Tourisme de masse et gentrification, Barcelone dans l’impasse

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L’explosion de loge­ments réservés aux touristes oblige les Barcelon­ais à quit­ter les espaces publics du cen­tre-ville vers la ban­lieue. La vie sociale dis­paraît de la vieille ville et le secteur financier prof­ite du tourisme pour men­er des opéra­tions économiques majeures.

Dans un local anonyme de la ban­lieue de Barcelone éclairé aux néons, les rési­dents du quarti­er de Nou Bar­ris se retrou­vent pour leur réu­nion heb­do­madaire. À l’ordre du jour, la hausse des loy­ers : plusieurs rési­dents risquent l’expulsion durant l’été. Ils s’appellent Manuela, mère de qua­tre enfants, mais aus­si Guiller­mo, José, Jorge, tous des tra­vailleurs pré­caires. Marie est la dernière à inter­venir. Les larmes aux yeux, cette dame imposante de 57 ans porte une robe fleurie et serre un mou­choir entre ses doigts. Marie explique qu’elle n’est plus en mesure de pay­er son loy­er. Suite aux impayés, la pro­prié­taire men­ace de la met­tre à la rue. « La pres­sion spécu­la­tive et finan­cière, avec l’entrée des ban­ques dans le marché immo­bili­er, a créé une sit­u­a­tion très cri­tique. Les gens souhait­ent échap­per aux loy­ers hors de prix du cen­tre-ville et la demande finit par dépass­er l’offre dans les alen­tours. Ceux qui payent la note, ce sont tou­jours les plus pau­vres et mar­gin­al­isés », explique Sal­vador Tor­res, porte-parole de l’association 500x20, qui lutte pour plus de loge­ments soci­aux à Barcelone. Mon­tré du doigt, le secteur financier est accusé de prof­iter du tourisme de masse qui a envahi la ville dans les dernières années pour men­er des opéra­tions com­mer­ciales autre­fois irréal­is­ables. La hausse injus­ti­fiée des prix des loy­ers est une des con­séquences de la gen­tri­fi­ca­tion et de la « touris­ti­fi­ca­tion » du cen­tre-ville.

Nou Bar­ris, les rési­dents s’opposent à la con­struc­tion de nou­veaux HLM avec des potagers col­lec­tifs

Selon la mairie de Barcelone, 38 mil­lions de per­son­nes, Espag­nols et étrangers, vis­i­tent chaque année la ville. Les énormes paque­bots qui accos­tent dans le port débar­quent jusqu’à 20 000 per­son­nes par jour en haute sai­son. Plus de 9 mil­lions de per­son­nes par an déci­dent de pass­er au moins trois nuitées dans la cap­i­tale cata­lane. Des chiffres impor­tants, com­parés aux 2 mil­lions de per­son­nes qui rési­dent en ville. Mal­gré les ini­tia­tives de Ada Colau, la mairesse indignée de Barcelone (issue du mou­ve­ment des Indignés de 2008), la sit­u­a­tion sem­ble être irréversible. « Pour le cen­tre-ville, il n’y a plus vrai­ment d’espoir », sig­nale Andrés Ante­bi de L’Observatori de la Vida Quo­tid­i­ana (Obser­va­toire de la vie quo­ti­di­enne de Barcelone) : « Il aurait fal­lu y penser avant. Depuis 1992, quand la ville a accueil­li les Jeux Olympiques, point de départ du secteur touris­tique local. Désor­mais il n’existe presque plus de vie de quarti­er. Les rares rési­dents qui restent dans le dis­trict de la vieille ville ont de plus en plus sou­vent pour voisins des touristes étrangers, qui ne restent en ville que quelques jours. Il n’y a plus de réseau citoyen, mais que des com­merces, des restau­rants et des bars à tapas. Très peu de dis­cus­sions publiques se dévelop­pent au cen­tre-ville » pour­suit-il.

Le site Inside Airbnb recense et analyse les loge­ments touris­tiques disponibles à Barcelone

Cepen­dant, quand on tra­verse La Ram­bla, le boule­vard pié­ton qui relie la cen­trale Plaça Catalun­ya au bord de mer, on a l’impression d’être au cœur d’une ville méditer­ranéenne, vivace et dynamique. Aux côtés des touristes en tran­sit, des hommes d’affaires, des étu­di­ants, des vendeurs de sou­venirs. À la tombée de la nuit, les jeunes se don­nent ren­dez-vous autour de la fontaine de Plaça Reial, les employés à la sor­tie des bureaux prof­i­tent de l’apéro sur les ter­rass­es des cafés alors que la bour­geoisie cata­lane se retrou­ve sous les porch­es du Gran Teatre du Liceu. Impos­si­ble de tra­vers­er La Ram­bla d’un bout à l’autre sans enten­dre plusieurs langues dif­férentes. Ici, touristes et rési­dents se mêlent, dans une atmo­sphère métis­sée et mul­ti­cul­turelle. La cohab­i­ta­tion entre touristes et rési­dents existe, et si cer­tains Barcelon­ais s’emportent, c’est plutôt con­tre les pro­mo­teurs immo­biliers qui con­voitent plusieurs immeubles à la fois et aug­mentent les prix des loy­ers pour coller aux mod­èles économiques de la nuitée plutôt qu’à un rési­dent à l’année. « Ce qu’on appelle désor­mais la “touris­mo­pho­bie”, ce n’est qu’une astuce des lob­bies économiques pour crim­i­nalis­er et décrédi­bilis­er les mou­ve­ments soci­aux qui remet­tent en dis­cus­sion la réal­ité touris­tique et urbaine de ses ter­ri­toires » explique Ser­gi Yanes, doc­teur en anthro­polo­gie, cofon­da­teur du pro­jet Tur­is­mo­grafias, un réseau européen qui analyse la réor­gan­i­sa­tion néolibérale de l’espace urbain. « En aucun cas les Barcelon­ais n’ont eu peur du tourisme ou des touristes. Les impacts sur la vie économique de la ville sont nom­breux. On pour­rait dire que le tourisme aide à ouvrir de nou­veaux chemins à la spécu­la­tion immo­bil­ière et finan­cière. Il jus­ti­fie des opéra­tions urbaines autrement impos­si­bles. En fait, le suf­fixe ‑pho­bie, comme on pen­sait ce néol­o­gisme il y a plus de 10 ans, ne se réfère pas à la “peur”, mais à la “haine” ou à “l’an­tipathie” ».

La Ram­bla est dev­enue le prin­ci­pal axe touris­tique de la ville

L’origine des prob­lé­ma­tiques actuelles est à chercher dans l’histoire de la poli­tique d’aménagement de la munic­i­pal­ité de Barcelone. Depuis 1978, la Con­sti­tu­tion espag­nole délègue ces com­pé­tences à la com­mu­nauté autonome [1]. La zone de Ciu­tat Vel­la qui englobe les dif­férents quartiers du cen­tre de la ville, était habitée par des habitant·es aux pro­fils soci­ologiques var­iés. Entre 1991 et 2005, la part des class­es pop­u­laires restait impor­tante (jusqu’à 70 % dans le Raval), celle des class­es supérieures était sta­ble (30 % dans le Bar­rio Goti­co). C’est la part des pop­u­la­tions étrangères qui a aug­men­té. Ain­si, dans cer­tains secteurs du Raval, ils sont passés de 6 % à 50 % en 15 ans. Le chercheur Hov­ig Ter Minass­ian racon­te qu’en 2005, des résident·es assez aisé·es quit­tent le quarti­er pour dif­férents fac­teurs, dont le développe­ment touris­tique « jugé exces­sif ». Il estime que « c’est l’ensemble de la poli­tique publique à l’égard du dis­trict de Ciu­tat Vel­la qui a joué ici, sus­ci­tant un développe­ment exces­sif de l’activité touris­tique ». Cette poli­tique publique, c’est le choix de don­ner au Raval une voca­tion touris­tique, « asso­ciée à une volon­té d’en chang­er l’identité pour en don­ner une image moins sul­fureuse », favorisant « une gen­tri­fi­ca­tion de ces quartiers, qui reste cepen­dant encore lim­itée ». Au milieu des années 2000, le chercheur se demande déjà « com­ment la munic­i­pal­ité entend garan­tir l’accueil des étranger·es non Européen·nes dans le cen­tre ancien, faciliter le main­tien des « résident·es traditionnel·les » menacé·es par les expro­pri­a­tions et l’élévation rapi­de des loy­ers, et enfin éviter un développe­ment exces­sif des fonc­tions touris­tiques et com­mer­ciales, au détri­ment de la fonc­tion rési­den­tielle ».

Le secteur du loge­ment espag­nol ne compte qua­si­ment aucun loge­ment social, car il se base sur l’accession général­isée à la pro­priété. Entre 2005 et 2008, le prix de la loca­tion immo­bil­ière aug­mente de 33 % à 42 % dans Ciu­tat Vel­la. Après l’éclatement de la bulle immo­bil­ière de 2008, la Cat­a­logne est la région la plus touchée d’Espagne par les saisies de loge­ment. Les loy­ers bais­sent alors un peu, sans com­penser toute­fois la hausse des années précé­dentes. En 2011, lorsque la CIU (une fédéra­tion de deux par­tis poli­tiques nation­al­istes cata­lans) prend la tête de la munic­i­pal­ité, elle libéralise la ques­tion du loge­ment touris­tique. En deux ans, près de 40 000 apparte­ments sont trans­for­més en loge­ments pour touristes. L’arrivée de AirBnb accentue la crise : cette fois, ce n’est pas la « facil­ité d’obtenir un crédit » qui fait mon­ter les prix de l’immobilier, mais les pos­si­bil­ités d’énormes prof­its liés à la loca­tion touris­tique. Dès lors, l’offre de loge­ment pour les class­es moyennes ou pau­vres est insuff­isante.

Les loca­tions illé­gales d’appartements con­tribuent plus que tout le reste à la dis­pari­tion de la vie citoyenne. Selon le dossier « UnfairBnb » du Cor­po­rate Europe Obser­va­to­ry de Brux­elles, à Barcelone plus de 18 000 loca­tions touris­tiques sont pro­posées à tra­vers des struc­tures comme AirBnb. Alors que, si l’on regarde les don­nées de 2016 de la mairie de Barcelone, il existe moins de 10 000 apparte­ments touris­tiques offi­cielle­ment inscrits dans les reg­istres de la ville. D’après le site d’observation « insid­eAirBnb », lancé par l’activiste états-unien Mur­ray Cox, 64 % des apparte­ments loués aux touristes à Barcelone seraient disponibles tout au long de l’année. Il est donc prob­a­ble que le pro­prié­taire ne soit pas logé dans la mai­son, ce qui représente un emploi illé­gal et une cause du déplace­ment des rési­dents vers les alen­tours. D’après la con­sul­ta­tion sur l’économie col­lab­o­ra­tive dans le secteur de l’hébergement touris­tique, réal­isée par la Com­mis­sion Européenne en juin 2017 et rap­portée par UnfairBnb, seule­ment 38 % des pro­prié­taires inter­pel­lés affir­ment demeur­er dans les apparte­ments qu’ils louent aux touristes.

Les prob­lèmes de loge­ment du cen­tre-ville ont fini par emporter aus­si les alen­tours. « Barcelone est une ville de taille moyenne, enclavée par des mon­tagnes : elle n’a pas la place pour s’étaler. La hausse des loy­ers n’est qu’une alerte d’un prob­lème plus vaste. Désor­mais, des loge­ments touris­tiques sont pro­posés dans des secteurs et des quartiers qui n’ont rien d’intéressant à pro­pos­er à un vis­i­teur étranger. L’effet domi­no est en train d’en­traîn­er dans le gouf­fre des quartiers tra­di­tion­nelle­ment réservés aux rési­dents », regrette Andrés.

A la sta­tion de Plaça Catalun­ya, Lamine descend du « Rodalies », le train de ban­lieue. Il est 9 heures et ce respon­s­able asso­ci­atif est par­ti de chez lui il y a plus de 45 min­utes. « Je ne pou­vais pas me per­me­t­tre les loy­ers de Barcelone. Je me suis instal­lé avec ma femme dans une petite ville bal­néaire de la périphérie. Il y a quelques années, on se sen­tait vrai­ment éloigné·es, mais je vois de plus en plus de gens faire ce choix là. Et surtout, les prix sont tels qu’on voit des agences organ­is­er des voy­ages à Barcelone et loger les gens à côté de chez nous. Ils leur promet­tent Barcelone, mais en fait, ils ont une heure de trans­port pour y arriv­er », explique-t-il. Le long des rues qu’il emprunte pour se ren­dre à son bureau, des dra­peaux sur lesquels sont imprimés des formes de vau­tours noirs bar­rés de rouge sont accrochés aux fenêtres : les slo­gans s’en pren­nent aux spécu­la­teurs immo­biliers.

En 2018, les habitant·es de ces quartiers du cen­tre-ville his­torique de Barcelone se sont mobilisé·es con­tre un prob­lème sup­plé­men­taire : le traf­ic de drogue. La spécu­la­tion immo­bil­ière vide les immeubles, qui se retrou­vent occupés par des trafi­quants, le temps que les pro­prié­taires vendent les bâti­ments ou que s’enclenchent les travaux. En avril 2018, la Fédéra­tion des asso­ci­a­tions de résident·es de Barcelone a appelé à man­i­fester con­tre l’augmentation des « nar­copisos » (apparte­ments de traf­ic) et leur éten­due vers le Nord-Ouest de la ville. Dans un com­mu­niqué, la fédéra­tion dénonce la « pro­liféra­tion du traf­ic d’héroïne dans les loge­ments vides du quarti­er du Raval » (à l’Ouest de l’avenue de Las Ram­blas) et « la spécu­la­tion immo­bil­ière qui la rend pos­si­ble ». Les habitant·es dénon­cent un sys­tème bureau­cra­tique et deman­dent une mod­i­fi­ca­tion de la lég­is­la­tion pour per­me­t­tre à la mairie, la région et l’Etat de tra­vailler de façon coor­don­née.

Aujourd’hui, la mobil­i­sa­tion des habitant·es s’appuie sur le cumul d’expériences depuis les années 2000, mais surtout sur la créa­tion de la Plate­forme des affecté·es par l’hypothèque en 2009, dont de nom­breux groupes locaux sont instal­lés en Cat­a­logne. « C’est la con­ver­gence de plusieurs mou­ve­ments soci­aux, notam­ment du mou­ve­ment Oku­pa, des mou­ve­ments pour le droit au loge­ment, des mou­ve­ments lib­er­taires, du 15M, des mou­ve­ments indépen­dan­tistes cata­lans, etc., qui a engen­dré une véri­ta­ble syn­ergie qui s’est cristallisée sur le thème du loge­ment », analyse Diego Miralles Buil, doc­tor­ant en géo­gra­phie à l’université de Lyon 2. Cette mobil­i­sa­tion a per­mis la con­struc­tion de dif­férentes coopéra­tives d’habitations d’usage. Ces coopéra­tives, dont sont mem­bres les futur·es habitant·es, finan­cent des pro­jets de con­struc­tion grâce à des finance­ments éthiques et coopérat­ifs, dans des ter­rains cédés par la munic­i­pal­ité en échange de l’assurance que ces loge­ments seront des loge­ments soci­aux. Sou­vent, les pro­jets sont menés par des archi­tectes ou urban­istes elles·eux-mêmes organisé·es en coopéra­tive, comme le col­lec­tif LaCol.

Ces pro­jets ont pour but pre­mier de répon­dre à l’urgence, mais pas seule­ment : « Les col­lec­tifs mil­i­tants barcelon­ais ont vu dans ces formes alter­na­tives d’accès au loge­ment un moyen prag­ma­tique de lut­ter con­tre l’omniprésence de la pro­priété privée et de la spécu­la­tion immo­bil­ière en Espagne. Le but de la majorité de ces col­lec­tifs est en effet de se réap­pro­prier ce « droit fon­da­men­tal » qu’est le droit à l’accès à un loge­ment abor­d­able et digne pour toutes et pour tous », analyse Diego Miralles Buil. Le début d’une reprise en main de la ville par ses habitant·es.

Reportage Samuel Bregolin et Leïla Beratto

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