Sans moyens, empêtrés dans leur propre crise, les citoyens grecs ont déployé un réseau de soutien généreux envers les réfugiés et demandeurs d’asile. Un réflexe humain, doublé d’une lutte politique contre la tentation fasciste.
Chaque jour, Christina essaye de rogner sur le quota de 24 heures que le Dieu Chronos lui a confié, histoire de cumuler boulot alimentaire, solidarité avec les migrants et vie nocturne. Huit heures, la trentenaire file vers la librairie du centre d’Athènes où elle passe la journée à déplacer des caisses de livres et à répondre au téléphone. Dix-sept heures, elle rejoint le squat de la rue Devernion situé à Exarchia, qui coordonne un réseau de lieux occupés où les habitants de ce quartier anarchiste accueillent réfugiés, migrants et demandeurs d’asile. Puis elle se précipite à l’autre bout de la ville, direction Xenonas (« la maison des étrangers » en Grec), une demeure de trois étages qu’un quinquagénaire grec hyperactif met à disposition depuis deux décennies aux migrants et réfugiés les plus vulnérables de la capitale hellène, le temps de remettre la main sur leur vie.
Dans ces lieux autogérés, les réunions des bénévoles grecs se poursuivent jusque tard dans la nuit. Autour d’un thé chaud ou d’un raki glacé, ils doivent prendre des décisions à l’unanimité, pour soutenir des personnes ayant parfois survécu à un conflit ou une persécution politique avant de tomber dans le dénuement en Europe : « Va-t-on garder ici ce quinquagénaire tuberculeux, alors que ses voisins de chambre se plaignent d’avoir déjà assez de problèmes à gérer pour s’occuper d’un mourant ? », s’interroge-t-on à Xenonas. « Comment lever des fonds pour imprimer la deuxième édition du journal écrit par les réfugiés des squats en arabe et en persan : on organise une fête ? », s’enquit-on à Dervenion. La fête, meilleur moyen de financer un réseau de solidarité qui ne veut dépendre d’aucune ONG, oblige Christina à quémander quelques heures de plus à Chronos en rongeant ses courtes nuits de sommeil. Qu’importe, le sien est devenu plutôt léger, depuis que l’actualité de son pays est partagée entre une crise économique à n’en plus finir et une crise migratoire gérées, selon ces Grecs hospitaliers, avec le même déni d’humanité par les dirigeants grecs et les bureaucrates de Bruxelles.
En Grèce, on n’a pas attendu de voir le corps sans chaleur d’Aylan Kurdi gisant sur une plage turque le 2 septembre 2015 pour se mobiliser en faveur des réfugiés. A Lesvos, l’île ionienne devenue le cœur battant de la crise migratoire européenne en 2015, un groupe de citoyens avait dès l’été 2013 ouvert les bungalows en bois d’un centre de vacances pour accueillir les premières poignées de demandeurs d’asile qui débarquaient d’Iran, d’Afghanistan ou du Congo. A l’époque, la solidarité avec les réfugiés s’était greffée à une lutte sans merci contre la montée du parti néonazi Aube Dorée, alors troisième parti du pays et favori des sondages. Sous le regard au mieux indifférent, au pire bienveillant des policiers grecs, dont plus de la moitié avait votée pour Aube Dorée quand le parti est entré au Parlement en 2012, ses membres organisaient des ratonnades contre les migrants et des distributions de nourriture réservées aux Grecs dans les rues d’Athènes. Il aura fallu la mort d’un Grec justement, le rappeur Pavlos Fyssas, pour que ses responsables soient emprisonnés en septembre 2013.
Quand un million de réfugiés et demandeurs d’asile ont transité par l’Europe du Sud en 2015, dispatchés entre les côtes italiennes et grecques, à Athènes, le mouvement citoyen de solidarité était déjà bien rôdé. A Exarchia, le squat Dervenion est devenu la cuisine collective pour les squats des rues Notara et Stournari où vivent respectivement 300 demandeurs d’asiles et réfugiés. C’est en général un cuisinier iranien, travesti, débonnaire et enrobé, qui se charge de la tâche herculéenne de nourrir 600 personnes deux fois par jours. Il est épaulé par Samir ou Safi, deux réfugiés syriens qui, comme tant d’autres, sont désormais acteurs à part entière du mouvement solidaire. Rapidement, des groupes de réfugiés ont d’ailleurs commencé à monter leurs propres activités au sein de ces lieux occupés. Nour, Hosam, Mohsein et Moutaz, un quatuor de jeunes activistes pacifistes syriens ayant survécu au siège de Yarmouk, déploie aujourd’hui son savoir-faire en matière de soutien psycho-social auprès des femmes d’un squat situé dans une école publique athénienne abandonnée qui accueille aujourd’hui 300 réfugiés.
Ces foyers éphémères urbains offrent une alternative à l’isolement rural dans l’un des 50 camps gérés par l’armée grecque, créés dans l’urgence début 2016, quand l’Autriche, la Hongrie puis la Macédoine ont fermé leurs frontières aux demandeurs d’asile transitant par la Grèce. Des camps éloignés du tissu urbain, qui accueilleraient 54 000 migrants, dans des conditions souvent précaires. Sur les réseaux sociaux grecs, des dizaines d’images de tentes de réfugiés envahies par la neige suffisent à prouver les lacunes matérielles de la politique migratoire hellène. Pourtant, le pays a fait des progrès immenses. En 2014, Médecins Sans Frontières publiait un rapport intitulé « Souffrances invisibles » qui dénonçait les conditions de détention inhumaines des centres de rétention grecs, où les migrants étaient souvent détenus au-delà du plafond de 18 mois prévu par les directives européennes et souffraient d’abus nombreux.
A l’instar de Cristina, Niovi se plie en quatre pour améliorer le quotidien de ces personnes ayant débarqué sur les rives hellènes, la bouche pleine de récits de guerre, de frontières étanches et de passeurs sans scrupules. Après sa journée à la coopérative de commerce équitable qu’elle a cofondée et où elle récolte des dons pour les réfugiés, elle passe souvent ses soirées à l’hôtel City Plaza, dernier lieu occupé en date à Athènes. Depuis juillet dernier, 400 réfugiés vivent dans cet établissement ayant fait faillite. Là, selon l’humeur, elle joue avec Mohammed, Kurde de Syrie âgé de douze ans, hyperactif, qui parle déjà presque couramment grec. Sinon, elle se rend en cuisine, aider les femmes syriennes, iraniennes et afghanes qui, tout à leur découpe de tonnes de légumes, enchaînent les récits d’épreuves passées et d’espoirs futurs. Beaucoup de locataires syriens de City Plaza, où des dizaines de bénévoles venus de toute l’Europe organisent des activités avec les réfugiés, attendent d’être relocalisés vers un autre pays de l’Union Européenne. La Grèce n’est pour eux qu’un lieu de transit, que les citoyens solidaires qui leur ont ouvert les portes de City Plaza veulent rendre aussi digne que possible. Samira, jeune mère de famille syrienne, s’est tellement attachée au lieu qu’elle craint désormais d’en partir : « Chaque fois qu’une famille part pour l’Allemagne ou la Suède, c’est le déchirement. Ici, nous avons recréé une sorte de famille. Quand mon tour viendra, je vais souffrir à mon tour. »