont per­mis ces dernières années de leur faciliter l’accès aux struc­tures de san­té et à l’école.

Au bord de la route goudron­née, deux jeunes hommes, tabac à chi­quer dans la bouche, gar­dent un por­tail de métal noir. «Votre sac!» Depuis une agres­sion liée au traf­ic de drogue, les habi­tants du quarti­er ont décidé de sur­veiller les allées et venues. Thier­ry, ancien rug­by­man, mon­tre du doigt deux garçons algériens, capuche sur la tête, qui ten­tent d’entrer. «Je sais très bien qui vient ici pour pren­dre de la drogue. Les voisins s’imaginent que ce sont les noirs, mais non, ce sont les Algériens», explique-t-il. Thier­ry, un Camer­ounais de 34 ans, vit en Algérie depuis 8 ans. Il habite le quarti­er de Dely Ibrahim, entre l’université et l’autoroute d’Alger, la cap­i­tale, depuis presque aus­si longtemps. Sans carte de séjour, il n’a pas le droit de tra­vailler. Il s’est impro­visé car­releur et a été employé par les pro­prié­taires qui fai­saient con­stru­ire leurs maisons au moment du développe­ment de la rue où il vit. Mais les stéréo­types ont la vie dure : «Ces mêmes pro­prié­taires nous deman­dent aujourd’hui de ne plus sor­tir lorsqu’ils organ­isent des fêtes de mariage. Ils ont signé une let­tre pour deman­der notre expul­sion». Thier­ry est instal­lé dans un bâti­ment inachevé de trois étages, avec plusieurs dizaines d’autres migrants sub­sa­hariens. Ici, pas d’eau courante, les fils élec­triques courent le long des murs pour rac­corder toutes les pièces, et surtout, l’escalier de béton donne sur le vide, faute de murs. Ce bâti­ment est l’un des points de chute pour les migrants récem­ment arrivés en Algérie. «Un frère, un Camer­ounais, m’a dit qu’on pou­vait dormir ici gra­tu­ite­ment», racon­te Frank, assis sur une brique, au milieu du ter­rain vague qui fait face au bâti­ment.

La débrouille au quo­ti­di­en
Plus de 100 000 migrants sub­sa­hariens sont instal­lés en Algérie. La plu­part vien­nent du Nige­ria, de la République démoc­ra­tique du Con­go, du Camer­oun, du Liberia, de la Côte d’Ivoire et de Guinée. Au pied du bâti­ment ce jour là, Mar­lène joue avec son fils. «J’ai quit­té la Cen­trafrique il y a six mois, à cause des vio­lences entre Bal­a­ka et Sélé­ka», racon­te-t-elle. La jeune femme a obtenu le statut de réfugié. Elle fait fig­ure de priv­ilégiée. Le HCR pren­dra en charge le loy­er de son apparte­ment, son fils pour­ra être sco­lar­isé et, en cas de con­trôle de police, ses papiers lui éviteront une arresta­tion. Sa sit­u­a­tion est minori­taire. En Algérie, la Con­sti­tu­tion ne donne pas de droit d’asile. Alors il faut se «débrouiller». Pour gag­n­er leur vie, les migrants sub­sa­hariens font de petits boulots. Les hommes sont employés sur des chantiers de con­struc­tion, par­fois des chantiers éta­tiques, comme manœu­vres, d’autres sont homme à tout faire chez des par­ti­c­uliers. Les femmes sont, pour la plu­part d’entre elles, lim­itées par un tra­vail au sein de la com­mu­nauté migrante. «Je fais à manger chez moi, des hommes vien­nent acheter un plat et me payent 200 DA (env­i­ron 1,70 euros). Cer­tains jours, je tresse les cheveux d’une com­pa­tri­ote. C’est la seule manière de ne pas être com­plète­ment dépen­dante d’un homme», explique Nicole, 28 ans. «Les femmes migrantes en Algérie sont dou­ble­ment frag­ilisées, souligne Sel­ma Khe­lif, une psy­cho­logue qui organ­ise des groupes de parole dans la cap­i­tale. Elles sont régulière­ment vic­times d’agression par des Algériens, mais la qua­si impos­si­bil­ité de tra­vail les rend dépen­dante à un homme de leur com­mu­nauté. Elles se met­tent en cou­ple pour s’en sor­tir, et leur com­pagnon prof­ite par­fois de cette dépen­dance pour être vio­lent».

Dans la ville d’Oran, une agres­sion par­ti­c­ulière­ment vio­lente a eu lieu en octo­bre 2015. Une jeune Camer­ounaise, Marie-Simone, a été vio­lée en réu­nion par plusieurs jeunes habi­tants de son quarti­er. Un an plus tard, la jus­tice a arrêté et con­damné trois des agresseurs à 15 ans de prison ferme. Les qua­tre autres, en fuite, ont été con­damnés à 20 ans de prison ferme. Mal­gré leur statut irréguli­er, les migrants sub­sa­hariens sont con­nus des ser­vices de police, de jus­tice, des hôpi­taux et des écoles. «Ils sont soignés, cer­tains por­tent plainte après une agres­sion, l’administration sait qu’ils sont là. Leur présence est tolérée», affirme Abdel­moumène Khelil, mem­bre de la Ligue de défense des droits de l’homme.

« Au pays, tout le monde croit qu’ils ont réus­si »
Depuis 2012, et le début du con­flit dans le nord du Mali voisin, Alger a mis un terme aux expul­sions à sa fron­tière. «J’ai été arrêté dans le cen­tre du pays, à bord d’un bus, témoigne Abou. Le pro­cureur m’a con­damné immé­di­ate­ment à deux mois de prison pour séjour illé­gal. J’ai passé huit semaines dans une prison, puis on m’a relâché. Et c’est tout.». A son arrivée en Algérie, Thier­ry, l’ancien rug­by­man, a vécu autre chose : «Lorsqu’un migrant était arrêté, il était emmené à Tin­za­oua­tine, à la fron­tière avec le Mali, dans le désert, et lais­sé là-bas. Il fal­lait arriv­er à ven­dre quelques recharges de télé­phones pour avoir un peu d’argent et pay­er un bil­let de trans­port pour remon­ter vers le nord». Si Thier­ry a été expul­sé plusieurs fois, ça ne l’a pas empêché de revenir. «J’ai quit­té mon pays pour l’aventure. Dans la tête de ma famille, je vais réus­sir. Je ne peux pas ren­tr­er sans une somme d’argent. Je dois réus­sir avant de ren­tr­er, sinon c’est la honte». La plu­part des migrants présents en Algérie ont quit­té leurs pays pour échap­per à l’absence de per­spec­tives, pour «vivre mieux», pour «réus­sir». Mous­sa, Ivoirien, a eu peur des repré­sailles poli­tiques, car il avait pris posi­tion lors de la guerre en Côte d’Ivoire. «J’ai com­mencé des études dans une école privée. J’étais bon, mais sans titre de séjour, l’entreprise qui m’a pris en stage n’a jamais pu m’embaucher. Je suis resté quand même», explique-t-il. Au fil des années, Mous­sa a vu des dizaines d’Ivoiriens venir en Algérie et déchanter. «On vit à l’heure des réseaux soci­aux. Les migrants ici font de belles pho­tos, ils se sap­pent, vont dans de beaux endroits, et pub­lient ces images là. Du coup, au pays, tout le monde croit qu’ils ont réus­si. Et d’autres jeunes pren­nent la route. J’ai vu des ados venir parce qu’un de leur copain était capa­ble de se con­necter à inter­net tous les jours. A Abid­jan, ça peut être un signe de réus­site. Ici, avec 50DA (env­i­ron 0,40 euro) par jour, tu te con­nectes. Ça ne coûte rien».

L’esquisse d’une sol­i­dar­ité
Mais la «tolérance» a pris fin, un soir de décem­bre 2016. Thier­ry et ceux qui vivaient dans le même bâti­ment que lui ont été mis dans des bus par des gen­darmes, et emmenés dans un camp de colonie de vacances. En 48h, les forces de sécu­rité ont arrêté env­i­ron 2 000 per­son­nes dans la cap­i­tale. Plus d’un mil­li­er ont été mis­es dans des con­vois qui les ont relâché à Agadez, dans le nord du Niger. Six cent per­son­nes, dont Thier­ry, ont été déplacées dans la ville de Taman­ras­set, à 2 000 kilo­mètres d’Alger, puis relâchées. «On n’a rien com­pris. Pourquoi main­tenant ? », se demande Thier­ry « mais je sais à présent que je peux tout per­dre. Cette petite sit­u­a­tion que je me suis con­stru­ite au fil des années, elle peut s’envoler».

Dans la ville d’Oran, un groupe d’amis a vu pass­er sur les réseaux soci­aux les images des arresta­tions et des expul­sions. «Nous étions déjà mobil­isés pour une action en faveur des enfants migrants et nous avions lancé une col­lecte de vête­ments, racon­te Raja, brune aux longs cheveux ramassés sur une épaule. On s’est dit : on ne peut pas se taire». Elle pousse alors ses amis à se pren­dre en pho­to avec une pan­car­te «Algérie Sol­i­dar­ité Migrants». Un col­lec­tif se fonde à ce moment là. Ces étu­di­ants pro­posent cours d’arabe, sou­tien sco­laire et activ­ité cul­turelles à des enfants, et organ­isent un match de foot avec des migrants et des habi­tants du cen­tre d’Oran. Le tra­vail de la société civile algéri­enne com­mençait à peine à se struc­tur­er à la fin de l’année 2016. «Grâce au tra­vail des asso­ci­a­tions, les migrants d’Alger et d’Oran arrivent à être soignés. Depuis 2014, aucune femme n’a été arrêtée en allant accouch­er», témoigne le père Thier­ry Beck­er, prêtre de la paroisse d’Oran et act­if dans l’aide aux migrants malades. Les asso­ci­a­tions tra­di­tion­nelles ont bien réus­si à aider à la sco­lar­i­sa­tion d’enfants migrants, à l’assistance juridique de ceux qui avaient été agressés, à aider pour fournir des vête­ments chaud ou un sou­tien financier pour un retour au pays, mais jusqu’à ces arresta­tions de décem­bre, peu d’initiatives sem­blaient vouloir vis­er le vivre-ensem­ble. Raja et ses amis vont peut-être chang­er la donne.

Leïla Beratto
Crédit Photo : Bachir

Le pho­tographe Bachir doc­u­mente depuis 2015 la vie quo­ti­di­enne des migrants sub­sa­hariens en Algérie et la façon dont les Algériens se pose la ques­tion : com­ment accueil­lir?
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