En France, le combat d’un frère pour une loi sur le burn-out

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C’é­tait le 29 mai 2015. Yan­nick San­sonet­ti, 33 ans, était retrou­vé mort, sui­cidé dans un ate­lier frig­ori­fique des entre­pôts Lidl situés à Rous­set où il tra­vail­lait, à quelques enca­blures de Mar­seille. Nico­las, son frère, a passé des heures à le chercher ce soir-là avant la funeste décou­verte. Depuis, celui-ci le dit sans détour, sa vie et celle de ses proches sont “bousil­lées”. Mais le mois dernier, après près de trois ans de nuits sans som­meil à faire des recherch­es et à échafaud­er des pro­jets, l’his­toire de son frère passe les portes de l’Assem­blée nationale.

Une propo­si­tion de loi, présen­tée par le député La France insoumise de la Somme François Ruf­fin, porte sym­bol­ique­ment son nom. Elle vise à faire recon­naître le burn-out, l’épuise­ment nerveux par le tra­vail, comme mal­adie pro­fes­sion­nelle. Cette propo­si­tion de loi a été exam­inée en com­mis­sion par­lemen­taire le 24 jan­vi­er 2018, avant un exa­m­en dans l’hémi­cy­cle le 1er févri­er. Comme prévu, cette propo­si­tion de loi a été rejetée, par une motion préal­able coupant court au débat. Mais ce sur­gisse­ment dans les débats par­lemen­taires est une pre­mière étape franchie.

Recon­naître le burn-out comme mal­adie pro­fes­sion­nelle
“On ne pen­sait pas y arriv­er”, con­fie Christophe Polichet­ti, syn­di­cal­iste CGT et ancien col­lègue de tra­vail de Yan­nick San­sonet­ti. “Après le décès, on a pris con­tact avec Nico­las, on a appris à se con­naître. Ça me tenait à cœur de men­er ce com­bat, il a trou­vé l’idée bonne et en a par­lé avec sa famille”. Tous deux ont donc allié leurs douleurs et jeté leur énergie dans l’e­spoir de voir un jour le mal qui a touché Yan­nick San­sonet­ti être recon­nu par le lég­is­la­teur comme la con­séquence d’un cadre de tra­vail inhu­main. “Je ne me focalise plus sur le cas de mon frère. Pour nous, c’est fini. Quand on voit les infos, ce qui se passe dans beau­coup d’en­tre­pris­es, on se dit que d’autres Français vont vivre la même chose, on peut sauver des vies. Il faut qu’il y ait une prise de con­science”, pose Nico­las San­sonet­ti.

Christophe Polichet­ti, syn­di­cal­iste CGT, a rejoint le frère du défunt dans son com­bat pour lever le tabou du burn out. (LC)

L’ob­jec­tif final : faire en sorte que le coût d’un arrêt de tra­vail lié à un burn-out pèse sur les coti­sa­tions des entre­pris­es, et non du con­tribuable via la sécu­rité sociale, comme c’est le cas pour les acci­dents et mal­adies liées au tra­vail. “Quand vous êtes en burn-out, c’est pas à la col­lec­tiv­ité de pay­er, c’est à l’employeur”, résume Christophe Polichet­ti. Fait plutôt rare, le sui­cide de Yan­nick San­sonet­ti a d’ailleurs été rapi­de­ment recon­nu comme acci­dent du tra­vail. “Aujour­d’hui, l’employeur n’a qu’une respon­s­abil­ité très lim­itée. Recon­nu comme un acci­dent du tra­vail, cela représen­terait une hausse, certes min­ime, de leurs coti­sa­tions”, détaille Nico­las San­sonet­ti.

Le coup de pro­jecteur Cash inves­ti­ga­tion

Si leurs pre­mières ten­ta­tives de ren­dre pub­lic ce pro­jet se sont can­ton­nées aux colonnes de la presse locale, un énorme coup de pro­jecteur médi­a­tique a changé la donne. “Un an après sa mort, j’ai fini par pren­dre des vacances, j’é­tais vidé. On m’ap­pelle pour me dire qu’une jour­nal­iste de France 3 voudrait me join­dre, se sou­vient Christophe Polichet­ti. Je remets à plus tard. À mon retour, je l’ap­pelle, et c’é­tait Sophie Le Gall”. Au télé­phone, la jour­nal­iste recon­naît qu’elle tra­vaille en fait pour le mag­a­zine Cash inves­ti­ga­tion.

Quand j’ai enten­du ça, c’é­tait comme dans un film des années 1960, avec la lumière qui tombe sur le per­son­nage et les trompettes qui son­nent”, sourit le syn­di­cal­iste. Il ne s’y trompait pas. Dif­fusé en sep­tem­bre 2017, le reportage, qui traite des pra­tiques man­agéri­ales de Lidl, provoque une onde de choc, et l’his­toire de Yan­nick San­sonet­ti y prend une place impor­tante. Pour la pre­mière fois depuis son sui­cide, son frère prend la parole publique­ment. “Avant ça je ne voulais pas témoign­er, les médias, la poli­tique, c’est pas mon truc. Mais au point où on en est…” con­fie-t-il. L’émis­sion a créé un rap­port de force, un poids nou­veau. Quand on sol­licite un ren­dez-vous, c’est mieux de dire “Cash inves­ti­ga­tion” que “je suis le frère de X””. Le tan­dem est depuis régulière­ment sol­lic­ité, que ce soit par des familles, des salariés vivant des sit­u­a­tions sim­i­laires, des asso­ci­a­tions mais aus­si des poli­tiques.

Nico­las San­sonet­ti, devant l’en­tre­pôt où est décédé son frère. (Cap­ture d’écran Cash inves­ti­ga­tion)

Nico­las San­sonet­ti, qui tra­vaille dans l’im­mo­bili­er, est devenu très au fait du phénomène, à ses yeux “socié­tal” de l’épuise­ment pro­fes­sion­nel et de sa jurispru­dence. “Avant, j’en entendais par­ler, sans plus, avec l’af­faire Orange… On ne se rendait pas compte de ce que ça pou­vait être”. Christophe Polichet­ti, tou­jours chauf­feur-routi­er pour Lidl, a lui vu le mal-être s’in­staller dans l’en­tre­prise à la faveur d’une nou­velle stratégie, qui s’est lancée en 2014 dans une course effrénée pour égaler les géants de la grande dis­tri­b­u­tion.

On a détru­it des gens”
“Je suis entré en 1993. Ça n’é­tait déjà pas sim­ple, les horaires changeaient tous les six mois, les références aus­si, c’é­tait des con­di­tions dan­tesques dans les anciens entre­pôts vétustes. Mais les gens venaient avec le sourire”, se sou­vient-il. Le change­ment de posi­tion­nement du groupe entraîne un change­ment d’équipe à la direc­tion régionale, et plus rien ne restera de cette atmo­sphère. “Ça a licen­cié à tout va. On a détru­it des gens, des familles”. Il par­le aus­si de pra­tiques “d’hu­mil­i­a­tion”.

Aujour­d’hui, même après le décès de Yan­nick San­sonet­ti, même après Cash inves­ti­ga­tion, il se fait régulière­ment du souci pour des col­lègues au bord du gouf­fre. Il évoque notam­ment de nom­breux per­son­nels en arrêt mal­adie, le cas d’un “cadre qui me fait peur, qui se sent inutile”, ou un autre salarié qui lui con­fie avoir pen­sé à “pren­dre sa voiture et fon­cer dans le mur” mais aus­si une ten­ta­tive de sui­cide récente, sur les toits de l’en­tre­pôt. Pour lui qui en a fait son cheval de bataille, meur­tri de n’avoir “rien vu” lorsque Yan­nick était encore vivant, le sujet reste com­plète­ment tabou. Si Lidl, explique-t-il, a lancé le pro­jet de groupes de dis­cus­sion entre salariés pour faire retomber la pres­sion après la dif­fu­sion de l’émis­sion, “il aurait fal­lu le faire plus tôt”. Con­tac­té, le groupe Lidl n’a pas don­né suite à nos sol­lic­i­ta­tions.

François Ruf­fin comme porte-voix

Mais si l’émis­sion d’Élise Lucet aura offert à la sit­u­a­tion des salariés un éclairage médi­a­tique excep­tion­nel, c’est désor­mais sur le plan poli­tique que l’his­toire de Yan­nick San­sonet­ti va être enten­due. Alors que tous deux parta­gent une cer­taine aver­sion pour les hommes poli­tiques, ils ont trou­vé en François Ruf­fin, le député et jour­nal­iste de La France insoumise, un porte-voix qui leur con­vient. Après une pre­mière prise de con­tact, avant la dif­fu­sion de l’émis­sion de France 2, Christophe s’est ren­du à Paris pour échang­er en présence d’une avo­cate spé­cial­isée dans le droit du tra­vail, et a fait part de son idée d’in­scrire le burn-out dans le tableau des mal­adies pro­fes­sion­nelles. Le député fait le réc­it de la ren­con­tre sur son site.

J’avais une petite niche avec la pos­si­bil­ité de pass­er un texte”, explique François Ruf­fin à Mars­ac­tu. “Ils m’ont dit qu’ils voulaient une loi San­sonet­ti, j’ai dit d’ac­cord. C’est un cas non seule­ment trag­ique, mais aus­si la chronique d’une tragédie annon­cée, alors que d’autres cadres avaient déjà craqué un par un”. Christophe sera ensuite audi­tion­né à l’Assem­blée – « lieu impres­sion­nant » — avant une vis­ite du député sur place, à Rous­set, début jan­vi­er, pour y ren­con­tr­er cer­tains cadres de l’en­tre­prise en vue d’étof­fer son rap­port.

Juridique­ment, on ne peut pas don­ner un nom pro­pre à une propo­si­tion de loi, mais offi­cieuse­ment, c’est son nom. Je ne sais pas com­ment le remerci­er”, s’émeut Nico­las San­sonet­ti qui se réjouit avant tout du fait que le sujet arrive aux oreilles des par­lemen­taires. La propo­si­tion de loi, dont ont débat­tu les députés en com­mis­sion des Affaires sociales, reprend les argu­ments du duo : qu’on recon­naisse ces patholo­gies comme mal­adies pro­fes­sion­nelles, et elles seront pris­es en charge par la branche « Acci­dent du Tra­vail — Mal­adie Pro­fes­sion­nelle » (AT_MP), financée à 97 % par les coti­sa­tions des employeurs. Les entre­pris­es aux pra­tiques néfastes se ver­ront pénal­isées, leurs taux de coti­sa­tions AT/MP aug­men­tant. Sera ain­si appliqué le principe, de bon sens, du « pol­lueur-payeur ».

Je ne me fais pas d’il­lu­sions pour ce coup-ci, admet­tait François Ruf­fin juste avant son pas­sage devant l’Assemblée Nationale, mais c’est une façon d’en­fon­cer une porte”. “Bien sûr, vu la majorité actuelle et la place de La France insoumise, elle a peu de chance de pass­er, mais elle passera un jour…”, recon­nais­sait aus­si le frère du défunt avant l’ouverture des débats à l’Assemblée. Il était, en revanche, présent le 1er févri­er au Palais Bour­bon, pour y enten­dre pronon­cer le nom de son frère et obtenir là, une pre­mière vic­toire.

Deux enquêtes toujours en cours

À ce jour, deux enquêtes sont en cours à la suite du sui­cide de Yan­nick San­sonet­ti. L’une devant la juri­dic­tion civile, le tri­bunal des affaires de sécu­rité sociale pour faire recon­naître une “faute inex­cus­able” de la part de Lidl. L’autre devant la juri­dic­tion pénale, et pour laque­lle la famille ain­si que la CGT se sont portées par­ties civiles. “Depuis la dif­fu­sion du reportage, un juge d’in­struc­tion a été nom­mé”, note le frère du défunt.

Nico­las San­sonet­ti est par ailleurs assez opti­miste sur l’is­sue de ces procé­dures, car deux enquêtes ont déjà appuyé l’idée que la pres­sion que subis­sait Yan­nick San­sonet­ti au tra­vail fai­sait par­tie des raisons de son pas­sage à l’acte. C’est en effet la con­clu­sion implaca­ble de l’en­quête de l’in­spec­tion du tra­vail ren­due en sep­tem­bre 2017, révélée par La Provence, et qui pointait “agisse­ments répétés de har­cèle­ment moral (…) ayant eu pour effet la dégra­da­tion de ses con­di­tions de tra­vail, de com­pro­met­tre son avenir pro­fes­sion­nel et d’altér­er sa san­té men­tale”.

Un autre rap­port d’ex­perts réal­isé pour l’en­tre­prise par le cab­i­net Catéis et ren­du en mars 2016, obser­vait de la même façon que le salarié était placé “dans une sit­u­a­tion d’échec per­ma­nent” en rai­son d’une charge de tra­vail intense et [d’] un cumul d’injonctions inat­teignables”. Une analyse qui “manque d’ob­jec­tiv­ité et d’im­par­tial­ité”, estime le groupe Lidl dans une réponse au rap­port que Mars­ac­tu a pu con­sul­ter.

Lisa Castelly pour Marsactu

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