Populations déplacées pour bâtir des résidences de standing, bâtiments historiques démantelés : depuis son arrivée au pouvoir, le gouvernement de Recep Tayip Erdogan a mis en place une politique urbaine où le capitalisme se mêle à un virage autoritaire et conservateur. Peu à peu, les laissé·es pour compte de cette stratégie organisent la résistance.
A proximité de la place Taksim d’Istanbul, dans le local de l’association Bir Umut (Un Espoir), plus d’une quarantaine de personnes attendent l’ouverture de la réunion. Toutes les deux semaines, ces représentant·es de quartiers se déplacent des quatre coins de la capitale turque pour s’informer réciproquement de l’évolution de leurs combats locaux et prendre de nouvelles résolutions au sein de leur structure collective, l’Union des quartiers. L’assemblée salue d’abord les nouvelles·aux participant.es du collectif « logement des migrant·es » de Basaksehir. Les plans de développement urbain de leur quartier — construit dans les années 1990 et regroupant 18 000 appartements — ayant été récemment modifiés, ces migrant·es turc·ques de Bulgarie sont préoccupé·es. Dans le cas où leurs blocs d’immeubles seraient soumis à un réaménagement urbain, ce qui est courant, ils perdront jusqu’à 50 % de la surface de leur appartement dont ils sont actuellement propriétaires. Vient le tour des représentant·es des quartiers de l’arrondissement de Sariyer d’informer sur le rassemblement de 600 personnes qui a eu lieu deux jours auparavant devant la mairie d’Istanbul. Ils et elles réclament les titres de propriété pour des biens immobiliers qu’on leur a promis en 1984, mais qui ne leur ont toujours pas été remis. Sariyer étant maintenant devenu un arrondissement à haute valeur foncière, l’État refuse de délivrer les actes de propriété aux habitant·es de ces maisons et immeubles construits sans permis il y a près de 50 ans, à la suite d’une forte migration rurale, alors que des actes de propriété ont été délivrés dans d’autres quartiers.
Depuis 2002 et l’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP – Adalet ve Kalkinma Partisi), plusieurs projets de développement et de transformation urbaine sont entrepris dans le pays, restructurant en profondeur l’organisation sociale, politique et culturelle des villes en Turquie. « Ces projets, qui constituent un tournant dans l’histoire des politiques urbaines du pays, sont caractérisés par un mélange de néolibéralisme et d’autoritarisme, au service d’une politique répressive à l’égard des minorités et de l’instauration d’un ordre urbain conservateur », explique la sociologue Gülçin Erdi, chargée de recherches au CNRS à l’UMR-CITERES.
L’Union des quartiers est aujourd’hui organisée dans plus de cinquante quartiers d’Istanbul et représente au total 70 quartiers en comptant ceux d’Izmir, Eskisehir et Kocaeli. Un des principaux problèmes auxquels sont confronté.es les habitant·es de ces quartiers, le plus souvent défavorisé·es, est la modification des plans de développement visant à remodeler au fil du temps les arrondissements en éliminant des blocs d’habitats « non désirés » au nom d’une modernisation urbaine. L’un des enjeux principal est la classification de quartiers entiers sous la catégorie de « zones à risque » et de « structures à risque » selon la loi dite du « désastre » promulguée en 2012. Cette loi permet en effet une destruction à grande échelle de zones d’habitats (appelée « transformation urbaine »), sous prétexte qu’elles seraient soumises à un risque sismique. « Mais le hic, c’est qu’aucune zone à risque de premier degré (les plus soumises aux risques de tremblement de terre) n’a fait l’objet d’une transformation urbaine. Seuls les quartiers populaires dont le terrain est plus solide mais les habitats plus précaires et dont il semble plus facile de déplacer les populations sont visés. Nous ne sommes pas dupes, il est bel et bien question d’une rente foncière et de générer des bénéfices importants sur le marché de l’immobilier », explique Erbay Yucak, avocat et animateur de l’Union des quartiers.
Le gouvernement joue avec les lois du marché. « Le principe de la gouvernance globale est de faire du profit », explique Gülçin Erdi. Dans ce but, il fait appel à des entreprises proches du pouvoir afin de créer une classe capitaliste qui s’enrichit dans le cadre de l’attribution de contrats publics. Des entreprises qui soutiennent le gouvernement et le parti au pouvoir. L’outil de cette stratégie est le TOKI : cette institution, lancée dans les années 1980 pour bâtir des logements collectifs à destination de la classe moyenne, est aujourd’hui rattachée directement au Premier ministre. Le TOKI est devenu un acteur public puissant en charge de la « Régénération urbaine ».
Après la crise économique de 2001, le pays est ruiné. Erdogan souhaite redresser le pays, et pour cela le secteur de la construction fait office de gilet de sauvetage. Le gouvernement renforce donc le TOKI. Institué à l’origine pour entreprendre des grands projets urbanistiques de logements sociaux à but non lucratif, la loi de 2004 lui permet désormais de passer des alliances avec le secteur privé pour des projets à but lucratif. L’institution publique a ainsi accès à des terrains publics qu’elle met à disposition de groupes privés pour des prix dérisoires. Des quartiers entiers sont détruits pour laisser la place à des logements destinés à des classes moyennes supérieures et aisées, et la population plus pauvre est priée d’aller s’installer dans des logements sociaux construits plus loin, dans des zones moins accessibles et moins couvertes par les services publics. Les résistances sont faibles et peu d’habitant·es obtiennent gain de cause quand ils.elles se battent pour ne pas quitter leur logement.
A Istanbul, les quartiers formant Fikirtepe, l’un des plus importants centre-ville [1] sur la rive asiatique d’Istanbul, à proximité de Kadikoy, font probablement partie de ceux qui sont les plus gravement concernés par les politiques de transformation urbaine. La totalité des 61 îlots urbains de Fikirtepe y est soumise depuis plus de sept ans. De véritables bataillons de représentant·es d’entreprises de construction se sont concurrencé·es pendant des années pour faire signer des contrats aux propriétaires d’immeubles ou de maisons, encore une fois construites précairement dans les années 1960 — mais détenant des titres de propriété. « Sur la plupart des contrats ne figurait aucune date, ni quand le projet allait démarrer ou quand il allait aboutir. Le projet non plus n’était pas défini. Mais les gens ont été séduits à l’idée d’obtenir deux ou trois appartements dans des gratte-ciels vitrés à la place de leur vieux bâtiment. De plus, ces représentant·es leur promettaient de payer le loyer de leur logement temporaire jusqu’à la remise des nouveaux appartements », explique Alaattin Demirel, qui fut le symbole de la résistance en refusant de signer lors des premières années. La photo de sa maison, telle une île au milieu d’un gigantesque chantier, avait fait le tour du monde. Mais l’État turc ne manque pas d’idées pour faire plier les réfractaires. Le terrain de celles et ceux qui s’abstenaient de signer était sitôt soumis à une « nationalisation » forcée dont le montant allait être payé en cinq annuités, même s’ils.elles possédaient un titre de propriété. « J’ai finalement accepté de signer, mais au moins un contrat plus sérieux et détaillé », soupire Demirel.
La capitale n’est pas la seule à être concernée selon la chercheuse Gülçin Erdi, même si Istanbul représente le niveau ultime de cette stratégie. Une stratégie de communication menée par les collectivités locales qui répond à la volonté d’en faire une vitrine au niveau international, « une ville globale », précise la sociologue. Ailleurs dans le pays, cette situation se retrouve dans des villes comme Antalya où la municipalité souhaite attirer les touristes. « Souvent, les politiques et leurs communicants comparent ces villes à d’autres grandes villes mondiales afin de marquer les esprits. Istanbul sera ainsi baptisée « Le Manhattan du Moyen-Orient » et Antalya « la Venise du Moyen-Orient » », précise-t-elle.
Derrière ce virage capitaliste, la politique urbaine du gouvernement Erdogan a aussi des visées conservatrices et autoritaires. « Le conservatisme en Turquie passe par des références islamiques dans l’espace public », analyse la sociologue. « Avec le gouvernement Erdogan, l’espace public prend des formes de pays musulman alors qu’il était teinté de laïcisme jusqu’à présent avec l’influence du Kémalisme ». Le gouvernement veut laisser sa marque dans l’espace urbain, par exemple avec la destruction du parc Gezi et du centre culturel Atatürk (symbole de la première période républicaine en Turquie) pour y mettre à la place une caserne militaire qui servirait de centre commercial. « L’espace public prend ainsi des marques de religieux avec la construction de grandes mosquées dans des lieux stratégiques comme la place Taksim ou le quartier de Çamlica. Dans certaines villes, la consommation d’alcool est désormais encadrée et restreinte. Le style Ottoman-seldjoukide (un style décoratif d’influence islamique, ndlr) est désormais privilégié sur les bâtiments publics », précise la chercheuse.
Plus globalement, ce virage entre néolibéralisme et autoritarisme se perçoit dans la politique globale du pouvoir. « Le développement économique se fait au détriment des droits des travailleur·ses qui limiteraient la croissance », détaille Gülçin Erdi. Par ailleurs, l’état d’urgence [2] (aujourd’hui levé) a permis au pouvoir de resserrer son autorité. A Istanbul, les victimes de la transformation urbaine de Fikirtepe ont récemment lancé une campagne afin d’attirer l’attention de l’opinion publique nommée : « Pour briser le silence, plante un clou sur la tâche ». Les citoyen·nes sont ainsi appelé·es à planter des clous sur une sorte d’installation artistique urbaine qui prend la forme d’une grande boite noire placée devant l’un des nombreux chantiers interrompus, assimilés à des « tâches » défigurant Fikirtepe. Les victimes réclament au ministère de l’Environnement et de l’Urbanisme de prendre en charge l’aboutissement des projets selon un plan quinquennal. « C’est un véritable hold-up », déclare Hurriyet Azak, avocate suivant de nombreux procès des victimes de Fikirtepe : « J’ai réussi à sauver la maison de ma mère en démontrant qu’elle ne constituait pas une structure à risque. Tous ces constats ne reposent sur aucune analyse de terrain scientifique et sérieuse. Il y a d’autre part énormément d’irrégularités et d’injustices concernant la collecte de signatures, les décisions de nationalisation, le calcul des surfaces… ». Selon elle, l’application de la transformation urbaine à Fikirtepe représente une abolition du droit de propriété. « Dans un État qui se dit capitaliste, ce droit, au moins, doit être garanti », déplore-t-elle.