Dans l’économie de la pauvreté, la drogue

Inter­view avec la soci­o­logue Claire Duport dont les travaux l’ont menée des quartiers pop­u­laires de Mar­seille, à Saint-Denis en région parisi­enne et tout autour du pour­tour méditer­ranéen. «...

2380 0
2380 0

Inter­view avec la soci­o­logue Claire Duport dont les travaux l’ont menée des quartiers pop­u­laires de Mar­seille, à Saint-Denis en région parisi­enne et tout autour du pour­tour méditer­ranéen.

« Cela fait plus de 10 ans que j’ai com­mencé à tra­vail­lé dans les quartiers pop­u­laires. Au départ, j’ai me suis intéressée aux économies de la pau­vreté. C’est à par­tir de cette entrée que je suis arrivée aux activ­ités de revente de drogue, notam­ment à Mar­seille. Nous avons mon­té un pro­gramme de recherche avec plusieurs acteurs sur l’his­toire de l’héroïne en France, des années 1960 à aujour­d’hui. Par­mi les pro­duits que l’on trou­ve ces dix dernières années, il y a d’abord le cannabis sous toutes ses formes, la cocaïne, les drogues de syn­thèse, il n’y a plus beau­coup d’héroïne, et puis évidem­ment les cachets. Tout ce qu’on appelle le détourne­ment de pro­duit, c’est à dire, des médica­ments issus de pro­duits de syn­thèse, des psy­chotropes qui au départ ne sont pas faits pour être détournés dans un usage de stupé­fi­ants, mais qui le sont. »

Entretien

Quelles ont été vos obser­va­tions au départ ?

C’est en tra­vail­lant sur les économies transna­tionales en Méditer­ranée, mais aus­si en par­tant du marché aux puces de Mar­seille, de quartiers où il y a du petit com­merce que je me suis intéressée à ce pro­duit. On voy­ait pass­er des blue jeans, des épices et par­fois aus­si de la drogue. Quand on regarde com­ment les pau­vres font pour sur­vivre dans une ville comme Mar­seille où il y a beau­coup de pau­vreté, il y a dans cette économie de la pau­vreté, l’é­conomie de la drogue. Mais elle est loin d’être majori­taire. C’est une pos­si­bil­ité pour une tranche infime de pop­u­la­tion, sou­vent très jeune.

Au départ, ce sont des habi­tants des quartiers nord, qui sont venus me chercher et qui m’ont demandé de leur expli­quer com­ment fonc­tion­naient les trafics de drogue. Dans les 13 et 14ème arrondisse­ments de Mar­seille, il existe depuis les années 2000 un dis­posi­tif : « Traf­ic, acteurs, ter­ri­toires » qui est un plan local de san­té publique, soutenu par la ville de Mar­seille et les insti­tu­tions. Il est fait de petites actions de ter­rain con­crètes venant des habi­tants, des tra­vailleurs soci­aux, des édu­ca­teurs, des jeunes et des gens directe­ment en prise avec ces prob­lé­ma­tiques d’usage et de traf­ic de drogue et qu’ils met­tent en place pour réduire les dom­mages liés aux trafics (en dehors de la préven­tion en elle-même qui est assurée par d’autres dis­posi­tifs), car cela a des impacts sur la vie sociale des jeunes, des habi­tants et des familles.

« Les jeunes qui trafiquent ne se font pas beau­coup d’ar­gent »

A par­tir d’é­tudes de ter­rain, on a attesté avec des soci­o­logues que non, les gens ne se font pas plein d’ar­gent. C’est comme chez Car­refour où pour que quelques action­naires et un patron gag­nent beau­coup d’ar­gent, il y a des cen­taines de mil­liers de smi­cards. C’est une économie cap­i­tal­iste assez red­outable, un cap­i­tal­isme de paria. Et comme la plu­part des jeunes gens qui s’im­pliquent dans les trafics, il y a d’énormes risques. L’ar­gent qu’ils gag­nent par rap­port aux risques qu’ils pren­nent est absol­u­ment dis­pro­por­tion­né. La plu­part du temps cet argent ne reste pas, ils le dépensent en par­tie dans leur con­som­ma­tion de cannabis et sont par­fois même endet­tés. S’ils gag­naient tant d’ar­gent, ils ne resteraient pas dans leurs cités. Dans le même temps, il y a des béné­fices : on fait par­tie d’un groupe, on a un boulot, car oui ils appel­lent cela “boss­er”. On existe et ce face à une société qui ne le per­met pas. La plu­part de ces jeunes gens ne sont pas des déjan­tés incon­scients et ils savent bien qu’en « cho­ufant » en bas d’un immeu­ble ils ne vont pas devenir des Scar­face, même si à 15 ans on rêve d’un tas de choses.

C’est une manière de dire que leurs rêves et leurs aspi­ra­tions sont les mêmes que les vôtres. Ils ont envie d’avoir une vie, une “nana”, un mec, une mai­son, un boulot, un peu de fric. Cette société est comme ça. Ils n’ont pas envie d’être des assas­sins, ce n’est pas leur idéal. Cette exper­tise per­met de l’ob­jec­tiv­er avec des don­nées réelles. Ce n’est pas un point de vue, c’est un tra­vail réal­isé à Mar­seille. Cela pro­duit des savoirs. Ces savoirs sont-ils partagés par le grand pub­lic ? Vis­i­ble­ment non. Par les insti­tu­tions ? Cela dépend lesquelles, mais pour cer­taines non plus. Mais la réal­ité est tout de même celle là.

Les mineurs sont-ils plus exploités dans le traf­ic ?

Non, car depuis les lois Sarkozy, il existe des pris­ons pour mineur dont une à Mar­seille. L’idée que l’on va met­tre des mineurs aux postes les plus exposés car ils risquent moins est fausse. Ils risquent tout autant. Si l’on trou­ve ces jeunes sur des postes plus exposés, c’est que comme partout, avant d’avoir un poste plus sta­ble, plus tran­quille, il faut avoir fait ses preuves. Il n’y a pas de for­ma­tion mais des com­pé­tences req­ui­s­es. Le guet­teur par exem­ple doit être très patient car rester durant 14 heures à la même place hiv­er comme été n’est pas à la portée de tout le monde. Il faut quelqu’un de très obser­va­teur. A d’autres postes il faut d’autres qual­ités, soit la per­son­ne va être recrutée pour ce poste car c’est une per­son­ne fiable, soit elle va appren­dre, soit elle va devoir dégager.

Une activ­ité crim­inelle quel qu’elle soit, fonc­tionne et dure si elle sait cloi­son­ner les seg­ments, c’est à dire que per­son­ne ne sait qui fait quoi. Sinon à chaque arresta­tion c’est toute l’ac­tiv­ité qui tombe. Ce qui fait tenir une activ­ité crim­inelle c’est le secret au sein même de l’ac­tiv­ité. Le chef d’équipe ne sait pas qui va chercher la drogue en Espagne. Celui qui fait le tra­jet entre le Maroc et l’Es­pagne ne sait pas qui pro­duit au Maroc. Ain­si, si un seg­ment tombe les autres ne sont pas affec­tés et inverse­ment.

Quels sont les risques pour les per­son­nes, notam­ment les mineurs qui pren­nent part à ces trafics?

Cela dépend de ce qu’on y a fait, des infor­ma­tions que l’on a et du risque que l’on pour­rait faire pren­dre si on les dévoilait. Mais cela dépend aus­si du seg­ment dans lequel on est. Enfin, et c’est ce qui m’empêche de répon­dre de façon générale, cela dépend du mode de fonc­tion­nement du chef d’équipe. Il y a des gens qui fonc­tion­nent sur la vio­lence ou sur la men­ace. On l’a vu en tra­vail­lant avec douze per­son­nes qui habitaient dans les quartiers nord. On voy­ait que le mode rela­tion­nel ou les types de vio­lence et de men­ace voir de non vio­lence vari­aient d’une per­son­ne à une autre. Cer­taines per­son­nes attes­taient de l’u­til­i­sa­tion de cer­tains modes de vio­lence et d’autres dis­aient : « Moi, dans mon quarti­er, il se pren­nent des beignes tous les qua­tre matins », à la moin­dre incar­tade la per­son­ne est sûre de finir dans une cave battue à coup de lattes.

L’assi­ette des per­son­nes qui béné­fi­cient de ces trafics dans les quartiers est-elle impor­tante ?

Dans cer­tains quartiers il n’y en a aucun. Vous ne trou­verez pas for­cé­ment de trafics de drogue dans tous les quartiers pau­vres, et inverse­ment, vous n’en trou­verez pas seule­ment dans les quartiers pau­vres.
J’ai fait un arti­cle dans la revue Mou­ve­ment que j’ai titré « L’ar­gent facile ». Il a été réal­isé à la suite de l’af­faire du quarti­er de la Castel­lane à Mar­seille. 28 per­son­nes ont été inter­pel­lées pour traf­ic de drogue dans une cité com­prenant 6 000 d’habi­tants. Il était impor­tant de mon­tr­er que l’ar­gent de la drogue dans ce quarti­er con­cer­nait une infime par­tie des habi­tants. Un rac­cour­ci était fait, comme tou­jours lorsque l’on par­le de ce quarti­er, comme étant le réseau de la Castel­lane comme si les 6 000 habi­tants fai­saient par­tie de ce réseau. Quand bien même les 28 per­son­nes inter­pel­lées fai­saient éventuelle­ment béné­fici­er dix de leurs proches, et c’est exagéré, cela ferait 280 per­son­nes sur 6 000 habi­tants. Arrê­tons de dire que les cités vivent du traf­ic de drogue. Les trafi­quants de drogue sont comme tout le monde, quand il gagne de l’ar­gent, ils le gar­dent pour eux. Oui, il y a des formes de redis­tri­b­u­tion. Par exem­ple, on a vu dans cer­tains quartiers que l’été cer­tains mem­bres du réseau offrent une entrée à la piscine à cer­tains gamins du quarti­er. Il y a une telle déser­tion de la puis­sance publique dans ces quartiers que de toute façon si ce n’est pas eux qui le font, per­son­ne ne le fera. Mais c’est une fois par an et ce n’est pas des bil­lets jetés à la pop­u­la­tion pour qu’elle se taise. Ce n’est pas vrai de dire que les quartiers béné­fi­cient de l’ar­gent de la drogue. Ce n’est pas vrai non plus que des gens béné­ficieraient d’une redis­tri­b­u­tion de l’ar­gent qui est gag­né par le traf­ic de drogue. L’im­mense majorité des gens n’ont pas envie d’avoir affaire à l’ar­gent de la drogue.

Le tra­vail fait par les par­ents dans le dis­posi­tif « Traf­ic, acteurs, ter­ri­toires » l’at­teste, les groupes de par­ents de jeunes impliqués dans les trafics sont les pre­miers à refuser que cet argent passe la porte de la mai­son. Ils sont très vite en con­flit avec leur enfant quand ils voient qu’il s’est payé de nou­velles bas­kets ou autre.

Fau­dra-t-il prévoir des mesures de via­bil­ité économique pour ces quartiers si une mesure de légal­i­sa­tion est prise par l’E­tat ?

Évidem­ment, car la majorité des per­son­nes qui s’im­pliquent dans des trafics de drogue sont des gens qui n’ont pas la pos­si­bil­ité, ou n’ar­rivent pas, à saisir les oppor­tu­nités afin d’avoir des revenus générés par un tra­vail légal. Plusieurs raisons sont en cause : l’échec sco­laire y est pour beau­coup. On ne se sent pas bien à l’é­cole, on n’y va plus. On traîne dans la rue. Le manque d’emploi, la dif­fi­culté d’ac­céder à l’emploi, le racisme au faciès, l’ab­sence de diplôme, tout cela sont autant de raisons. Et quand en plus on est noir ou arabe ou gitan et que l’on habite un quarti­er con­nu comme quarti­er chaud cela com­mence à faire beau­coup pour trou­ver un tra­vail. Mais il y a aus­si ce qu’ils appel­lent dans les trafics de drogue, les nour­rices qui vont cacher l’ar­gent, la drogue et par­fois les armes. Ce sont sou­vent des per­son­nes choisies pour leurs faib­less­es économiques. La fig­ure typ­ique de la mère qui élève toute seule ses enfants et qui n’a plus les moyens pour pay­er le loy­er. Si elle ne tra­vaille pas, elle se retrou­ve à la rue et ses enfants à la DASS. Donc mal­gré elle, elle va accepter ce genre de boulot. On a vu aus­si comme nour­rice un homme, la cinquan­taine qui tra­vail­lait mais qui touchait l’équiv­a­lent d’un Smic et qui n’ar­rivait pas à nour­rir ses qua­tre enfants. Pour 1 200 euros par mois, il avait accep­té de cacher de l’ar­gent. C’est la fragilité d’une per­son­ne, d’un enfant qui traîne dans la rue et d’un sys­tème de dette qui fait que l’on doit con­tin­uer à cacher l’ar­gent de la drogue pour pou­voir con­tin­uer à pay­er son loy­er etc.

Et cela se passe avec des formes de men­aces et de vio­lences extrêmes, il faut savoir qu’une per­son­ne qui accepte ce tra­vail de nour­rice doit aus­si con­fi­er ses clefs. Avec la présence des enfants, la peur tout le temps, notam­ment de la venue de la police et de l’ar­resta­tion alors que finale­ment elle avait seule­ment cher­ché à nour­rir ses enfants.

Si cette économie là n’é­tait plus assurée par des gens dont c’est la seule ressource pour assur­er leur vie, il faudrait qu’il y ait d’autres sources de revenu.

Hélène Bourgon et JDG

Dessin ©David Poey

In this article